
I came to see the damage that was done © Ranka Delic
Portrait : Ranka Delić
La Bosnie-Herzégovine a été il y a à peine 20 ans le théâtre d'un des pires conflits de l'Europe contemporaine. Déchiré par des tensions ethniques et religieuses, le pays demeure scindé politiquement entre le canton de Bosnie-Herzégovine, au sud et à l'ouest, où vivent majoritairement les populations bosniaque musulmane et croate catholique, et la Republika Srpska, la partie serbe orthodoxe au nord et à l'est. Dans un contexte où la politique se perd en éternelles tergiversations au sommet d'un état corrompu (les dernières élections présidentielles se sont soldées, au bout de 6 mois de recomptage des voix, par l'élection de trois présidents : un par ethnie), le progrès social est freiné au niveau institutionnel et peu d'efforts sont mis en œuvre pour soutenir une politique culturelle neuve.
Heureusement, une nouvelle génération de Bosniens (nom donné à tous les citoyens de Bosnie-Herzégovine, indépendamment de leur appartenance ethnique ou religieuse), s'élève aujourd'hui en faisant les choses par elle-même, sans compter sur l'aide d'un état qu'elle maudit. Les activistes d'Okvir ont fait brûler le parlement il y a deux ans lors de manifestations contre un projet de loi visant à émettre des passeports propres aux ressortissants serbes de Bosnie.
Ainsi, Ranka Delić fait partie de celles et ceux qui ont souffert de la guerre, qui ont dû s'exiler mais qui ont refusé de se résoudre à l'inertie qui plombe aujourd'hui l'atmosphère de Sarajevo. Par sa photographie, elle cherche à faire poindre les fragments de vie qui sont au cœur de l'essence de ce pays mystique.
© Ranka Delić
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous exprimer à travers la photographie ?
C’est une question étrange. Je me considère davantage comme une « biker ». Quand je fais de la photo, je ressens la même chose que lorsque je fais du vélo. C’est une sensation de liberté essentielle pour moi.
J’ai d’abord commencé par étudier les beaux-arts au lycée, je me dirigeais vers la peinture. Mais lorsque le conflit a éclaté en Bosnie, j’ai dû m’exiler et interrompre mes études. J’ai opté plus tard pour la photographie, plus accessible et intuitive. Encore aujourd’hui, j’envisage mes photographies comme des peintures.
Ma ligne conductrice est un mariage entre la créativité et la vérité. Quand je regarde à travers l'objectif, je cherche deux choses : l'essence de l'objet et son authenticité. Mes photographies sont brutes. Je ne les retouche pas, car la vie réelle est l'apogée de l'art.
I am she, I am he, Color games, © Ranka Delić
Dans la série « Color Game », vous mettez en scène un homme et une femme recouverts de peinture noire. Est-ce un moyen de créer une confusion des genres ?
Oui tout à fait, c’était l’intention. Mais cette série est pour moi un travail raté. Je n’ai pas accompli ce que j’avais à l’esprit. Je voulais quelque chose de plus sensuel, et je souhaitais créer cette confusion du genre sans avoir recours à la peinture noire. Les circonstances ne m’ont pas aidée : j’ai été prévenue de cette commande au dernier moment par une galerie qui n’osait pas exposer des travaux contestataires. Les acteurs n’étaient pas non plus à même de se prêter à ce jeu. C’est pour cette raison que j’ai souvent recours aux autoportraits grâce auxquels je parviens à faire surgir les émotions.
Justement, votre série « Re-surfacing » présente des autoportraits dans lesquels vous jouez avec les reflets et le flou. Est-ce une distorsion du rêve et de la réalité ?
Sans doute puisque je vois ma vie à travers le prisme du rêve. Dans « Re-surfacing », on peut voir des fantômes, des esprits ou des fragments d’âmes. Par ces autoportraits, je m’envisage comme un embryon qui tente de se développer. L'embryon symbolise l'âme qui a été réprimée par le système matérialiste. À travers le miroir, l'âme « refait surface » de manière victorieuse.
Un des autoportraits s'intitule « The damage that was done » : « les dégâts causés » par la société et l'héritage de notre passé. Pour réparer ces dégats, il faut développer son côté spirituel et apprendre à se connaître soi-même. Notre âme doit grandir.
Embryo © Ranka Delić
« Refaire surface » : est-ce là le but de chacun d'entre nous ?
C’est le mien en tous cas. En vieillissant, je prends conscience de l’importance du spirituel dans nos vies. C’est difficile de trouver le bon équilibre entre le matériel et le spirituel depuis que j’ai un travail et que j’évolue dans la société. Le monde matériel est voué à l’échec et on en voit la fin. Je ne suis pas pessimiste, mais je sais qu’il est déjà trop tard. Comment ne peut-on pas s’en rendre compte en observant ce qui se passe ? Les gens sont perdus dans le matérialisme et l’art est devenu un produit de consommation. Peut-être y aura t-il un miracle, un changement ? Mais celui-ci ne pourra avoir lieu que lorsque chaque être humain sera éveillé. Tout le monde a ce potentiel, même la pire des personnes.
© Ranka Delić
La plupart des images sont prises en Bosnie. Ressentez-vous une dimension mystique particulière dans ce pays ?
