© Gérard Rondeau
Shadows - au bord de l'ombre, un titre mystérieux pour cette œuvre autobiographique et photographique. Mais c'est comme ça qu'est Gérard Rondeau, mystérieux jusqu'au bout des doigts. Ses photographies très personnelles sont de fait très profondes et d'une intensité inhabituelle. Le flou y est fréquent, dans un noir et blanc omniprésent. Comme cette gargouille abîmée par le temps et étrangement ressemblante à Bastet, la déesse égyptienne bienveillante et protectrice de l'humanité. Elle est la première image de l'ouvrage et pourtant, elle ne reste que la mise en bouche de ses séries tout droit sorties de l’intime imaginaire du photographe qu'il commente par des phrases poétiques et des réflexions sur la vie.
© Gérard Rondeau
Spectacle funèbre
« La mort est d'abord une image », voici la phrase écrite sur le carton-pâte blanc déchiré, qui laisse entrevoir la tête de Gérard Rondeau. Morbide pour un auto-portrait ? Certainement. Or, il s'intéresse à ces espaces vides, ces paysages fantomatiques aux allures de science-fiction. Des gargouilles, des visages découpés, des impacts de balles... L'oeuvre devient un spectacle funèbre à part entière où la mort est omniprésente.
Pourquoi accorder tant d'importance aux choses mortifères ? Tout simplement parce que Rondeau capte l'intensité qu'elles dégagent. Il sait les rendre vivantes. A Vimy, en juin 2003, une statue drapée de blanc est debout sur un muret, la tête baissée face à la mer. Elle paraît prête à sauter dans le vide. Oui, tout est propice à devenir complexe et objet de réflexion, comme cette radiographie d'un squelette de rat accompagnée de « Je suis mort. De plus en plus ».
Mais surtout, il semble soucieux de l'impact des conflits. En passant par Sarajevo, en 1994, jusqu'à la Champagne, région dont il est originaire, il montre les moindres vestiges des guerres : le front de Bosnie-Herzégovine pour l'une, et celui de 14-18 pour l'autre. Des statues militaires à terre, le Christ retourné avec le visage brisé, « Welcome to the hell Sarajevo » inscrit sur un mur à la craie...
© Gérard Rondeau
Vision anti-conformiste
Gérard Rondeau a une singularité qui peut déplaire. Face à tant de noirceur et autant d'intérêt pour le vide comme le détail, il ne rentre dans aucune case de la photographie. Ni reporter, ni humaniste, ni portraitiste... Il échappe aux classements et ne se borne à aucun genre, comme le fait savoir le critique d'art Philippe Dagen dans la préface. Il ne photographie pas des décombres, des cadavres, des fumées... Il préfère les vrais souvenirs, ceux qui viennent des mots, des oeuvres, des lieux...
Le photographe soumet une autre vision de la vision elle-même : qu'est-ce que regarder ? Et comment le faire ? Pour y répondre, il procède à du montage. Il insère des coups de crayons sur le ciel de Reims, en novembre 1989, dignes de l'horreur des oiseaux hitchcockiens. Mais il soumet aussi une autre vision de l'Art. Il capture des tableaux et des statues sacrées sous des bâches, floues, cachées et rongées par le temps.
Car c'est ça tout le pouvoir de Rondeau : transformer le réel et la notion du temps. « Il comprit que l'on ne s'évadait pas du temps ». Cette phrase accompagne une rivière, prise au travers de différents cadres, emboîtés les uns sur les autres. Le photographe fait méditer le lecteur sur l'idée du temps et de l'espace.
© Gérard Rondeau
Concentration suprême
« On voit mieux quand on voit mal », ajoute Philippe Dagen, et c'est tout à fait vrai. Gérard Rondeau pousse le lecteur à se concentrer et à interpréter ses photographies. Les œuvres d'arts sont cachées par des drapés, les paysages sont flous, les personnes ne sont visibles que par leurs ombres... Ces angles cachés demandent un regard attentif, comme si on cherchait à percer l'énigme de l'artiste. En fait, Rondeau ne fait pas une exposition, il montre ce que c'est que de voir.
Malgré ce cache-cache entre les images, toutes sont interdépendantes. En tournant les pages, le lecteur découvre des éléments qui les lient entre elles, comme avec trois portraits. D'abord, Fred Deux qui, face au miroir, est photographié de façon à voir son reflet. Effectivement il y a deux personnes, comme le suggère son nom de famille. Puis, Edita Schubert pose, elle avec droiture, les bras le long du corps. A côté de cette image, vient celle d'une sculpture africaine taillée de la même manière que cette dernière. C'est grâce à ce type de liens que l'on capte le fil conducteur de l'ouvrage, les relations qu'ont les photos entre elles.
A la manière de Man Ray avec « Le violon d'Ingres », il capture le dos d'une femme, assise sur un lit. Au lieu de dessiner les signes de l'instrument il écrit un poème : « Regarder à se crever les yeux, à éclater le crâne, avec les yeux, de derrière la tête, comme un aveugle avec un grand cri lumineux (...) ». Les yeux de derrière les yeux, serait-ce la clef pour découvrir la magie de l'ouvrage ?
Juliette Sellin
© Gérard Rondeau
Shadows - Au bord de l'ombre - Gérard Rondeau
Éditions des Équateurs
Mars 2015
Prix : 19 euros