Portait d'ORLAN par SIPA
Vous avez utilisé la photographie noir et blanc à vos débuts, pour saisir notamment vos premières œuvres autour du corps, comme dans Corps-sculptures (1964-1967), ORLAN danse avec son ombre (1964-1967) ou Nu descendant l’escalier (1967). Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je ne suis pas une photographe, je suis avant tout une artiste, mais cela passe par la photo parfois. J'avais fait beaucoup de peinture et de sculpture avant, et à un moment je me suis dit que le corps était une sculpture très intéressante avec laquelle on pouvait faire des successions de sculptures. J'ai donc fait cette série Corps-sculptures où la plupart du temps mon visage est caché, soit par la pose soit par les cheveux ou un masque. L'idée, c’était de mettre en scène le corps et de lui enlever une identité pour qu'il ressorte comme sculpture.
C'était en même temps des mini performances, mais dans lesquelles j'arrêtais tout à coup un mouvement, une idée, une image de corps qui faisait sculpture, qui faisait œuvre, qui était extrêmement volontaire, élaborée, décidée. J'ai ensuite fait des choses un peu plus improvisées, comme dans ORLAN danse avec son ombre où là encore la pose cache l'identité.
ORLAN, Corps-sculpture, ORLAN accouche d'elle m'aime, photographie noir et blanc, 81x76 cm, 1965
ORLAN, Strip-tease occasionnel à l'aide des draps du trousseau, 1974 - 1975, 44 x 60 cm, Dix-huit photographies en noir et blanc chacune prises en 1974 et rassemblées en 1975
Vous avez poursuivi ce travail à travers la série Strip-tease occasionnel à l’aide des draps du trousseau (1974-1975), qui montre 18 photographies en noir et blanc prises en 1974 et rassemblées en 1975.
Il y a tellement d'a priori et de pressions, particulièrement sur le corps féminin, que travailler avec son corps en tant que femme me paraissait le meilleur moyen pour pointer ces a priori et pour faire sortir un certain nombre de tabous par rapport à la nudité. J'ai fait Strip-tease occasionnel à l’aide des draps du trousseau, sorte de performance photographiée, en partant d'une photo de moi très habillée et très volontaire, du côté de la sainte et de la femme intégrée religieusement. Et tout d'un coup, je me déshabille, jusqu'à citer l’histoire de l'art, la naissance de Vénus de Botticelli. Le tas de draps apparaît comme une chrysalide de laquelle on ignore quel corps va sortir. Mon idée, c'est qu'effectivement pour les femmes, le striptease est impossible parce qu'on est toujours revêtue d'images qui nous précèdent et dont on est incapable de se dévêtir.
Est-ce toujours le cas en 2016 ?
Oui je pense, même si l'idée du tabou par rapport à la nudité est plus ou moins forte et que les images sont parfois un peu différentes. J'aime faire mentir les belles formules dont tout le monde se sert. On a souvent répété et repris cette idée que la peau est ce qu'il y a de plus profond. J'ai donc voulu enlever cette peau, ce dernier habit, cette dernière interface avec le monde, pour voir ce qu'il se passe quand effectivement je fais un autoportrait en écorchée, entièrement fabriqué en images 3D, comme dans La liberté en écorchée (2013).
Mais si la peau peut s'enlever, elle s'ajoute aussi parfois, comme dans votre série Peau d'âne (1990). Ce conte semble incarner à la fois votre résistance au patriarcat, mais aussi cette obsession du changement de peau.
Oui absolument. Peau d’âne est un conte philosophique et psychanalytique : pour échapper au royaume du père, il faut changer de peau. Et c'est en obtenant la peau de l'âne qu'elle arrive à se sauver de ce royaume du père. Cela a aussi à voir avec toute mon histoire.
ORLAN, Peau d’âne, 1990
Les séries autour de la self-hybridation ont émergé autour de 1994, sont-elles le prolongement de votre travail autour du moi et des métamorphoses possibles ?
Pour comprendre ce travail, il faut d'abord expliquer ma démarche : la première partie de mon travail questionnait d'une façon critique la culture occidentale et l'iconographie chrétienne, ensuite il y a eu les opérations chirurgicales qui ont agi comme une charnière, et la dernière partie, que l'on pourrait qualifier de « postopératoire », a effectivement été le début du travail avec l'autre, avec la culture non occidentale.
