Joachim Trier
Il n’est jamais facile de présenter une nouvelle œuvre lorsqu’on a marqué les esprits avec sa précédente. En réalisant Back Home, Joachim Trier essaie de se défaire du fantôme de son deuxième film, Oslo 31 août. Film révélateur d’une jeunesse qui après avoir expérimenté le dérèglement de tous les sens, déchoit encore et encore pour atteindre une perdition froidement raisonnée, irrémédiablement tragique. Dans son nouveau film, Back Home, Joachim Trier continue d’explorer les confins de l’être humain à travers la reconstruction d’une famille, après le décès de la mère, photographe de guerre. Loin d’avoir choisi ce métier au hasard, le réalisateur norvégien revient sur sa découverte du photoreportage et de l’impact de l’image aujourd’hui…
Comment le projet Back Home est-il né ?
J’avais envie de raconter différentes histoires au sein d’une même famille. Dans Back Home, la perception particulière de chaque membre entraîne un conflit, car le père et ses deux fils sont incapables de s’accorder sur ce qu’est leur famille et notamment sur qui était la mère, décédée quelques années plus tôt.
Vous avez choisi une actrice française, Isabelle Huppert, pour incarner une mère photographe de guerre, tout comme Erik Poppe avait choisi Juliette Binoche dans L’Epreuve pour un rôle similaire, est-ce un hasard ?
Le personnage de la mère m’a été inspiré par la photographe française Alexandra Boulat, qui a travaillé dans les Balkans dans les années 90, mais aussi au Moyen Orient. Grâce à sa famille, Isabelle Huppert et moi-même avons eu accès à ses photographies. Nous avons pu les utiliser pour le film, ainsi que d’autres photos comme celles de Peter van Agtmael…
C’était important d’avoir un point de vue féminin. On m’a souvent dit que les femmes photographes dans le Moyen Orient ont accès à l’intimité des familles, à leur quotidien en temps de guerre, ce sont des histoires importantes que les photographes masculins ne peuvent pas raconter. Quand j’ai fait le casting de Back Home, je n’étais pas informé du film d’Erik Poppe avec Juliette Binoche. Je voyais à New-York beaucoup de photographes français et je voulais absolument travailler avec Isabelle Huppert.
Comment était-ce de travailler avec elle ?
Elle a été fantastique. C’est une icône et une de mes actrices préférées au monde. Pour le rôle, elle a parlé avec certains photoreporters et fait des recherches. Elle connaissait déjà la famille d’Alexandra Boulat ce qui lui a permis de mieux comprendre ce métier.
Back Home ©Jakob Ihre - Motlys AS
Votre film s’intéresse à la famille et à la question du souvenir. Pourquoi était-il important que la mère soit une photographe de guerre ?
C’est un métier qui m’intéresse beaucoup. Lorsque j’ai vu War Photographer (2001), le documentaire sur James Nachtwey, j’ai pensé qu’il s’agissait d'une vision extrême de l’ambition artistique. Premièrement, parce que Nachtwey est prêt à donner sa vie pour la réaliser. Deuxièmement, parce qu’il crée une esthétique très précise, même dans les pires conditions. Sans vouloir me comparer à un photographe de guerre, je me suis en parti retrouvé en lui car faire des films, c’est aussi sacrifier beaucoup.
Je me suis donc mis à lire sur le sujet, notamment Unreasonable behaviour - Risques et périls (2007), l’autobiographie de Don McCullin. Il m’intrigue particulièrement parce qu’il vient d’une époque révolue. En photographiant la famine en Inde ou la guerre du Viêt-Nam, il a montré des images terribles au monde entier, mais il a participé aux changements des politiques de l’Ouest. Il appartient donc à une génération de reporters qui pouvaient, grâce à la photographie, changer les choses. Aujourd’hui, avec l’afflux d’images violentes que nous connaissons, ce n’est plus imaginable. Don McCullin écrit aussi avoir ressenti de la culpabilité et s’interroge sur le bienfondé de ses images…
Une question d’éthique en somme…
Oui, je me souviens qu’en 2011, après les attentats d’Oslo, un quotidien avait mis en Une la photo d’un cadavre. Beaucoup ont été choqué. Pourtant, lorsqu’il s’agit de conflits étrangers, on n’hésite pas à montrer les corps morts. Peut-être devrions-nous leur montrer plus de respect…
Susan Sontag dans son livre fantastique Devant la douleur des autres (2003), mène une réflexion philosophique sur ce qui créée une image de guerre et sur ce qui la fait vivre. Ce livre m’a inspiré parce que, même si je réalise un film de fiction, je cherche à représenter, moi aussi, un sentiment profond et réel. Je ne veux pas plonger dans le sentimentalisme ou le sensationnalisme, j’essaie de nourrir une certaine complexité. C’est en me renseignant sur la photographie de guerre que j’ai compris que quelqu’un qui photographie ou filme une autre personne ne doit pas raconter d’histoires simples, ni réfléchir en terme d’antagonisme, mais en terme de multiplicité pour révéler toutes les facettes de la nature humaine.
