Dans les rues d'un village italien, non loin du lac de Côme, un homme inquiétant avance. Il porte un costume rembourré, une chemise multicolore revêtue d'un tissu cousu à la main et un pantalon fait d'un sac de paille. Mais le plus étrange, c'est son visage, recouvert par un masque de bois. L'air terriblement triste et grave, le regard est d'une noirceur affolante. Que l'on se rassure, l'homme n'est pas un serial killer, juste un participant du carnaval de Schignano.
© Mattia Vacca
Depuis des siècles, les habitants de Schignano célèbrent, en hiver, ce carnaval populaire qui, grâce à son organisation très secrète, a gardé tout de son archaïsme. Chaque année, les participants envahissent les rues du village pour raconter l'histoire du Brut, du Bèl et de sa femme la Ciocia. Le premier est laid et malheureux au village, tandis que le second a trouvé la fortune ailleurs rendant la vie infernale à la Ciocia qui se lamente. Ce récit fait écho aux hommes qui, autrefois, partaient neuf mois sur douze pour trouver du travail au-delà de Schignano. Le carnaval marquait alors le départ des hommes. Aujourd'hui, il persiste par tradition dans une atmosphère mystique et folklorique.
Contrairement à la série en noir et blanc d'Alberto Campi, réalisée sur le même sujet en 2007, les photographies couleurs de Mattia Vacca traduisent l'étrangeté profonde du carnaval. Les personnages semblent tout droit sortis d'un conte que l'on raconterait autour d'un feu de cheminée. L'artiste a su, en utilisant des couleurs froides et ternes, restituer le décor hivernal du carnaval. Grâce à son Nikon D 700, Mattia Vacca accompagne esthétiquement la noirceur du récit. Noir puisqu'il raconte l'impossible bonheur de celui qui reste au village mais aussi la cruauté de celui qui émigre. Avec leur masque perturbant, fabriqués par les locaux, les personnages expriment un conflit social et idéologique auquel aucune solution ne peut être apportée. Le village, en perpétuant ce récit oralement, interroge les différentes époques et aujourd'hui celle de l'urbanisation. Y a-t-il encore une vie possible au village pour la jeune génération ? Lui faudra-t-il partir neuf mois sur douze au-delà des montagnes pour trouver du travail ? Sur les photos de Mattia Vacca, on aperçoit, dans le public, de nombreux jeunes, fascinés par ce récit folklorique, sensibles à la question intemporelle du départ.
© Mattia Vacca
A l'aube, dans la brume montagnarde, alors que le givre recouvre l'herbe sèche, les personnages de ce conte éveillent le village. Leurs vêtements aux couleurs vivent inondent le paysage désolé. Ils se moquent de l'hiver et apportent avec eux un espace-temps différent. Le temps moderne disparait pour laisser place aux sorciers et aux pratiques antiques. Sous leur masque, les acteurs sont uniquement masculins. Même la Ciocia est jouée par un homme, rappelant le théâtre grecque antique. Grâce à un son de cloches, les personnages avertissent les villageois de leur arrivée. Ils investissent les rues mais aussi les maisons, dont les portes sont ouvertes pour l'occasion. Ils partagent l'esprit du festival avec les villageois. Ils parlent tous le dialecte et se laissent difficilement approchés par les inconnus.
© Mattia Vacca
Le carnaval refuse la médiatisation. Loin de la culture touristique, il est « chaos, sauvage et anarchique » selon Mattia Vacca. En passant deux années auprès d'eux, l'artiste italien a su gagner la confiance de ces organisateurs traditionnels. Il est le premier photographe a avoir eu accès aux préparatifs des festivités et surtout, il a été invité à porter le costume, ce qui constitue « un honneur » comme il l'expliquait à la Rédaction d'Actuphoto en décembre dernier. L'artiste relatait alors sa démarche et son rythme de vie auprès des habitants de Schignano qui se lèvent à l'aube et s'imbibent aussitôt de vin. Pour mieux incarner leur rôle, ils considèrent leur masque comme un second visage qui les libère des bienséances. Plus qu'un carnaval, il s'agit d'entretenir une vie folklorique où la subversion et la liberté ont le droit d'exister. Avec ses habits étranges, ses personnages qui s'invitent chez les gens et son récit qui se termine par un bûcher, le carnaval célèbre l'étrange et l'imaginaire. N'est-ce pas là le plus beau moyen de réunir les gens ?
Winter's Tale est disponible en anglais et en italien aux éditions Délicious