Lena Gudd
Fermont, 2015, cc-by-sa 4.0 - Lena Gudd / Tumuult
Lena Gudd, vous vous êtes lancée dans la photographie juste après vos études à Science Po. Pourquoi ce changement si soudain ?
Lorsque j'étais en dernière année, je savais déjà que je voulais me consacrer uniquement à la photographie. Dans ma thèse, j'ai combiné les sciences politiques et la photographie en travaillant sur « L'identité européenne en République Tchèque, à travers la photographie. » C'était déjà une sorte de transition. En fait, je pense que ce que je fais maintenant n'est pas totalement différent, c'est plutôt un prolongement de mon travail. On pourrait dire que je suis chercheuse en photographie, je transpose les arts et les sciences.
Au regard de votre parcours, on pourrait penser au livre de Jon Krakauer, Voyage au bout de la solitude et au film Into the Wild (Sean Penn, 2008). Le jeune héros est aussi parti en voyage juste après ses études. En revanche, il est allé en Alaska et vous au Canada...
C'est vrai, je n'avais pas du tout pensé à cette histoire, c'est un peu similaire. En 2012, j'ai rendu ma thèse et le lendemain, je suis partie au Canada. C'est à ce moment-là que j'ai commencé ma carrière en tant que photographe. Au cours de mon premier voyage, j'ai rencontré beaucoup de gens, comme Carole et Tania, avec qui j'ai tissé de liens très forts. Je n'ai pas voyagé seule, je suis partie avec Antonin Pons Braley, avec qui je m'occupe d'un atelier à Berlin :http://lenagudd.com/"
Fermont, 2015, cc-by-sa 4.0 - Lena Gudd / Tumuult
Pourquoi avez-vous choisi de vous envoler pour le Canada ?
En fait, j'avais une copine qui y vivait et cela faisait un moment que je voulais lui rendre visite pour découvrir la région. Dès les premiers jours, quelqu'un nous a parlé des villes minières du Nord. Cela était vraiment fascinant. Les gens nous ont raconté qu'il existait une ville nommée « Fermont », dans laquelle les gens habitaient dans un « mur ». Nous étions très étonnés ! Je venais de Berlin, et le mur a une autre signification en Allemagne. C'est quelque chose qui a fait souffrir les gens. Comment cela pouvait-il être une chose positive ? J'ai donc décidé de me rendre à Fermont, pour voir. Avec Antonin, nous avons fait de l'auto stop pendant quatre jours et parcouru 2000 km. A l'arrivée, nous sommes tombés amoureux de l'endroit et des gens.
Et ce mur, à quoi ressemble-t-il ?
En fait, le nom exact est « mur écran ». C'est un bâtiment en forme de flèche qui fait 1 km3 de long. Il y a 5 étages. Le mur est une ville dans une ville, on y trouve tout : des appartements, des écoles, des hôtels. Il y a deux bars, une piscine, une mairie. On se croirait un peu dans un paquebot qui ne bouge pas.
Fermont, 2013, cc-by-sa 4.0 - Lena Gudd / Tumuult
Les gens vivent à l'intérieur de ce mur, en permanence ?
Exactement. 3000 personnes sont à l'intérieur tout le temps. Il a été construit en 1974 pour loger les mineurs et leur famille. Ces gens n'ont même plus besoin de sortir du mur, ils ont tout à proximité. Si tu veux faire tes courses, tu as juste a emprunter le couloir, le supermarché se trouve au bout. Cette ville est vraiment spéciale. Elle s'organise comme un système communautaire et son architecture suit un peu les modèles communistes. Tout est planifié et on ressent un sentiment étrange en arrivant ici la première fois.
Fermont est une cité fonctionnelle, elle n'est pas faite pour être accueillante. Le mur a des côtés négatifs aussi. Il n'y a pas de personnes âgées, pas de jeunes de 17 à 30 ans parce qu'ils doivent quitter le mur pour passer le bac, la ville ne propose pas cela. Il n'y a pas non plus de maternité, les femmes doivent partir un mois avant l'accouchement. Et si tu arrêtes de travailler à la mine, tu dois quitter le mur.
L'ensemble de vos photographies ressemble à un journal intime : vous photographiez des gens croisés sur votre route, des instants uniques. C'est cela « la trace invisible des gens » ?
Oui, ma photographie est vraiment basée sur les rencontres. Je ne pourrais pas photographier un étranger. J'ai besoin de passer du temps avec quelqu'un avant de le photographier. Je peux très bien passer des jours, des semaines, sans prendre de photos. On parle, on apprend à se connaître. J'amène toujours mon appareil pour qu'il y ait déjà un lien qui se crée entre nous trois. Mon appareil est un peu une troisième personne pour moi, on est en équipe.
