Portrait de Patrick Zachmann
Parmi tous les pays où la question de l'identité se pose, vous avez choisi la Chine. Qualifieriez-vous ce choix comme un appel ou comme un coup de cœur ?
Plutôt comme une fascination. J'étais jeune en 1982. J'avais envie de découvrir le monde, et j'avais des clichés en tête sur la Chine et tous les fantasmes que cela peut générer pour un Occidental. Cela a commencé avec le cinéma chinois – c'est comme ça que je suis rentré en Chine – et cela a effectivement basculé sur une recherche plus profonde, sur l'origine de l'immigration chinoise. Je me suis un peu pris au jeu de ce pays, cette culture, des gens, leur façon de penser qui est très différente de la nôtre, le rapport qu'ils ont à l'étranger, à la notion d'étranger, à l'autre… Et là, je crois que je me suis mis au défi de me faire accepter, d'aller le plus loin possible, d'aller au cœur des choses et de m'apercevoir sans doute que c'était une illusion. Lorsqu'on n'est pas Chinois, on n'est pas accepté, on est tout le temps vu malgré tout comme un « long nez ». Voilà pourquoi j'avais appelé mon premier livre W. ou l’œil d’un long-nez.
Cette exposition et ce livre seraient-ils finalement le constat du temps passé ?
Oui, il y a toute une partie de la Chine, montrée en noir et blanc, qui n'existe plus. On y trouve plein de photos qui correspondent à la fin de cette Chine ancestrale, agraire, avec des villages assez préservés, des petites maisons en bois, beaucoup de vélos et très peu de voitures. Tout a changé bien sûr. Il y a évidemment aussi une pointe de nostalgie. Dans le titre même So long China, c'est cette idée-là, même si la deuxième partie traite plutôt de la Chine moderne à travers mon travail récent de 2000 à 2015, dans un style plus contemporain, en couleur. Elle m'aide à faire un retour parfois sur le passé, avec la série Retour à Wenzhou où je reviens 16 ans après aux mêmes endroits. Je refais les mêmes photos, j'essaie de retrouver les mêmes angles, etc. Je retrouve les gens et je les photographie.
Il est intéressant d'avoir placé le tremblement de terre de Sichuan (2008) à côté de Tian'anmen (1989). Ce sont les deux grands séismes de Chine.
Oui, c'est un peu osé. C'est une façon de redonner de l'importance à Tian'anmen. Il s'agit d'un vrai séisme psychologique, pour les gens, c'est toujours tabou. Aujourd'hui encore, c'est censuré, des gens vont même en prison et sont arrêtés régulièrement un peu avant la date du 4 juin. Les autorités commencent à tout sécuriser, à obliger des dissidents à rester chez eux, etc. Il y a eu une telle propagande que les nouvelles générations ne sont même pas au courant de ce qui s'est passé.
Place Tian’anmen. Pékin, mai 1989
© Patrick Zachmann / Magnum Photos
Cela a dû beaucoup diviser les générations, même au sein des familles ?
C'est assez difficile à dire. Je pense que certains parents pouvaient comprendre les jeunes, parce qu'en fait, contrairement à ce qu'on a pu penser, ils n'étaient que réformistes. En général, ils étaient membres du Parti Communiste, et ne voulaient ni faire la Révolution, ni renverser le régime. Ils voulaient le réformer, avoir plus de liberté, plus de démocratie et ils étaient pacifistes. Mais je pense surtout que dans les familles, on n'en parlait pas.
Cette intimité que l'on trouve dans vos photos, est-ce pour éviter de se heurter à ces faux-semblants, à ces non-dits ?
