2010 06 26, Boulogne-Billancourt, France, self-portrait
Frank Horvat, vous avez à maintes reprises photographié la sculpture : dès 1962, avec Margaret Ponce Israel, puis plus tard Degas et la sculpture romane en France, et enfin Robert Couturier. Pourquoi cette fascination pour la sculpture ?
La photographie de sculptures est très différente de la photographie que je fais d'ordinaire – où j’essaie de comprendre et d'interpréter ce que je vois. Quand je photographie la sculpture, je tente d'interpréter le travail du sculpteur. Je fais ce qu'un musicien fait en interprétant une partition, et j'essaie de lui être le plus fidèle possible. C'est presque un hobby pour moi, parce que cela m'enlève la responsabilité de faire passer mon message... et que cela ne rapporte presque rien ! Ce ne sont pas des photos qui se vendent très bien, c’est vraiment un travail que je fais pour mon propre plaisir.
Racontez-nous comment s'est faite cette rencontre avec Aristide Maillol...
J'ai été exposé plusieurs fois à la fondation Maillol et peu à peu je suis devenu assez ami avec Oliver Lorquin qui la dirige et qui est le fils de Dina Vierny dont l'histoire est vraiment extraordinaire... C'était une toute petite bonne femme qui m'intimidait beaucoup et je ne suis pas facilement intimidé !
Quand Maillol a commencé à faire ses premières œuvres importantes vers 1900, il était obsédé par le corps féminin et faisait à l'époque des petites statuettes en terre cuite ou en d'autres matières. Il s'approchait plus ou moins de son idéal de femmes qui n'était pas celui de son temps. Tout le monde aimait les préraphaélites - des femmes un peu éthérées - alors que lui aimait les jeunes filles un peu vulgaires, avec des grosses cuisses.
L'idée de cette femme très terrienne n'existait que dans son esprit. Et quelque vingt ans après cette période, cette femme dont il rêvait est née ! C'était une jeune juive d'Odessa, émigrée en France, qui est devenue son modèle et qui est à l'origine des plus belles de ses sculptures ! Il lui a laissé l'héritage de son travail et elle a pu créer cette fondation.
1900, Sculpture by Maillol, "Leda" © Frank Horvat
1930, Sculpture by Maillol, "debout les bras écartés" © Frank Horvat
En fait, je n'aimais pas beaucoup les sculptures de Maillol. Jusqu'au jour où, en fréquentant son musée, j'ai vu ses petites statuettes, et là une lumière s'est faite ! J'ai eu envie de les photographier et je me suis mis d'accord avec Olivier Lorquin pour qu'on les apporte ici, dans mon studio.
Je les ai gardées pendant 2 à 3 semaines en attendant la bonne lumière et le bon moment pour les photographier. Peu à peu, j'ai compris que Maillol transformait la réalité anecdotique d'une femme en quelque chose d’absolu. Je pouvais par exemple coucher une statuette qui était faite pour être assise, et elle devenait absolue dans cette autre position. Elle était à la fois cette femme très terrienne, très concrète qu'on a envie de toucher ou de baiser, et une forme par elle-même. Et tout à coup, je me suis rendu compte que j'étais en face de quelque chose de parfaitement sublime, et que même ces grandes sculptures du Jardin des Tuileries, que franchement je n’aimais pas tellement, prenaient un sens, parce qu'en changeant de dimensions elles devenaient aussi quelque chose d’absolu.
Ce petit livre est finalement quelque chose qui va un peu au-delà de la photo de sculpture. D'abord, parce que je l'ai photographié comme on fait des instantanés, des « snapshots », c'est-à-dire que j'ai fait toutes ces photos avec un petit appareil numérique que je porte dans ma poche. Ces photos sont des photos que je ne pourrai pas refaire. Et puis, j'ai eu la chance de présenter ce livre exactement comme je voulais, c'est-à-dire sur des pages où l'on ne se rend plus compte de la dimension des choses. Elles pourraient être minuscules comme elles pourraient être immenses. Elles sont complètement sorties de tout contexte. Ce sont les témoignages d'un instant que j'ai vécu.
1930, Sculpture by Maillol, "baigneuse accroupie" © Frank Horvat
Combien de temps avez-vous mis à concevoir cet ouvrage ?
Il s'est passé un an entre la première et la dernière photographie. Mais il y a en plus tout le temps que j'ai passé sur mon ordinateur parce que je suis un fanatique de Photoshop. Cela ne se voit pas tellement, mais c'est lourdement « photoshoppé » tout ça ! Pour vous donner un exemple, les petites rayures que les statuettes faisaient sur la table de mon studio étaient un élément très important. Il y en avait qui allaient dans mon sens et d'autres pas, alors soigneusement, méticuleusement, j'en ai enlevé certaines et j'en ai laissé d'autres...