Je suis allée travailler au musée d'anthropologie de Mexico. En partant de la statuaire, j'ai ajouté ma nouvelle image à l'intérieur de cette photo pour créer des sortes d'êtres mutants qui viennent de la pierre et de la terre, comme la sculpture. Mes hybridations sont toujours celles de deux civilisations, mais aussi de deux pratiques artistiques. La photo digitale se mélange à la statuaire, à la photo ethnographique, donc argentique, pour les hybridations africaines, ou à la peinture de George Catlin pour les Amérindiennes.
ORLAN, Défiguration-Refiguration, Self-hybridation n°17, Self-hybridations précolombiennes, Cibachrome Photography, 100 x 150 cm, 1998
ORLAN, Refiguration / Self-Hybridation, série indienne-américaine #11 :
portrait peint de La-dóo-ke-a, Buffalo Bull, un grand guerrier Pawnee, avec un portrait photographique d’ORLAN, 2006, Photographie numérique, 152,5 x 124,5 cm
Quant aux self-hybridations de l'Opéra de Pékin (2014), elles sont faites à partir des masques de l'opéra chinois. Ce qui m'a intéressée, c'est que les femmes y étaient interdites, et que les hommes jouaient le rôle des femmes. J'ai donc décidé de faire une exposition où les œuvres sont tout à fait normales ou presque. Il y a un plus, un secret pourrait-on dire, car si vous avez téléchargé le logiciel Augment et que vous les scannez, je surgis en avatar 3D de l'oeuvre !
ORLAN, Self-hybridation Opéra de Pékin N°1, photographie couleur, 120 x 120 cm, 2014
A ce propos, quel rôle a joué l'appropriation de l'outil numérique dans votre travail ?
Je ne vois pas pourquoi je refuserais mon époque et la vie que je vis ! Je peux m'éclairer à la bougie si je veux, où alors m'éclairer grâce à mon ordinateur ou à une torche sortie de mon téléphone. Ce que j'aime, c'est être en phase avec mon temps, comprendre mon époque, tout en gardant une distance critique.
C'est aussi une manière d'interroger ce qu'il se passe dans les galeries, parce qu'il a été très difficile d'y introduire la photographie, et c’est maintenant encore plus compliqué d'y introduire la vidéo et tout ce qui est numérique. Cela paraît assez bizarre à notre époque, parce que tout le monde a un téléphone dans sa poche et que l'on est entouré par la technologie. Mais les collectionneurs ne veulent voir que de la peinture et du dessin dans les galeries. Ce décalage et cette espèce de résistance me paraissent très étranges.
Alors que la réaction du public est plutôt enthousiaste...
Quand j'ai présenté les self-hybridations de l'Opéra de Pékin à la FIAC, il y avait une émeute ! Cela crée un lien extraordinaire entre les gens, parce que vous pouvez même vous photographier avec l'avatar et vos amis, et l'envoyer ensuite par Internet. J'ai essayé de faire cela pour créer des passerelles et faire en sorte qu'il y ait moins de résistance par rapport aux médiums de notre temps.
Et cette création de passerelles semble avoir toujours été importante pour vous. Dans Le Baiser de l’Artiste, présenté à la FIAC en 1977, il y avait déjà cette interaction avec le public ?
Oui, absolument. En fait, cette oeuvre illustrait un texte intitulé Face à une société de mères et de marchands (NDLR : texte écrit avec Hubert Besacier), et la première ligne convoquait au pied de la croix Marie et Marie-Madeleine, deux stéréotypes auxquels il est très difficile d'échapper quand on est femme.
Derrière une installation quasi ludique, vous posez des questions de fond sur la société.
Je déteste les œuvres décoratives, sans fond et sans attitude. Par rapport à ce qui s’est passé dernièrement à Paris et à tous les problèmes qu'il y a dans le monde, il me paraît vraiment obscène de ne pas en tenir compte et de continuer à faire des oeuvres désinvoltes, par rapport à la réalité et aux questions qui sont en scène actuellement. A travers mes œuvres, j'essaie toujours de dire des choses importantes pour notre époque. J'essaie toujours de décaler, de dérégler - comme je dérègle les règles de l'opéra de Pékin - de questionner en profondeur notre société.
L'humour reste-t-il néanmoins un fil conducteur de votre œuvre ?