C'est pour ne pas accepter l'image qu'on voudrait nous donner, cette image un peu lisse et quelques fois mensongère. L'Occident est extrêmement complaisant vis-à-vis de ce pays. Les gens pensent que ce n'est pas vraiment un régime totalitaire, alors que c'est une vraie dictature. Mais l'apparence de vie normale, d'un pays en plein boum économique, est très forte. D'un côté, on a les intérêts financiers et économiques, de l'autre côté un mythe politique. On nous donne à voir une réalité qui peut se révéler en partie fausse, parce qu'il manque tout ce qu'il y a derrière. Il est légitime d'essayer de creuser et de ne pas être complaisant ou naïf, et d'essayer de démêler un peu le vrai du faux. En Chine, l'apparence est essentielle. C'est très pesant. Les Chinois vont cacher beaucoup de choses, soit par timidité, soit par pudeur ou par leur éducation. J'ai appris à les décoder, par des petits détails, des petites nervosités sur le visage, et dans le paysage c'est pareil.
Avec votre série Faux-semblants, vous essayez de montrer au public cette barrière entre le vrai et le faux ?
Les faux-semblants sont intéressants symboliquement. Ils entourent même les grands chantiers de construction dans les grandes villes. Ils placardent des énormes panneaux où sont imprimés des images virtuelles de ce qui va être construit avec tellement de précision, que parfois on pourrait croire que c'est vrai de loin. J'ai joué là-dessus, surtout dans l'exposition avec les grands tirages. Après, je me suis intéressé à ce qu'il y a derrière. J'ai travaillé pendant plusieurs années sur les Mingongs, ces paysans pauvres qui quittent leurs villages pour les grandes villes afin de trouver du travail et qui sont traités comme des esclaves modernes. Pendant longtemps, il n'y a pas eu de limites à cette exploitation, alors que l'on est censé être dans un pays communiste. Cette série est bien la métaphore de l'apparence : tout est joli, rigolo, coloré, mais on peut basculer dans une réalité sociale vraiment misérable. C'est l'enfer pour ces gens.
Revenons brièvement sur Tian'anmen, vous étiez vraiment au cœur des évènements. Qu'est-ce que vous avez pu ressentir dans un tel moment ?
Coïncidence, j'étais l'un des premiers Occidentaux à être sur la place. J'ai tout de suite compris que l'on était en train de vivre un moment historique. Quand je suis arrivé, c'était le premier ou le deuxième jour de la grève de la faim des jeunes et des étudiants, j'ai vu quelques petits attroupements. Je savais que ce n'était pas normal parce que c'est interdit. Ensuite, il y a eu un déferlement de manifestants venus exprimer leur solidarité. C'était fort et très émouvant. J'étais assez jeune, donc je me sentais proche et eux aussi je pense. Je me suis beaucoup projeté, investi, et émotionnellement, cette expérience m'a marqué, d'autant qu'ils étaient pacifistes. Ils voulaient seulement plus de liberté, un autre mode de vie. Par rapport à cette éducation où l'on ne se révolte pas, où l'on ne crie pas… et bien là, tout d'un coup, c'était le contraire ! C'était extraordinaire, parce que cela me montrait un autre visage de la Chine. Quand il y a eu la répression – que j'ai vécue depuis Paris – cela a été un choc. Personne ne s'attendait à une telle répression. Les leaders étaient déjà partis et se cachaient depuis longtemps, une dispersion par la police aurait été suffisante. Mais l'armée ! Avec des tanks ! C'était insensé ! Et cette brutalité, le visage horrible de ce régime qui réapparaît m'a vraiment choqué. J'ai pensé à tous les jeunes que j'ai connus, en me demandant effectivement ce qu'ils étaient devenus…
Vous avez aussi pu pénétrer dans l'enclave chinoise à Hong Kong, Kowloon City. Comment a-t-il été possible de s'y rendre et d'y photographier ?
À l'époque c'était difficile. Personne ne voulait y aller, cela faisait peur et il s'y était développé tous les trafics possibles et inimaginables. Comme cette enclave appartenait à la Chine communiste, la police de Hong Kong n'avait pas le droit de rentrer. C'était une zone de non-droit, et néanmoins assez fascinante et très cinématographique. Mon guide franco-chinois W ne voulait pas m'accompagner ni que j'y aille car c'était trop dangereux. Au bout d'un moment, je lui ai dit que j'irai quand même. Il a passé quelques coups de fil et finalement on y est allé ensemble. Il y avait un jeune qui nous attendait et qui nous a guidés. J'ai appris plus tard que c'était un membre des Triades. À l'intérieur, Il y avait des regards partout, mais c'était extraordinaire. J'y suis retourné plusieurs fois, puisque j'avais pu me faire quelques contacts. J'ai proposé à Geo Allemagne de faire un projet sur les Triades. Il y avait une association caritative chrétienne tenue par une Anglaise, qui essayait de désintoxiquer des héroïnomanes par la religion. J'ai été la voir, elle a bien aimé mon projet, et j'ai pu photographier par ce biais-là.