Absolument ! Mais qu’on ne se méprenne pas, je vois du mystique partout où je vais. En Bosnie-Herzégovine, cette énergie existe depuis toujours et s’est construite au fil d'une histoire sanglante. Les religions et les nationalités s'entrelacent. Les conflits en Bosnie semblent éternels. L’atmosphère de ce pays est marquée à jamais par le désespoir qu’ont ressenti tous les Bosniens. Chacune de ces expressions de violence est incrustée dans l’air. Il est impossible de ne pas le sentir.
Les gens se protègent énormément aujourd’hui, ils se sont barricadés et n'expriment plus autant leurs émotions. Je cherche à retrouver l'essence de la Bosnie pour la faire ressortir en pleine lumière. Je retrouve mon pays dans ses désirs ardents, dans ses questions sans réponses, dans son immobilité tranquille et sa douceur. Ce pays est une récréation de contrastes, d’émotions, de mouvements et de couleurs.
Dreaminess Dancer © Ranka Delić
« In the presence of sadness » semble capturer les couleurs propres à votre ville. Quels sentiments la Bosnie et Sarajevo vous inspirent-ils ?
La question est complexe. Je suis née et j'ai grandi ici jusqu’à l’âge de seize ans. Mon développement spirituel a commencé à cette époque alors que le conflit éclatait. J’aime profondément Sarajevo mais la ville que j’ai connue dans mon enfance n’existe plus. La guerre a tout chamboulé. Quand j’allais encore à l’école, j’ignorais que mon meilleur ami était musulman par exemple. Je ne l’ai appris que bien plus tard quand il a été capturé. A la même période, je m’étais exilée et mon père avait été fait prisonnier puis torturé.
La manipulation nationaliste a détruit l’esprit de Sarajevo. La religion y est très présente. Nous devons dépasser tout ce qu’elle nous a inculqué : l’homophobie, le sexisme et le nationalisme. Le manque de liberté est finalement ce que je ressens le plus. Cela est dû au décalage entre ce que nous sommes, ce que nous ressentons et les processus de pensée hétéropatriachaux** dont nous avons hérité.
L'une des œuvres qui dépeint le mieux cette réalité sociale est « Dormitory room » qui présente un endroit confiné : un dortoir d’étudiants en Bosnie-Herzégovine. C’est une réalité de pauvreté saturée de tristesse, une survie dépouillée.
Dormitory Room © Ranka Delić
Quelles sont les aspirations de votre génération ?
Ma génération a vécu la guerre pendant l’adolescence. J’ai grandi en voyant des images de destruction, de sang et de désespoir. Nous essayions de trouver la foi, en vain. Cette guerre nous a rendu inertes et engourdis. Aujourd’hui les gens se sentent trop faibles, trop petits. Certains agissent cependant au niveau individuel. Je suis heureuse quand quelqu’un reconnaît les émotions que ma photographie délivre. Si cela permet de susciter quelque chose chez cette personne, alors je retrouve la foi.
Quels sont les défis quotidiens d’une artiste queer à Sarajevo ?
Je n’y pense plus, alors qu’auparavant mon identité de genre était un souci omniprésent. Ce qui importe le plus est ce que je ressens, ce que je renvoie aux autres et comment ils réagissent. Mon look et mon attitude pourraient me faire perdre mon emploi, je fais donc attention sans pour autant me mettre la pression. Je vis tel que je le souhaite malgré les risques encourus. C’est ce que la guerre m’a appris : ne jamais avoir peur, en aucune circonstance.
In the corner © Ranka Delić
Comment envisagez-vous votre activisme aujourd’hui ?
En tant que photographe, je souhaite pouvoir communiquer mes positions politiques sans avoir recours à la photographie documentaire et réaliste. Mais ici, on ne peut pas sensibiliser le grand public en faisant de l’abstrait. Je ne souhaite pas simplement montrer deux filles qui s’embrassent. Pourquoi devrais-je tomber dans un réalisme banal ? Je ne veut pas faire des photographies pour que les gens les aiment. Ce n’est simplement pas moi. Le réalisme est trop vague, privé de couleur et de sentiment. Par exemple, la photographie « In the corner » dit bien plus de choses sur l’activisme que des photos documentaires.
Dans la série « My life with my life », j’ai créé une oeuvre qui s’intitule « Amazon is born » : c’est un fragment divin de la vie d’une femme et une preuve de l’existence de l’unité : être un, transcendé par l’amour véritable. Les barrières du corps, du genre, de la sexualité tombent et fusionnent avec les éléments : le bois, la terre et l’air. Je souhaite transcender les identités.
Queer Woman © Ranka Delić
Ranka Delić a été publiée par le magazine National Geographic Serbie pour sa photo http://www.artflakes.com/en/products/stockholm-in-the-rain". Elle a également remporté en 2010 le http://www.artflakes.com/en/products/stockholm-in-the-rain" pour son cliché « Dormitory Room » et a été à plusieurs reprises exposée dans la galerie http://www.artflakes.com/en/products/stockholm-in-the-rain"de Sarajevo.
Retrouvez toutes les oeuvres de Ranka sur http://www.artflakes.com/en/products/stockholm-in-the-rain"
* Queer : Mot anglais signifiant « étrange », « peu commun », « bizarre ». Ce terme est apparu à partir des années 1980 pour regrouper les LGBT et toutes les personnes non-hétéronormées sous un même terme. Le mouvement queer est un mouvement politique et idéologique qui a pour but de lutter contre l’hétéropatriarcat.
** hétéropatriarchat : Système qui définit deux genres masculins et fémininins et imposent que ces deux genres aillent ensemble : c'est l'hétérosexualité obligatoire.