Oui. Un fil, et un concept. J'ai fait une performance au Louvre en 1978 : http://www.orlan.eu/works/performance-2/". J'avais une robe en toile photographique me représentant nue, et j'enlevais le triangle des poils. Dessous, j'avais mes propres poils que j'avais coupés et recollés à la colle à postiche. Dans l'une de mes poches, j'avais une palette, comme une palette malade, avec du tricosteril, et je faisais semblant d'arracher des touffes de poil que je recollais sur la palette malade. Je me retrouvais avec le pubis nu et avec un pinceau que j'avais entre les dents et de la peinture noire, je repeignais les poils. C'était une performance qui se faisait devant les toiles où les femmes sont épilées. Elle ne durait qu'une minute, donc le temps que les surveillants avertissent leur supérieur hiérarchique et que tous les gardiens viennent évacuer les gens assis au sol, j'ai eu le temps de faire la performance. C'était formidable !
Votre Origine de la guerre (2011) ne manque d'ailleurs ni de force ni d'humour...
Mais tout de même dans L'Origine du monde, on a fait le pire de ce que l'on pouvait faire à une femme, en lui coupant la tête, les bras et les jambes ! C'est quand même l'oeuvre d'un serial killer, non ? Salement sadique. Donc moi j'ai voulu voir ce qu'il se passait quand on faisait la même chose à un homme. Qu'est-ce qu'il se passe avec l'autre versant de l'humanité ? Qu'est-ce qu'il se passe avec l'autre versant de l'art ?
Et qu'est-ce qu'il se passe avec le corps finalement ?
Tout mon travail porte sur le questionnement du statut du corps dans notre société via toutes les pressions culturelles, traditionnelles, politiques, religieuses et autres qui s'inscrivent dans les corps, dans les chairs, et particulièrement dans les chairs féminines. La beauté est une question d'idéologie dominante.
ORLAN, Self-hybridation africaine, Femme Surmas avec Labret et Visage de Femme Euro-Stéphanoise avec bigoudis, 125 x 156 cm, photographie couleur, 2002
Dans les Self-hybridations Africaines, cette femme africaine avec ses labrets ne peut qu'être réjouie et sûre de sa séduction au sein de sa tribu et de son époque. Elle sait effectivement qu'elle est séduisante ainsi parce qu'on lui a donné l'ordre depuis toute petite de porter des labrets et qu'on a dit aux hommes de sa tribu que plus les femmes avaient de grands labrets, plus elles étaient belles. L'idée, c'est qu'on est effectivement complètement formaté : on ne mouille et on ne bande que pour des modèles qui nous sont présentés.
Vous vous êtes d'ailleurs joué de ce « formatage » à travers cette oeuvre sur la naissance de Vénus de Botticelli (Self-Hybridation, Entre-deux, 1994).
Botticelli a fait avec des pinceaux ce que l'on fait actuellement avec Photoshop. Et moi, j'ai utilisé Photoshop pour déconstruire la beauté fabriquée par Botticelli. J’ai fait un travail de mélange avec mon visage et j'ai hurlé en même temps que la naissance de Vénus. Il a créé une idéalisation totale du corps et ce sont tout à coup des modèles auxquels nous, les femmes, devons ressembler. Si l'on n'y ressemble pas, il y a une humiliation complète. On ne peut pas plaire si l'on ne se conforme pas aux idées de la beauté du moment, d'une manière géographique et historique.
ORLAN, Self-Hybridation Entre-deux, photographie couleur dans un caisson lumineux, 120x160 cm, 1994
C'est aussi ce que vous avez cherché à démontrer à travers la chirurgie esthétique.
Oui, j'ai utilisé la chirurgie esthétique pour refuser le masque de l'inné, le fameux « s'accepter soi-même ». A l'heure où l'on a la possibilité de faire ce que l'on veut ou presque avec son corps, comme les greffes de visage, c'est d'un ridicule incroyable ! On pensait pourtant que c'était impossible, techniquement, mais aussi éthiquement, et qu'on n'aurait plus d'identité, alors qu'en fait, que l'on se colore les cheveux ou que l'on change la forme de son nez, on a toujours la même identité. Quand on touche au corps, supposément « sacré », on croit toujours que le ciel va nous tomber sur la tête et que l'on va être puni. Je trouve que l'on est déjà gravement puni toute notre vie puisque, comme le dit John Giorno, « LIFE IS A KILLER ».*
Propos recueillis par Emilie Lemoine
* « LA VIE EST UNE TUEUSE ». Pour signer la pétition d'ORLAN contre la mort, c'est parhttp://www.orlan.eu/works/performance-2/".