Isabelle Huppert, Gabriel Byrne - Back Home de Joachim Trier
Réfléchir sur ce que l’on doit montrer ou non et sur la manière de le faire, c’est revenir à une réflexion sur la représentation ?
Les mêmes images peuvent signifient différentes choses pour différentes personnes, comme c’est le cas avec les souvenirs de la mère. Il me semblait aussi intéressant d’avoir ce jeune garçon (interprété par Devin Druid, NDLR ) , dont la mère est photographe de guerre, qui joue lui-même à des jeux vidéo de guerre. Pour le film, j’ai fait beaucoup de recherches sur les adolescents et j’ai discuté avec eux. Il m’a semblé comprendre que leur corps est une métaphore de ce qui se passe actuellement dans la société.
D’un côté, il y a ces gamines qui se prennent en selfie et qui ont besoin de passer par l’apparence pour comprendre qui elles sont. Elles ne sont pourtant que dans leur propre représentation et non pas dans l’être. D’un autre côté, il y a ces garçons qui s’enferment dans leur chambre pour jouer aux jeux vidéo et qui empruntent des corps virtuels : homme, femme, monstre, etc. Mais ils sont toujours dans une représentation, celle-là même qui nie le physique du corps puisqu’elle est synthétique.
Vous utilisez différentes formes d’images, venant de reportages, d’internet, de jeux vidéo, etc. Est-ce important de les mélanger dans un film et de les montrer au cinéma ?
En m’intéressant à une famille moderne, il est naturel de montrer la fragmentation qui existe entre les clips de youtube, les jeux vidéo et les photos de famille ou de guerre. J’essaie d’interroger formellement ce que sont les images. Il y a dans le film une séquence où la mère s’interroge sur ce que doit être une photo d’un enterrement d’enfant en Afghanistan. Elle se demande si elle doit raconter une histoire individuelle ou si elle doit réduire les personnes à leur place de victime et accepter de tomber dans le cliché tout en ayant pour but de transmettre une plus grande vérité. C’est un choix difficile.
Croyez-vous qu’il y ait une bonne réponse ?
Je crois que la réponse, c’est l’entre-deux. C’est ce qui fait une bonne photographie. Il faut construire une image respectueuse d’un individu tout en essayant de transmettre quelque chose qui le dépasse. Lorsqu’on est conteur d’histoire, comme un journaliste, un réalisateur ou un écrivain, on cherche cette combinaison entre l’individualité et l’universalité. L’entre-deux est juste là mais très difficile à atteindre.
Jesse Eisenberg, Devin Druid - Back Home de Joachim Trier
Pensez-vous qu’on puisse encore croire en l’image aujourd’hui ?
J’ai l’habitude de penser qu’il y a trop d’images, que nous sommes complétement dépassés, et qu’elles ne veulent plus rien dire. Mais en faisant ces recherches sur la photographie de guerre, j’ai vu beaucoup de photographies qui m’ont bouleversé. Pour être honnête, ce fut une période difficile parce que ces images m’ont habité. Donc elles peuvent encore transmettre une force et peuvent avoir un rôle important dans nos vies. C’est un sujet de discussion très important que le film essaie d’aborder. Mais la question qui se pose ensuite est celle de l’action : comment réagir en tant qu’être humain à leur violence ? Nous pourrions en parler pendant des heures…
Je sais que votre grand-père, Erik Løchen (réalisateur norvégien décédé en 1983), travaillait sur un projet de film à base d’images d’actualité. Serait-il intéressant de réaliser une œuvre semblable aujourd’hui ?
Oui, il travaillait sur un film où des images d’actualité apparaîtraient. L’idée était que ces images pourraient être remplacées tous les ans par d’autres images, mais que le film ferait toujours sens. Il pensait que l’actualité n’était qu’une répétition de notre manière de la regarder. C’est un peu polémique, mais très intéressant. D’une part, l’image change avec l’histoire, elle n’est pas fixée dans le temps, mais d’autre part il est très important de se rappeler que l’image est une création et de respecter ce qu’elle représente. Il y a beaucoup de journalistes dans le monde qui veulent faire au plus simple. Tout ce qui les intéresse est qu’on clique sur leur article pour avoir plus d’argent, on appelle ça le « capitalisme du clic »… Je crois que l’un des plus gros problèmes est de laisser ce genre de tendance dominer notre société, c’est terriblement dangereux.
Mais à côté pourtant, on a des mouvements comme le « slow media » ou « slow journalism »…
Oui, en France vous avez cela. Mais beaucoup de gens pensent qu’ils n’ont pas le temps pour lire ce genre de journalisme. Mais oui, nous pouvons espérer que cela change !