© Magali Lahely
Le prix Nadar est à la photographie ce que le Goncourt est à la littérature. Il est remis en collaboration avec le musée Nicéphore Niépce dont François Cheval, que vous connaissez bien, est le conservateur. Que signifie ce prix si particulier pour vous ?
Je suis très heureux d'avoir reçu ce prix. En dehors d'une récompense personnelle, je suis ravi de partager cette victoire avec les éditions Le Bec en l'air. Le prix Nadar est l'un des rares prix à récompenser le photographe et son éditeur, c'est une chose positive, car l'économie du livre photographique est loin d'être simple. Je suis heureux de voir que les choses bougent, et qu'on acte ce soutient aux éditeurs. Il faut savoir que ces gens vivent par passion, mais ne se payent pas avec cela.
Ce livre a été compliqué à réaliser. D'abord parce que je suis compliqué ! J'avais des exigences, comme travailler avec un graphiste anglais avec qui j'avais déjà collaboré, etc. Fabienne Pava du Bec en l'air a été patiente, et grâce à un long travail d'équipe, on est arrivé à gagner ce prix. Mais tout cela a été impulsé par François Cheval qui a soutenu mon projet dès 2009 : le musée Niépce a produit une grande partie du travail pendant deux ans. François est quelqu'un de très important dans la photographie contemporaine, et même s'il peut être l'objet de critiques, il a aidé de nombreux photographes sur deux générations. Et puis, tout le monde critique tout le monde... (rires).
© Bruno Boudjelal/Agence VU'
Les textes qui illustrent vos photos sont écrits par François Cheval. Pourquoi l'avoir choisi pour raconter les choses que vous aviez vues ?
Pour commencer, je voulais contraster avec le premier livre qui était très bavard. François n'a écrit que deux textes dans ce livre, un sur la photo documentaire en général, et un sur mon travail. Cela lui tenait à cœur. De plus, il y a un an, quand nous avons décidé de faire ce livre, j'ai relu mon carnet de notes prises en Algérie pendant ce dernier voyage. Ce que j'ai pu y lire était tellement dur que l'utiliser aurait presque été illégitime : ce n'était plus des mots mais bien des maux. Mon ami Sid Ahmed Semiane, journaliste et écrivain, devait également écrire un texte, mais cela ne s'est pas fait – une vraie histoire algérienne ! (rires).
© Bruno Boudjelal/Agence VU'
Dans Algérie, clos comme on ferme un livre, vous effectuez un grand voyage qui sert autant à rendre compte du pays, mais également à questionner vos racines. Pensez-vous que cette subjectivité de traitement a pu charmer le jury ?
A vrai dire, dans cet ouvrage, les racines sont déjà questionnées, grâce à mon premier voyage de 1993. Quand j'y suis retourné en 2003, j'ai pu faire la fameuse traversée du pays d'est en ouest, de la frontière tunisienne à la frontière marocaine. Pendant ce road-trip, deux choses me sont apparues. La première était le sentiment que mon travail de mémoire familial était terminé, essentiellement compris entre Alger et Sétif. La deuxième chose, qui m'a beaucoup perturbé, était de m'interroger sur ma légitimité sur ce territoire en dehors de la famille. Ce travail est inscrit dans une verticalité qui fait que mon travail ne sera jamais vraiment terminé, car il restera toujours un point d'interrogation.
Cette série avait pour but d'interroger mon rapport au pays, à travers plusieurs histoires – Frantz Fanon, les Harragas (passeurs en mer), le thème du détour-retour, etc. Il y a des parties très différentes, qui n'étaient pas toujours prévues, mais je ne suis pas quelqu'un qui sait conceptualiser en amont. Je travaille beaucoup par la pratique de l'accident car les choses se mettent en place toutes seules.
Quant au jury, je ne sais pas s'il s'agit juste de cette subjectivité. A mon avis, c'est une combinaison de plusieurs choses : mon travail, celui de l'éditeur, notre travail commun. Je pense également que mon sujet sur les Harragas, réalisé entre 2009 et 2010, a pu leur plaire car il est dans l'air du temps, malheureusement.
© Bruno Boudjelal/Agence VU'
Comment êtes-vous arrivé à lier l'histoire de Frantz Fanon et la vôtre dans cet ouvrage ?
Nos histoires se sont rejoint naturellement autour de l'identité en perpetuel mouvement dans un lieu commun, l'Algérie. Quand Frantz Fanon est arrivé en Algérie, il était noir, mais s'est considéré algérien jusqu'à sa mort, quelques années avant l'indépendance pour laquelle il a lutté.
Aujourd'hui, on dit aux enfants multiculturels que leur métissage est une chance. Mais il est très difficile de s'en rendre compte. Quand j'ai effectué mon travail sur les banlieues parisiennes, j'ai travaillé avec une classe de 4ème à la Courneuve. Les enfants me disaient « Je suis malien, Je suis marocain » mais ne connaissaient pas les histoires de leurs pays. On est dans une société qui ne donnent pas les clés pour appréhender cette situation : on nous demande l'effacement, alors qu'au contraire, il faudrait apprendre l'histoire de là où l'on vient pour être bien là où l'on est. Malheureusement, ce n'est pas la tendance actuelle. On est au milieu d'une situation confuse, et ces jeunes se construisent autour de cette représentation bancale et fantasmée.