Cet amour de Photoshop est loin de faire l'unanimité chez les photographes. Vous avez dit d'eux que bizarrement ce sont les plus réticents aux progrès technologiques, pourquoi selon vous ?
Parce qu'ils n’acceptent pas la technologie ! Et quand ils utilisent Photoshop, très souvent, ils se trompent. Ils corrigent trop, ils lissent trop, ils enlèvent cette chose qui fait la beauté de la photographie, le « ça a été » dont parle Barthes dans La chambre claire. Une photo n'est pas seulement une forme visuelle ou graphique comme la peinture, mais elle témoigne qu'à ce moment-là, précisément, un photographe a été là et a pris cette photo. Il m'a fallu un certain temps pour le comprendre, et il y en a encore beaucoup qui n'ont pas compris ! Quand on nettoie trop l'image, ce sentiment du « ça a été » disparaît. On coupe la branche sur laquelle on est assis et c'est ce que la plupart des gens qui utilisent Photoshop font aujourd'hui.
De votre côté, continuez-vous à photographier en argentique ?
Non, ça fait quinze ans que je n'utilise plus l'argentique. C'est un procédé ridicule ! Les photographes veulent une chasse gardée, ils veulent quelque chose que tout le monde ne peut pas faire avec son téléphone portable.
1945, Lugano, Switzerland, Elena © Frank Horvat
Au sujet du tout numérique et du tout photo sur le web, Raymond Depardon (invité de France Inter le 31 décembre 2014) a évoqué le fait qu'effectivement, de nos jours, « Tout le monde est photographe (...) », qu'en pensez-vous ?
Je suis convaincu qu'aujourd'hui, apparemment, il faut avoir l'hypocrisie de dire que tout le monde est égal, que tous les gens sont pareils, et que toutes les formes sont permises, tout en sachant que c'est complètement faux ! J'aime bien dire aux gens à qui je montre mes photos de maintenant que, oui, tout le monde peut le faire aujourd'hui, tout en sachant qu'il y en a très peu qui en sont capables... Mais, certains font des trucs très bien, je vois plein de photos merveilleuses, dont je suis parfois jaloux ! Comme ces clichés de je ne sais quel pauvre Syrien à Alep, qui sont merveilleusement composés, et que l'on voit parfois dans le New York Times. Alors que les photographes qui veulent faire de l'art, c'est finalement souvent ennuyeux.
La composition de vos photographies est remarquable et particulièrement impressionnante. On raconte que c'est sur un conseil de Cartier-Bresson que vous avez commencé à comprendre l'importance de composer en photographie, est-ce vrai ?
Oui, Cartier-Bresson a mille fois raison et je suis à genoux devant lui. Je l'ai toujours été, toute ma vie. Et en même temps, je ne suis pas d'accord. Il voit la composition en terme de triangle, de cercle, d'équilibre, de section dorée, etc. alors que je vois la composition en terme d'itinéraire du regard. C'est le chemin que je fais emprunter à la personne qui regarde. Très souvent, je fais une photo, je me dis qu'elle n'est pas mal, puis je me ravise, car je constate qu'on ne sait pas où regarder. J'aime bien qu'une photo vous dise d'abord où regarder.
1983, New York, midget © Frank Horvat
1984, New York, balloons in the subway © Frank Horvat
Noir et blanc/ couleur : comment le choix de la couleur s’est-il progressivement imposé à vous ?
Quand je suis devenu photographe, la couleur n'existait pratiquement pas, ce qui veut dire que les informations enregistrées ne représentaient qu'un centième ou un millième de celles que votre œil voyait. Dans ces informations en noir et blanc, Cartier-Bresson faisait des choix relativement simples. Il n'avait pas besoin de tirer ses photos lui-même, parce qu'il enlevait déjà assez de choses pour que son tireur Pierre Gassman puisse faire des tirages assez simples. Quand Cartier-Bresson voyait quelque chose, il voyait déjà son tirage.
Et la couleur est arrivée. C'est un peu comme l'arrivée du son dans le cinéma : tout d'un coup les informations à gérer devenaient de plus en plus nombreuses, si nombreuses qu'il était difficile de les gérer. Le choix de manipuler mes photos avec Photoshop ne vient donc pas seulement de mon envie de manipuler les photos – ce que Cartier-Bresson désapprouvait intensément parce qu'il voulait que tout soit concentré dans cet instant de la prise de vue –, mais de la multiplication des possibilités amenées par la couleur.