Justement, sur votre image de ce jeune héroïnomane de la Triade, l'avion en l'arrière-plan a quasiment autant d'importance, sinon plus, que le premier plan finalement, non ?
Je ne dirais pas « sinon plus », mais « autant » peut-être. J'aime bien photographier la complexité humaine. J'essaye d'avoir une certaine proximité avec les gens en premier plan et au second j'intègre l'environnement. L'arrière-plan est presque plus photographique que le premier si on parle d'instant décisif. Je veux plutôt travailler sur des moments décisifs. L'anecdote, l'esthétisme en lui-même, l'art pour l'art, ne m'intéressent pas. J'aime bien combiner le contenu avec la forme. Cette photo en est un bon exemple. J'ai ce premier plan de Assaï, qui correspond à un moment parce que cela m'a pris du temps. Derrière, en revanche, j'essaie de composer l'image de la façon la plus parfaite possible, avec l'avion que j'ai placé entre des antennes, ce qui n'a duré qu'un instant. Aussi parfois, je combine un moment et un instant. Il est vrai que souvent l'instant est derrière.
Pourquoi cette combinaison ?
Ce qui m'intéresse, c'est d'essayer d'atteindre une vérité, quelque chose même d'un peu universel, même si c'est à travers des histoires très spécifiques. Je crois que c'est Diane Arbus qui disait ça : « Plus on est spécifique et plus on devient universel ». Et c'est très juste. C'est aussi mon but, essayer d'arriver à une universalité pour que les gens puisse se projeter et s'identifier.
Pékin, 2005
© Patrick Zachmann / Magnum Photos
Pour rester sur l'aspect technique de votre travail, vous avez quitté le noir et blanc au profit de la couleur. Est-ce la suite logique de l'évolution du pays ?
L'intérêt dans trente ans de travail est qu'il est à la fois une évolution de la Chine ET une évolution de ma photographie. Je passe effectivement à la couleur dans les années 2000, au moment où je découvre la nuit en même temps que les boutiques, les néons à tout va, des couleurs extravagantes, artificielles, et puis une vie nocturne de plus en plus trépidante. puisque sous Mao Zedong et le début des années 1980 sous Deng Xiaoping même, il n'y avait pas vraiment de vie nocturne, de bars, de boutiques, de couleurs… Même les femmes étaient un peu dépossédées de leur féminité : elles ne pouvaient pas s'habiller comme elles voulaient, contraintes de porter le costume Mao, elles n'avaient pas le droit de se maquiller… J'avais décidé de m'éloigner du reportage. Cela ne m'intéressait pas de documenter sur la vie nocturne en Chine, même dans les villes, mais je voulais capter des atmosphères, des lumières, des couleurs, des émotions avec des silhouettes, des gens, mais d'une façon plus distanciée.
Le passage à la couleur a-t-il été la motivation de ce diptyque de Wenzhou entre l'ancien et le moderne – la comparaison se fait par la présentation –, quand vous avez retrouvé des lieux, des personnes ?
Le sujet est évident, mais rarement approprié par des artistes. Il s'agit plutôt d'un truc de carte postale. Là, je trouvais cela juste de le faire étant devant un pays qui allait si vite dans ces bouleversements. Quelques fois, je revenais deux ans après dans la même ville sans reconnaître un quartier. Ils rasaient tout et construisaient à une vitesse vertigineuse. J'ai voulu les réunir en diptyque parce que j'aime bien raconter des histoires. Trouver une cohésion, une cohérence visuelle entre ces images est beaucoup plus difficile que de faire seulement une belle image. Ne pas me répéter est presque une obsession. Il y a beaucoup d'artistes qui finissent par ennuyer. C'est la raison aussi pour laquelle je suis passé du noir et blanc à la couleur. Je faisais des photos que j'attendais ou que je savais faire. J'ai également changé de format, ce qui est une façon de changer de point de vue et de me forcer à regarder un peu autrement pour m'étonner moi-même.
