© Anthony De Rueda
© Karim Sakr
C’est votre première exposition en France, qu’est-ce que cela vous fait d’être ici ?
Je suis très content. D’autant plus que la France est une référence pour la photo de rue. Cartier-Bresson est certainement l’un des photographes qui m’a le plus influencé, avec Gary Winogrand. J’ai hâte de découvrir ce que font les autres photographes exposés à Photomed, et puis j’espère aussi me faire quelques relations pour développer mon travail.
Comment en êtes-vous venu à la photo ?
J’ai commencé en 2009, avec mon téléphone portable. On me disait que mes photos étaient réussies, alors je me suis acheté un petit appareil professionnel, à ce moment-là je faisais de la photo surtout pour moi. Sans style réfléchi ou prédéfini, je photographiais tout ce qui m’entourait. En 2011 j’ai fait la rencontre du groupe Beirut Street Photographer, qui a été fondamentale dans mon travail, j’ai appris tout ce qui est essentiel dans la photo de rue, à la fois en partant en balade avec eux, et à la fois par moi-même. Un an plus tard, je me suis spécialisé dans un certain style de photo de rue, disons un peu « intrusif » parce que trop proche des gens. Mais en même temps, les personnes photographiées ne me remarquent pratiquement jamais, même si je suis à quelques dizaines de centimètres. Je fais mon réglage manuel prédéfini avant d’arriver sur la scène. J’aime beaucoup ce genre photographique, car ça permet de changer les dimensions du sujet et le rapport à l’autre. Je suis plus près des émotions.
© Karim Sakr
Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’être photographe de rue ?
Pour moi, être photographe de rue c’est documenter tous ces changements culturels, sociétaux, politiques, architecturaux. Capturer l’évolution de l’histoire. Beyrouth, depuis toujours, est une ville de mélange. Il y a huit couches de culture différentes ici ! Donc c’est un peu dans les gènes des Beyrouthins de s’adapter à des changements de culture. Mais aujourd’hui tout va trop vite, ce qui prenait 200 ou 300 ans avant se fait aujourd’hui en 50 ans. Et ça, ce n’est pas normal. J’habite dans le quartier d’Hamra -qui veut dire rouge en français- très riche culturellement, où se côtoient tous les âges, et qui représente très bien les années 60-70. Depuis quelques années, ce quartier subit de grands changements, beaucoup de nouveaux bâtiments se construisent à la place des anciens. Une partie de la mémoire de Beyrouth se perd. Mes photos documentent ces changements et tentent de garder une trace de ce passé.
Vous êtes exposé en face de l’exposition du Ministère du Tourisme de Beyrouth, Beirut in motion. Etes-vous nostalgique de cette époque ?
Oui beaucoup. Comme je l’écris dans ma biographie, je souhaiterais soit être décédé, soit être dans les années 90’. Cette exposition en face de la mienne, c’est un peu l’époque où j’aurais aimé être. Pour plusieurs raisons. D’une part pour la photo de rue, qui était très différente à l’époque. Aujourd’hui, ce style subit les effets de la mondialisation, il y a beaucoup de touristes partout. D’autre part pour la vie qu’il y avait dans ces années. Beyrouth actuellement, c’est 80% de Damas, ville d’histoire, et 20% de Dubaï, ville du XXIe siècle. Mais elle est en train de se transformer de plus en plus en Dubaï, à mon grand regret. Malgré cela, je reste fier d’être Beyrouthin.
© Karim Sakr
Quand vous photographiez les militaires, alors que c’est interdit, est-ce un acte politique ?
Pas vraiment, de manière générale je considère mon travail plus comme un travail documentaire que politique. Je photographie les militaires sans qu’ils me voient, et s’ils me voient, je leur montre ma carte de presse ou j’efface la photo. Mais ceci dit je n’aborde pas trop cet aspect dans mon travail.
Comment cohabitent les différentes communautés de Beyrouth ?
Effectivement il y a énormément de communautés -surtout religieuses- différentes à Beyrouth : Arméniens, Sunnites, Chiites. Il y a des quartiers où tout ça se mélange, et d’autres beaucoup plus fermés. Aujourd’hui il y a de plus en plus de chiites et sunnites. A terme, cette évolution pourrait être nocive pour Beyrouth car ça modifie l’équilibre très précaire et très instable qui existe actuellement entre toutes ces communautés.
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Comment définiriez-vous l’âme de Beyrouth aujourd’hui ?
Je dirais justement ce mix, cette diversité. Mais cette mixité est aujourd’hui en danger. Beyrouth à mes yeux, c’est 30% de quartiers diversifiés, et 70% de quartiers très compartimentés.
2015 commence fort pour vous : un prix, une exposition. Quelle est la suite ?
La suite c’est surtout des projets personnels, des projets qui mettent en valeur la société. Par exemple celui de suivre les femmes de ménage phillippines. Il y a une grande communauté. Ces bonnes ont seulement un jour de congé le dimanche, et ce jour-là, elles deviennent des prostituées pour se faire plus d’argent. J’aimerais aborder ce sujet dans un style de photo de rue, en restant en extérieur, pendant leur dimanche. Sans glisser dans la mise en scène, je voudrais mixer leur travail de bonnes et l’extérieur. Mais ce projet est assez difficile à mettre en place à Beyrouth, j’espère que je réussirai à le mener à bout.
© Karim Sakr
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