La deuxième édition du livre de Sebastião Salgado, réalisée par Contrejour, refait découvrir ce témoignage personnel de l’amour d’un artiste brésilien pour l’Amérique latine. La première version de 1986 avait connu un succès retentissant, épuisée en quelques mois à peine et récompensée par le Prix du premier livre photo. Ce recueil est le fruit des voyages du photographe entre 1977 et 1984 du nord du Brésil en passant par les montagnes du Chili, l’Equateur et les hauteurs du Pérou. Les terres qu’il sillonne sont l’héritière de vestiges ancestraux transmis de générations en générations chez les peuples amérindiens.
Mexico 1980 © Sebastião Salgado - Amazonas images
L’impression de remonter le temps est vivace à mesure que l’on tourne les pages. Les clichés en noir et blanc fixent aussi bien les instants de vie que les rituels religieux, comme si la vie, la religion et la mort ne faisaient qu’un. Les thématiques chères au Brésilien rassemblent la famille, la naissance, le mariage, la foi et les mythes. Telle est sa conception de « l’autre Amérique », un espace qu’il homogénéise et humanise dans le livre au fil des portraits. Alan Riding, qui signe la préface américaine, propose une définition transcendante de l’Amérique de Sebastião Salgado : « C’est le monde des impuissants, de ceux qui depuis les sierras et les déserts arides d’Amérique latine regardent leurs nations se transformer sans eux. »
Le réalisme en noir et blanc
L’utilisation du noir et blanc rend les nuances du réel plus délicates, à la différence de la couleur. D'ailleurs, Sebastião Salgado a définitivement abandonné la couleur depuis 1987. De l’homme qui enterre un être aimé au banquet de mariage en pleine campagne, chaque scène photographiée est exacerbée. Une force incroyable se dégage des clichés.
Ecuador 1982 © Sebastião Salgado - Amazonas images
Ces photographies ont beau être personnelles, elles sont loin d’être intrusives. Sebastião Salgado entre dans l’intimité des familles amérindiennes avec une certaine pudeur. Les enfants et grands-parents photographiés côte à côte laissent deviner des liens d'amour et de tendresse sur fond de paysages désertiques, presque apocalyptiques.
Les sentiments transmis par les photographies sont rendus via le grain particulier que l'artiste brésilien recherche dans ses œuvres. Ce grain est celui de l'argentique, qui confère aux photographies une texture douce et charnelle. Plus tard, en 2008, Sebastião Salgado a mis au point une technique particulière, utilisant à la fois le numérique et l'argentique afin de ne pas perdre ce fameux grain tout en s'adaptant aux technologies. Ses photos prises avec un appareil numérique sont dorénavant traitées à l'aide d'un logiciel permettant de rajouter artificiellement un grain argentique.
Bolivia 1983© Sebastião Salgado - Amazonas images
Contrastes et symétrie
Le choix du cadrage particulier des photos de Sebastião Salgado participe au sentiment d’étrangeté qui s’en dégage. Les photos empruntent souvent un format horizontal qui permet de confronter sur une seule et même image des scènes complémentaires de part et d'autres de la photo. La photographie utilisée en couverture de l'album est emblématique de ce procédé. Donnant l'impression d'être coupée en deux, elle laisse entrevoir une atmosphère ambiguë, mêlant des émotions radicalement opposées. D'un côté la petite fille, insouciante et joyeuse, en train de manger des pommes d'amour, et de l'autre, le visage d'une femme triste, qui regarde dans le vide, comme enfermée derrière une porte.
Le travail de parallélisme est au cœur de la réflexion esthétique de Sebastião Salgado et lui donne toute sa valeur. Malgré les cadrages si travaillés, l’impression d'instantanéité est toujours très forte. On ne garde des clichés que le sentiment d’assister à de vrais moments de vie et non pas à des mises en scène artificielles. Sebastião Salgado s'efface derrière l'objectif pour rendre compte de reportages réels sur les scènes du quotidien qu'il observe au cours de ses voyages.
Brasil 1980 © Sebastião Salgado - Amazonas images
Ce qui frappe le plus avec Autres Amériques, c’est l’omniprésence de la religion. Sebastião Salgado s'intéresse de très près aux cérémonies mortuaires et aux enterrements. Loin de créer un malaise avec ce sujet presque obsessionnel, la religion permet à l’artiste d’éloigner les hommes qu’il photographie de la misère quotidienne pour les élever dans une sorte d’univers spirituel fantasmé. Les photographies dégagent une force mystique et irrationnelle qui redore les lettres de noblesse de cette autre Amérique oubliée de la modernité et de la classe des possédants.
Autres Amériques, Editions Contrejour
Publication : mars 2015
Format : 24 x 30 cm
128 pages, cartonné avec jaquette
Prix : 35 euros