© Heidi Levine - Sipa Press
Heidi Levine, vous venez de recevoir le prix Anja Niedringhaus Courage in Photojournalism, que ressentez-vous ?
Je ne suis pas sûre de trouver les mots qui décrivent à quel point je me sens honorée et émue. Ce prix est sans conteste le plus important que je n'ai jamais reçu de toute ma carrière, mais d'un autre côté je me sens affectée par la mort d'Anja. Ce prix ne m'est pas seulement dédié, ni au courage des photojournalistes. Il m'aide à maintenir le cap et à célébrer l'héritage d'Anja, une photojournaliste incroyable.
Pouvez-vous nous en dire plus sur Anja Niedringhaus ?
Tout d'abord, Anja, beaucoup d'autres femmes photojournalistes et moi-même venons d'une génération où notre présence dans les zones de conflits était moindre. La plupart d'entre nous se sont connues et se sont croisées dans des circonstances différentes, mais l'on ressent toujours un lien très fort à chaque fois que l'on se retrouve. Je sais que lorsque je croise une autre femme photographe sur le terrain, il me paraît naturel d'aller vers elle. On est souvent amenées à s'entre-aider, lorsqu'on partage une chambre, qu'on s'enfuit... Ou plus basique encore, pour se donner un tampon, le genre de choses souvent difficiles à trouver.
J'ai ressenti la même chose instantanément lorsque j'ai rencontré Anja à Jérusalem, il y a de cela une décennie. Elle était très sérieuse et en même temps, elle savait être incroyablement drôle. C'était une photojournaliste qui gardait sa passion intacte. Peu importe les missions : elle les traitait toutes avec autant d'importance. Elle était aussi pleine de compassion envers les gens qu'elle rencontrait, et suivaient leurs histoires (bien après les avoir rencontrés). C'est d'ailleurs ce qu'elle fit avec ce Marine américain qu'elle avait photographié en Afghanistan. Lorsque la mission de celui-ci fut terminée, elle a quand même cherché à savoir ce qu'il était devenu. C'est ce genre de photojournaliste qui me motive, sincèrement, et c'était Anja.
© Heidi Levine - Sipa Press
Est-ce plus dur pour une femme qu'un homme d'être photojournaliste ?
En tant que photojournaliste américaine, j'ai toujours essayé de lutter contre les barrières logistiques et souvent culturelles auxquelles j'ai été confrontée durant ma carrière. Je suis une femme et une mère de trois enfants. Or, des personnes croient dur comme fer qu'une femme dans une zone de guerre n'a rien à faire ici. Mes expériences m'ont appris que ces obstacles, s'ils m'ont désavantagée parce que j'étais une femme, étaient en vérité des challenges. Mais d'un autre côté, cela m'a souvent permis de me lier instantanément avec les femmes que je photographiais et de dormir derrière des portes qui sont souvent fermées aux hommes. C'était comme ci nous avions notre propre langage, construit autour de l'affection, de la confiance et de la compréhension.
Le projet « Gaza War Protective Edge » a remporté le prix IWMF's. Pouvez-vous nous dire ce qu'il raconte ?
Pendant près de trois décennies de conflit israélo-palestinien, j'ai fais de nombreux allers-retours entre les deux pays. Et ces cinq dernières années, j'ai couvert trois guerres à Gaza à moi toute seule. L'été dernier, la guerre des 50 jours (ndlr. Guerre de Gaza 2014) a été particulièrement violent. Pour moi, c'était aussi personnel.
Le 9 juillet, le deuxième jour de guerre, j'étais entrain de photographier l’hôpital de Beit Hanoun lorsqu'une mère s'est effondrée en larmes en apprenant les dernières nouvelles : l'un des membres de sa famille avait été blessé. J'ai alors jeté mon appareil pour la soutenir. Le 16 juillet, alors que j'envoyais des photos depuis ma chambre dans un appartement donnant sur la mer Méditerranée, lorsqu'une attaque sur la plage a laissé derrière elle quatre jeunes footballeurs morts. Je me suis précipité sur la scène, rejoignant les sauveteurs qui évacuaient les corps des enfants sur des civières. Un autre journaliste et moi-même avons découvert l'un des garçons, mort et roulé en boule à côté d'une paillote en feu. Les jours passaient, les combats s'intensifiaient, et je ne pouvais pas imaginer empirerait, mais ce fut pourtant le cas. Le 26 juillet, je suis allée avec mon assistant de Gaza, Ashraf, avec qui je travaille depuis longtemps, pour vérifier si sa maison avait survécu, pendant un bref cessez le feu. On a découvert ensemble qu'elle faisait désormais partie des 4 millions de tonnes de décombres laissées à Gaza cet été-là. Heureusement, une semaine plus tôt, j'avais convaincu Ashraf de faire déménager les soixante membres de sa famille dans un lieu plus sûr, un appartement vide dans la ville de Gaza.