Ce que je veux photographier, ce sont des impressions, des sensations. C'est cela « la trace invisible des gens ». Si vous voyez une photo avec un paysage, c'est parce qu'un moment a été vécu à cet endroit. Je m'intéresse beaucoup à l'impact de l'homme sur le paysage, mais aussi à l'inverse : l'impact de l'homme sur le territoire. De même, si je photographie beaucoup d'animaux, c'est parce qu'ils ont un rapport avec l'homme. Quand j'ai photographié les chiens de Carole, c'est un peu comme si je l'avais photographiée elle à travers eux. Pour moi, le chien, c'est l'homme. Et l'homme, c'est le chien.
Sur votre site, on repère une citation du Deuxième sexe, de Simone de Beauvoir (1949) : « On ne naît pas femme, on le devient. » Le féminisme a-t-il une empreinte sur votre travail ?
C'est le féminin qui m'intéresse, et le rôle des femmes dans ces sociétés différentes, comme celle de Fermont. Ce qui passionne, ce sont les femmes qui suivent leur chemin. J'ai commencé une série qui s'appelle Wild und frei. C'est vraiment ce côté sauvage et libre qui me captive. Je suis persuadée que les femmes ont un lien particulier à la terre. Quand je dis « libre et sauvages », ça ne veut pas du tout dire sans mari. C'est plutôt le côté « femme loup » qui m'intéresse, la possibilité de vivre dans la nature. Je me suis beaucoup inspirée du livre de Clarissa Pinkola Estés : Femmes qui courent avec les loups (1992).
J'ai réalisé une série sur Tania, une femme de là-bas, qui selon moi, fait partie des femmes libres et sauvages. Elle est entre autres chamane, elle s'intéresse beaucoup aux énergies. Elle a un rapport très intense avec notre monde, avec la nature, avec la terre. Elle soigne les chevaux. Elle communique avec les animaux d'une façon très étonnante. Elle a un lien avec eux, que la plupart des gens ont perdu.
Bianca et sa sœur à Rauðasandur, Islande, juillet 2014, cc-by-sa 4.0 - Lena Gudd / Tumuult
Vous travaillez à l'argentique, est-ce une façon d'aller encore au cœur des choses, sans passer par l'artefact de la nouvelle technologie ?
Oui, c'est cela qui m'attire beaucoup dans l'argentique. J'ai 12 poses, pas plus. Cela me permet de photographier de façon complètement différente. Je ne procédais pas du tout de la même façon avec le numérique. J'ai vraiment un autre rapport avec cet appareil-là : il est mon compagnon. Ce qui me plaît beaucoup avec l'argentique, c'est le côté aléatoire, imprévu. Le fait que je ne puisse pas contrôler certaines choses : le froid peut avoir un impact sur les négatifs, la lumière aussi. Parfois, il y a des traits sur les photos, on ne sait pas pourquoi. Pour moi, le noir et blanc est aussi intéressant parce qu'il permet d'aller au cœur des choses sans être distrait par les couleurs. Il souligne le côté sobre, clean, minimal. d'une image. Il va directement au cœur des sensations.
Pourquoi photographiez vous à chaque fois des pays nordiques ? Y'aurait-il une inspiration romantique à cela ? On pense au peintre Caspar David Friedrich et à ses peintures enneigées...
Aller dans ces pays est comme une sorte de voyage méditatif pour moi. Dans un désert, on se sent vraiment tout petit, c'est la nature qui nous accueille, elle nous domine en même temps. On éprouve une sensation qui n'a rien à voir avec celle que l'on ressent dans les villes. Le froid y est pour quelque chose aussi. Ce côté froid, brut, blanc, c'est cela qui m'attire. Je me rends compte que je suis vraiment dépendante de cela. Le côté romantique n'est pas voulu, il est peut-être inconscient.
La scénographie de l'exposition est réussie, on a vraiment l'impression d'être dans le Grand Nord...
Pour la scénographie, j'ai travaillé avec Antonin. Nous avons travaillé tous les trois, avec Michael Houlette, le directeur de la Maison Doisneau. Le but était de laisser un maximum d'espace blanc pour que le visiteur soit en immersion totale, qu'il sente l'immensité de ce paysage enneigé. Antonin a conçu des meubles que l'on pourra démonter après l'exposition. Entièrement en bois, ils ont été crées pour être transformés en d'autres meubles par la suite. Cette disposition fait aussi écho au design du Nord. Tout est modulable. Nous voulions souligner le fait que rien n'est figé, mon travail non plus : c'est une construction permanente. Cette disposition rappelle un peu les « nouveaux nomadismes ». Dans notre société, tout bouge rapidement, on a besoin de s'adapter aux besoins qui changent. Souvent, les musées jettent ce qu'ils ont conçu après chaque exposition. Ces meubles vont être réutilisés et transformés pendant 5 ans, car l'exposition va voyager, elle aussi.