Vous avez souvent exprimé votre frustration de ne pas être totalement intégré dans cette Chine que vous avez visitée de nombreuses fois. Mais la Chine n'est-elle pas aussi restée étrangère pour vous ?
C'est lié. Si j'avais été plus intégré, elle serait devenue moins étrangère. Mais j'ai été beaucoup frustré, je me suis senti souvent exclu. Je n'avais pas les bonnes informations, je n'arrivais parfois pas à obtenir celles que je voulais. On me disait le lendemain que l'évènement s'était passé la veille alors que j'avais demandé à pouvoir le photographier. On voulait m'écarter, parce qu'ils n'avaient pas envie d'un outsider chez eux. Mon but était de me faire accepter et de leur apporter quelque chose, qu'il y ait un échange. Mais ils vous font comprendre que comme vous n'êtes pas Chinois, vous ne pouvez pas avoir accès à cette situation-là. C'est pour cela que mon travail a duré longtemps, je me suis entêté. Le rejet de l'autre est quelque chose que je rencontre souvent mais que je ne supporte pas, donc je travaille beaucoup dessus.
Cela vous donne-t-il une sensation d'inachèvement de votre travail, ou est-ce que cette distance n'était-elle pas en même temps un garde-fou ?
Sur la Chine et sur les Chinois, j'ai cette sensation d'avoir été aussi loin que je pouvais, avec les limites qui sont les miennes. Je ne parle pas chinois, je n'ai pas vécu là-bas non plus tout le temps. Je voulais quand même rester un petit peu en retrait tout en étant dedans. J'ai clos ce long travail à ma façon, avec cette série des portraits des jeunes et des grands-parents. C'est une façon de marquer le temps et de montrer cette accélération historique, à travers la confrontation visuelle de jeunes et de vieux de la même famille. Il n'est pas facile de convaincre des jeunes ET des vieux de poser, de paraître dans des magazines ou être exposés dans un livre. Donc je conclus de manière à la fois intime, intimiste ET documentaire, puisque je parle de toute cette période de trente ans, de trois générations, en me disant que je ne peux pas tellement aller plus loin.
Ren Jiao Rong, dix huit ans, avec sa grand-mère Yang Xian Hua, soixante ans. Chuan Yuan. Yunnan, 2012
© Patrick Zachmann / Magnum Photos
Vous travaillez aujourd'hui sur un projet de film d'animation. Vous qui aviez déjà eu du mal à céder la place au numérique, comment abordez-vous ce projet ?
Ce projet me passionne, parce que c'est un enjeu artistique dans la forme même du film qui sera hybride. Il sera un mélange de prises de vues réelles et de dessins animés en film d'animation qui intégrera mes photos en noir et blanc. L'enjeu créatif est fort, et c'est une façon de revenir sur toute cette aventure particulière dans les années 1980. Le film est une fiction totalement infidèle à la réalité, où je reviens des années après pour revisiter cette histoire et cette interprétation de tout ce qui a été dit, des malentendus entre un Occidental et un Chinois… Là se profile aussi la question qui me taraude depuis longtemps sur l'échange, l'inégalité de l'échange entre le photographe qui prend et qui ne donne pas ou peu. J'ai fait attention à essayer de toujours donner une contrepartie quand j'ai commencé à réaliser cela – jamais de l'argent, plutôt autre chose – mais cela reste toujours inégal.
À l'occasion de l'exposition, la Maison Européenne de la Photographie organise un http://www.mep-fr.org/evenement/cycle-patrick-zachmann/". Une http://www.mep-fr.org/evenement/cycle-patrick-zachmann/" aura lieu le 27 avril 2016 (réservation http://www.mep-fr.org/evenement/cycle-patrick-zachmann/").
Propos recueillis par Annabelle Lafeuil