Quand je suis parti en 1993, ce n'était pas pour faire des photos, mais pour découvrir et débloquer ma vie. Aujourd'hui, après 20 ans de recherche, je peux dire que je suis nourri de cette richesse bi-nationale. Et pourtant, tant en France qu'en Algérie, il y a toujours un moment où votre légitimité est remise en question. Voilà ce qu'est le métissage : apprendre à naviguer entre les deux.
© Bruno Boudjelal/Agence VU'
Vos photos sont souvent floues et peu voire pas cadrées. Cet effet est-il uniquement dû au fait qu'en Algérie vous avez souvent été amené à « voler » les clichés ou est-il devenu un parti pris qui fait votre patte ?
Il est vrai que cette forme photographique peut être un choix. Certains membre de l'agence VU' l'ont choisie. Pour moi, c'est arrivé entre l'accident et l'obligation, puis c'est resté.
Après mon premier voyage en Algérie, je me suis demandé si j'y retournerais, et si je continuerais à y photographier. A part l'espace de la famille où l'on est en sécurité, le reste est quasi inaccessible. Au départ, j'ai eu l'idée de prendre un appareil photo « gadget » pour pouvoir échapper aux contrôles de police. Il faut savoir que si on prend trop de temps pour cadrer, où si on flâne en cherchant la bonne photo, on se fait arrêter et questionner. De même pour les photos à travers les vitres et les pare-brises : ce n'était pas pour donner un effet, mais parce que j'avais peur.
En 2003, à la fin de cette série, je pensais de manière naïve que ma photo changerait, puis j'ai traversé l'Afrique du nord au sud et cela est resté. Ma manière de travailler est liée à cette pratique de la non-photographie en Algérie, elle est porteuse de mon échec, de mes doutes, de mon incapacité. D'ailleurs, quand je présente mon travail aux Algériens, comme au Salon du Livre, 8 personnes sur 10 me demandent pourquoi je fais un livre de photos ratées ! (rires). C'est une histoire de pédagogie, les gens sont habitués à voir le pays vu du ciel pris par Yann Arthus Bertrand, alors forcément, ça change... Néanmoins, quelques personnes m'ont quand même dit « C'est flou, c'est décadré, cela représente bien ce pays imaginaire qu'est l'Algérie ».
Vous dites apprécier l'utilisation d'appareils presque gadgets ou des Lomo, pour la discrétion. Avec quoi avez-vous réalisé les images de ce livre ?
La plupart ont été prises avec un Lomo. Quand je travaillais sur la banlieue, je traînais dans un marchais aux puces, et une chiffonnière chinoise a vu mon appareil photo que j'avais mal dissimulé. Elle est venue me voir pour me vendre une boîte avec un Lomo, des pellicules et un flash, le tout pour 10€. Aujourd'hui, c'est très tendance, mais à l'époque, il s'agissait d'un concours de circonstances !
Après mon premier voyage, Leica m'a donné un appareil. Eh bien, j'ai continué à utiliser la même forme photographique qu'avec mon Lomo. Le Leica m'a surtout servi pour mon travail en couleur sur l'Algérie et plus généralement sur l'Afrique. D'ailleurs, les gens m'ont souvent demandé pourquoi prendre un Leica pour faire la photo ratée ! (rires).
© Bruno Boudjelal/Agence VU'
Cet ouvrage clôt votre série de voyages de plus de dix ans dans votre pays d'origine. Est-ce que ce livre conclut également votre propre voyage initiatique ? Qu'avez-vous tiré de cette expérience ?
Ce travail très personnel m'a fait avancer, mais malgré tout, il reste un point d'interrogation car je ne pense pas que mon travail soit terminé en Algérie. Maintenant, j'ai un projet de film, j'aimerais filmer mon trajet effectué il y a 20 ans – dans une sorte de vidéo mi-documentaire mi-fiction. Cependant, je privilégie le court-métrage pour le moment, car si l'économie de la photographie est compliquée, je vous laisse imaginer celle du cinéma !
Comme je travaille toujours sur les choses qui font mon histoire, il y aura toujours quelque chose à faire. Sans l'Algérie, je n'aurais jamais pu travailler ni sur les banlieues, ni sur l'Afrique. Cela m'a permis de me reconnecter aux endroits dont je venais. J'ai grandi en banlieue, j'ai un lien fort avec l'Afrique, j'ai rencontré ma femme (martiniquaise qui vivait au Gabon) à Bamako, etc. Il est vrai que je fonctionne à l'affect, et aujourd'hui je ne me vois pas encore faire la traversée de l'Amérique du Nord en patinette ! (rires)
Algérie, clos comme on ferme un livre ?
Bruno Boudjelal
80 photos couleurs et n&b
Coédition Le Bec à l'air (Marseille) / Autograph ABP (Londres)
42€