© Petra Collins
Publiée aux éditions Prestel, cette compilation du travail d'une trentaine de photographes relève un défi postmoderne qui ne date pas d'hier : peut-on transformer une collection d'instants intimes, de notations fugaces et d'effets personnels en œuvre d'art ?
© Arvida Bystrom
Des photographies à la fois « girly » et « emo »* nous plongent dans l'intimité parfois dérangeante d'une trentaine d'adolescentes, aujourd'hui artistes. Toutes ces jeunes-filles ont été remarquées par Petra Collins, photographe de seulement 22 ans et éditrice de Babe, grâce à la plateforme The Ardorous. Sur ce petit musée en ligne « girls only », une sorte de « méta-facebook », le partage de la vie privée, et notamment de la relation conflictuelle avec le corps, se hisse au rang de démarche artistique. Là, personne ne vous taxe de narcissisme, les photos ne sont pas censurées, bref, l'émancipation quoi !
Dans son introduction, Petra Collins explique : « Je voulais créer un espace pour que les filles comme moi puissent se rencontrer et montrer leur travail. (…) J'ai pris mes premiers cours de photo au lycée. Peu à peu, je prenais conscience de mon corps et des changements qu'il traversait. J'étais aussi heureuse qu'effrayée, mais très enthousiaste. Je voulais prendre contrôle de mon corps, de mon image, et de moi-même, parce qu'alors, il m'échappait complètement. (…) Le processus et le résultat de la création d'images validait mes impressions. Cela produisait des preuves physiques, tangibles de ce que mes semblables et moi vivions, et me permettait d'actualiser ces impressions de douleur, d'incompréhension ou de plaisir. »
© Shana Sadeghi-Ray
De victime, Petra est aujourd'hui passé du côté de ceux qui jugent. A en croire Tavi Gevinson**, qui signe l'avant-propos, « Petra est aujourd'hui photographe pour ces mêmes magazines qui provoquaient chez moi un sentiment d'aliénation ». Une partie importante du contenu de Rookie Magazine, le blog pour teenagers de Tavi Gevinson, est aussi consacrée aux astuces beauté et autres « trucs » pour ressembler aux stars. Peut-être aurait-il fallu choisir deux personnalités moins ambivalentes pour signer les textes liminaires d'un livre qui se veut engagé.
Comme il y a du bon et du mauvais, dans Babe, prenons les choses au cas par cas :
On n'aime pas :
Le coloriage d'une dénommée Grace Miceli. Grace Miceli a pris ses crayons de couleurs et a bariolé une page blanche avec ces mots : « I wish I lived at the mall » (je voudrais habiter au centre commercial). Sur l'autre page, même que Grace Miceli elle a dessiné Roméo et Juliette, et même que la Grace elle a rajouté un pistolet pointé sur Roméo : vlan ! Ce genre d' « oeuvre » doit laisser dans l'hémisphère gauche du cerveau une trace comparable à celle qu'un enfant laisse au restaurant sur son napperon en papier. Inutile de passer des heures à chercher des « talents » sur le web : la prochaine fois, on conseillera à Petra Collins d'aller directement faire une razzia de gribouillages chez Hippopotamus.
© Rachel Hodgson
On aime :
Un cliché de Hanna Antonsson. Sur un fond écru neutre, en plan américain, une jeune-fille apparaît en combinaison de travail (comme celles que portent les plombiers ou les pompistes), une arme automatique entre les mains (qui évoque plutôt un pistolet à eau, voire un karcher)...
Mais une vieille touffe de cheveux s'est agglutinée sur la photographie, au niveau de la figure. Elle paraît tourbillonner dans un mouvement centrifuge, et transformer la photo en évier. Un évier dont le siphon bouché serait aussi un visage.
On comprend alors pourquoi la jeune-fille, doigt sur la gâchette, se tient prête à pulvériser ce résidu qui la condamne à rester anonyme.
Mauvais manifeste écrit au pastel, le livre est donc meilleur lorsqu'il assume les tons sombres de l'exutoire.
© Maisie Cousins
Une œuvre originale d'Aimee Leigh résume bien le piège dans lequel s'enferment nos jeunes « babes ». Il s'agit de la capture d'écran d'une recherche google, où l'on peut lire : « Your search – young girls loving themselves – did not match any documents ». Le moteur de recherche le plus inclusif au monde n'a donc rien à dire sur le thème de l'amour de soi des jeunes-filles. Le malaise narcissique de ces adolescentes serait-il déjà programmé dans les miroirs qu'on leur tend ? En voilà, une découverte ! Mais alors, pourquoi saisir à pleines mains ces miroirs pour les sonder encore et encore, ces miroirs sans tain derrière lesquels se gausse toujours un big brother plus ou moins macho ? C'est peut-être ce que veut dire Petra Collins quand elle affirme que : « le cycle de la haine de soi n'en finit jamais ».
© Aimee Leigh
Babe, Editions Prestel
176 pages, 19.3 x 24.0 cm, 166 illustrations
ISBN: 978-3-7913-8103-9
28 €
*L' « emo », style musical (punk-hardcore) apparu dans les années 1980 et caractérisé par des paroles expressives confinant au pessimisme et au désespoir, a fini par désigner en Amérique du Nord l'attitude parfois ostensiblement dépressive, masochiste, voire suicidaire de certains adolescents.
**Née en 1996, Tavi Gevinson crée le blog pour adolescentes Rookie en 2008, qui connaît un buzz extraordinaire, attirant des millions de lecteurs. Depuis, elle a notamment contribué au magazine Elle ou au Chicago Tribune et donné des conférences au Metropolitan Museum of Art de New-York. Plus récemment, on la retrouvait aux côtés de Michael Cera et Kieran Culkin dans le film de Kenneth Lonergan This is our youth.