Le 13 aout, j'ai donné à un ami et collègue, Simone Camille (un caméraman de chez Associated Press), un numéro qu'il m'avait demandé pour qu'il puisse couvrir un sujet que j'avais photographié quelques jours auparavant, à propos d'une équipe de déminage à Hamas. Nous avions prévu de nous retrouver à la fin de la journée autour d'une limonade. Deux heures plus tard, pendant qu'il couvrait l'histoire, la bombe que l'équipe déminait a explosé, et il a été tué. Mon ami, Hatem Moussa (un photographe de chez Associated Press), qui lui aussi y était, a été grièvement blessé. Pas un seul jour n'est passé depuis, sans que je souhaite n'avoir jamais trouvé ce numéro de téléphone dans mon calepin.
« Wael et sa femme se chantaient l'un à l'autre des chansons d'amour depuis leurs fauteuils roulants. »
Le quarantième jour, j'ai reçu un coup de fil au milieu de la nuit. Ma grand mère venait de décéder dans le Massachusetts. Je savais que je devais être avec ma propre famille. J'ai alors pris le premier avion pour ses funérailles. Elle était l'une des personnes les plus précieuses de ma vie, et je me sentais pourtant coupable de pleurer la mort de quelqu'un de 102 ans. C'est que j'avais passé des semaines à voir tellement d'enfants mourir, parfois si jeunes qu'ils n'avaient pas eu le temps de faire leurs premiers pas.
Quand je suis retournée à Gaza, en décembre, j'ai voulu voir comment les gens réussissaient à continuer à vivre. J'ai passé deux jours à Rafa, en vivant chez Wael Al Namiah et sa femme, à regarder comment ils géraient leurs blessures, la perte des membres de sa famille et le traumatisme de la guerre qui les empêchait de dormir la nuit. Wael et sa famille ont été sévèrement blessés le 1er aout, le « Black Friday » comme on l'appelle à Rafa, où 120 palestiniens ont été tués durant une opération militaire israélienne protestant contre l’enlèvement d'un soldat israélien. La famille a tenté de s'échapper pour retourner chez eux, lorsqu'une explosion les toucha tout près. Et, toujours pendant qu'ils s’enfuyaient, deux explosions de plus les frappa, blessant sévèrement Wael, sa femme et son fils, et laissant derrière eux leur fille aînée de onze ans, son frère et son beau-frère. Quand je leur ai rendu visite, leur fils, qui a perdu la majeure partie de sa jambe, rampait sur le sol pour aller jouer avec les autres enfants, ou sautait dans la baignoire quand il y avait de l'électricité pour chauffer l'eau. Dans l'obscurité, pendant les nombreuses coupures de courants ne cessaient pas, Wael et sa femme se chantaient l'un à l'autre des chansons d'amour depuis leurs fauteuils roulants.
« Mon projet n'essaye pas uniquement de capturer le processus de guérison, émotionnel et physique, (…) il montre aussi le pouvoir de la résilience humaine qui se voit à Gaza. »
J'ai aussi rencontré Mawar Shabari, à Jabalya, une jeune fille de 14 ans. Les femmes de sa famille l'aidaient à enfiler ses deux prothèses ornées de sandales blanches afin qu'elle soit la plus belle possible pour le mariage de son frère, le jour même. Elle a perdu ses deux jambes après s'être fait touchée le 24 juillet, dans une école des nations unis à Beit Hanoun, frappée par les troupes israéliennes.