Alors évidemment, beaucoup de photographes disent « Bon très bien, mais moi je continue à faire du noir et blanc ! » Je trouve que c'est un choix un peu nostalgique, et ce n'est pas mon truc la nostalgie. La couleur est là et je ne vais pas renoncer à l'utiliser, quitte à la modifier et à être obligé de faire un travail de postproduction assez compliqué.
La couleur d'ailleurs semble entrer dans votre travail par la porte de la nature, en tout cas dans toute sa dimension vive et lumineuse. Il n'aurait pas été possible de photographier en noir et blanc les arbres de « Portraits of Trees » des années 1970 ?
C'est l'une des premières fois où je voulais vraiment utiliser la couleur, sauf que je n'avais pas les moyens de maintenant. C'était le Kodakrome, ou l'Ektakrome : soit la photo était bonne, soit elle allait à la poubelle. Et aujourd’hui, grâce à Photoshop, j'aurais fait des merveilles avec beaucoup de ces photos jetées !
1976, Vermont, USA, maple trees © Frank Horvat
1978, California, USA, green oak © Frank Horvat
http://www.horvatland.com, le nom de votre site, peut surprendre : est-ce à dire que votre œuvre est un pays ? Un continent ?
Ce nom a une histoire ! Dans les années 1960, on a commencé à parler de drogues dans mon milieu. Comme je suis un peu peureux et que je ne voulais pas trop m'aventurer, j'ai trouvé par hasard à San Francisco un psy qui faisait des expériences contrôlées à la mescaline. Cela m'a coûté quelques centaines de dollars. Et ce même jour, pour la première fois, j'avais aussi vu Disneyland, alors à un moment je lui en ai parlé et il m'a dit « Ah oui, mais là vous êtes à Horvatland ! »
Une expérience psychédélique alors même que vous avez écrit que les mouvements libérateurs de cette époque ne vous avaient finalement pas touché tant que ça ?
Je suis un vieux réac... mais on peut être subversif ET réactionnaire. C'est caricatural évidemment, ce que je veux dire c'est que j'ai une passion pour l'histoire. Elle me passionne peut-être plus que la photo. Je suis beaucoup plus conscient du passé que la plupart des gens que je rencontre, qui ont l'impression que le monde a commencé à leur naissance, ou après la Deuxième Guerre. Instinctivement, je compare le présent à d'autres moments, à des situations passées.
Votre amour pour la nouveauté technologique n'est-il pas incompatible avec cette conception historique/passéiste des choses ?
Les nouvelles technologies font partie de l'histoire. Tout ça est lié. Il y a une continuité dans les choses. Photographier des sculptures, c'est faire le lien et c'est ce qui m'intéresse le plus : faire le lien.
1962, Cairo, swinging girl © Frank Horvat
1969, Sweden, Marco © Frank Horvat
La lumière m'intéresse pour beaucoup de raisons. Une photo que l'on peut refaire ne peut pas être une très bonne photo. L'intérêt précisément, c'est qu'on ne peut pas la refaire. La lumière contribue énormément à cela, puisque la lumière change tout le temps ! Elle donne toujours l'impression qu'il faut saisir quelque chose : « Si je ne saisis pas ce moment-là, je ne l'aurai plus jamais. »
Et que dire de l'enfance ?
Ce que je dirai, c'est que l'on part toujours dans l'idée que ce qui compte c'est le sujet. Et c'est vrai évidemment. En même temps, aujourd'hui, en devenant vieux, on devient de plus en plus égocentrique et je ne photographie désormais que ce qui,pour une raison ou pour une autre, me concerne personnellement. Ce n'était pas le cas dans ma jeunesse !
Vous faites partie du trio Newton. Horvat. Brodziak exposé en ce moment à la fondation Helmut Newton (depuis le 3 juin), quels sont les projets à venir ?
Je continue à travailler sur un projet qui est ce que je photographie au jour le jour avec ce petit appareil qui est dans ma poche. C'est une série qui s'appelle Un œil au bout des doigts et dont je voudrais faire une application iPad. Grâce à l’informatique, on a trouvé une manière de plus de se rendre éternel ! Vous me direz que Shakespeare et Leonard de Vinci n'avaient pas besoin d’informatique, mais elle facilite un peu les choses... Ce travail Un œil au bout des doigts est une manière de continuer à exister, pour quelques personnes peut-être, et pendant quelque temps...
C'est l'éternité que vous recherchez ?
Nous recherchons tous l'éternité d'une manière ou d'une autre, mais c'est une nouvelle manière de la rechercher. Mais bien sûr, tout monde n'est pas Shakespeare...
Maillol-Horvat
Editions Gallimard
32 euros
Propos recueillis par Emilie Lemoine