Ces histoires me frappent toujours autant, même après tant d'années passé là-bas. Elles confirment que mon projet n'essaye pas uniquement de capturer le processus de guérison, émotionnel et physique, mais qu'il montre aussi le pouvoir de la résilience humaine qui se voit à Gaza. Et ce, malgré la certitude qu'une autre guerre éclatera probablement dans l'avenir et qu'ils seront de nouveau au cœur de ce carnage.
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Vous avez une longue histoire avec Israël, vous y avez débuté votre carrière iy a longtemps n'est-ce pas ?
A l'origine, je suis arrivée à Israël pour seulement six semaines. J'étais encore à l'université. Durant mon voyage, j'ai appelé le bureau de The Associated Press, et ce courage m'a valu un entretien. Ils m'ont offert un job. J'ai appelé mon professeur de journalisme qui m'a dit de rester là-bas et de ne pas revenir en classe. Je n'ai jamais vraiment pensé que j'y resterai si longtemps et que je passerai la plupart de mon temps à couvrir de près le conflit israélo-palestinien.
Il y a-t-il une différence entre le photojournalisme d'aujourd'hui et celui d'il y a trente ans ?
Aujourd'hui, la présence de femmes photojournalistes et de journalistes dans les zones de conflits est bien meilleure que dans le passé. Nous ne sommes plus une espèce en voie de disparition. Les bombes et les missiles ne font aucune discrimination, aucun sexisme. Mais je suis de plus en plus consciente des dangers d'être visée simplement parce que je suis une journaliste, et nous sommes aussi obsédés par le fait d'être enlevés. Quand je travaillais en Egypte, des femmes ont fait l'objet d'agressions et de viols, j'essaye donc de prendre le plus de précautions pour assurer ma sécurité. J'ai même été amenée à utiliser mon Canon 70-200 mm pour frapper un homme à la tête qui essayait de m'attraper. Anja et beaucoup d'autres photojournalistes font partie de ces générations de femmes.
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Vous êtes aussi mère de trois enfants. N'est-ce pas un défi de plus ?
Au fil des années, j'ai affronté beaucoup de critiques parce que je suis une mère. Un collègue masculin en Libye m'a même hurlé dessus, me disant que je n'avais rien à faire ici parce que j'avais des enfants. Il m'a dit aussi que je ne pouvais pas être à la fois une photojournaliste et une mère, et même si je crois avoir prouvé le contraire, il m'a pourtant refusé un travail à cette époque. Je ne prétend pas que c'est tous les jours facile, et je suis sûre que mes enfants au fil du temps ont pu sentir que les conflits éloignaient leur maman de la maison.
En fait, c'est plus difficile aujourd'hui, car ils sont plus âgés et comprennent les dangers auxquels je fais face. Je crois aussi que mon travail leur a pourtant permis de mieux comprendre les problèmes du monde et leur impact. Quand j'ai voyagé en Syrie, quelques mois avant le mariage de ma fille, et les derniers mots qu'elle m'a dit avant que je parte étaient : « Tu ne peux pas te faire tuer et manquer mon mariage ».
Quels conseils donneriez-vous à un(e) futur(e) photojournaliste ?
Le plus important est de penser à sa sécurité, de prendre conscience de tous les risques et de toutes les précautions à prendre pour assurer sa sécurité et être respectueux vis-à-vis des ses sujets que l'on traite. C'est aussi très important de ne pas rester dans une zone isolée. Moi-même, j'essaye de rester la plus proche possible de mes autres collègues hommes. Je ne veux pas passer une nuit n'importe où sans savoir que je ne peux pas recevoir de l'aide. Sans savoir que je ne pourrais pas être entendue ou secourue. Les agressions sexuelles ne sont plus cachées comme avant, c'est le cas de Laura Logan, sur la place Tharir au Caire, qui reflète très bien les risques encourus. C'est aussi très important de s'habiller avec pudeur et de respecter les cultures. Une fois, j'ai stoppé une jeune et inexpérimentée photographe qui était sur le point de pénétrer la Bande de Gaza en short. Je l'ai prise à part afin de lui expliquer que c'était impératif qu'elle se change. Je suggère fortement aux journalistes, hommes comme femmes, de regarder ce guide du photojournaliste réalisé par Ami Vitali et Elizabeth Dalziel.
Propos recueillis par Juliette SELLIN
© Heidi Levine - Sipa Press
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