© Harry Gruyaert
Considéré comme un photographe des couleurs, Gruyaert est motivé par le pouvoir qu'elles dégagent. Ce sont elles qui lui permettraient de voir le monde, sources d'inspiration. « La couleur est plus physique que le noir et blanc, (...) Avec la couleur on doit être immédiatement affecté par les différents tons qui expriment une situation » dit-il. A peine ouvert, le livre dévoile des images d'une texture semblable à celle d'une peinture. Il y a des silhouettes, des objets. Elles sont granuleuses, floues, perdues. Elles s'enchaînent sans sens ni construction. En effet, Gruyaert n'aime pas la valeur narrative donnée aux images. Il se méfie des histoires et des discours qu'elles peuvent porter, raconte François Hébel, ancien directeur de l'Agence Magnum (de 1987 à 2000). Des discours nuisibles quant à la quête de l'image absolue. Mais le lecteur ne reste pas dans l'incompréhension longtemps. L'autonomie ça suffit, place à quelques pages de biographie. Une biographie synthétique mais complète, écrite par le même François Hébel. Elle permet de donner des pistes au lecteur quant à la compréhension de l'oeuvre. Mais les interprétations sont multiples.
© Harry Gruyaert
Libre interprétation ou manipulation ?
Couleur, matière, lumière. Tels seraient les maîtres-mots du livre. Il y a un dynamisme certain dans la composition des images. Le lecteur a envie de s'y intéresser, sent sa curiosité titillée même si elles ne veulent rien dire. Elles sont vides de toute narration, de tout sentiment, de toute histoire. Il semble impossible de les contextualiser. Les pointus de géographie y arriveront peut-être. Les images s'adressent à n'importe qui, n'importe quand. Elles stimulent notre imaginaire, sont universelles et intemporelles. Dommage que Gruyaert n'y retranscrive pas sa culture du voyage. Une culture qui a tant nourri ses créations, comme au Maroc pour lequel il a eu le coup de foudre. Les couleurs de ce pays ont été pour lui « jubilatoires », indique la préface. Car les images ne sont pas légendées. Il faudra attendre la fin de l'ouvrage pour y accéder et trouver à quoi correspondent les clichés.
L'oeuvre est conceptuelle et paradoxale. Elle semble laisser le lecteur dans une libre interprétation, à même d'avoir sa propre opinion. Les images se suffisent à elles-mêmes, elles sont indépendantes. Chacune reflète une scène de vie insignifiante à laquelle le photographe trouve du sens. Or, les influences de l'artiste sont celles qui donnent du sens aux images. Il a la connaissance, le pouvoir, le talent de se jouer du lecteur. Il le déstabilise à sa guise. Il n'y a aucune chronologie, les images voyagent dans le temps. Le lecteur passe d'un univers à l'autre dans lequel chaque page propose une couleur différente. Gruyaert entre-mélange les atmosphères, les ambiances chaudes comme froides. Mais c'est sans prétention qu'il passe du coq à l'âne puisqu'il laisse champ libre à l'interprétation. C'est toute l'ingéniosité du livre. Une micro organisation est néanmoins perceptible. Il coordonne ses photos en plaçant entre elles des pages blanches. Chacune de ces pages annonce le début d'un nouveau chapitre d'images. Chaque section aborde un thème et une couleur définie. Le vert domine dans celle dédiée à la Belgique (Liège et Bruxelle, en 1981). Elle fait penser au film Vertigo. Le goût du photographe pour le cinéma participerait-il aussi à la construction de ses photos ?
Parmi les influences de l'artiste, il y a les Etats-Unis et leur dimension capitaliste. L'humanisme de la photographie française n'est pas faite pour lui, comme le dit Fabien Hébel. Et ça se voit. Le style des photos paraît superficiel. Les clichés semblent maquillés, dotés d'une lumière surdimensionnée, comme tout droit sorties d'un film hollywoodien. Parmi eux, l'un a été pris à Dunkerque, en 1987. Les couleurs sont chaudes, le rose domine. L'ambiance fait penser à un adieu romantique sur le quai d'une gare. Face à ce flux de clichés colorés et diversifiés, la photographie semble perdre de sa valeur. Serait-elle à consommer avec modération ?
© Harry Gruyaert
Composition atypique et déshumanisation
Harry Gruyaert a un style photographique particulier. A prendre ou à laisser. Il est l'un des seuls pionniers européens à utiliser la couleur de manière purement créative depuis les années 70. Peter Knapp, ancien directeur artistique du magazine Elle, le comparait à un « petit Saul Leiter », l'un des premiers photographes à valoriser la couleur. Ce choix d'utiliser la couleur lui fera défaut lorsqu'il intègre Magnum en 1982. Son travail est jugé sans aucune valeur journalistique. On lui reproche de dénigrer le noir et blanc. Lui ce qu'il préfère, c'est l'autonomie de l'image. Car, selon lui, l'image parle d'elle-même. Elle est graphique, lumineuse et désorganisée. Gruyaert décode la photographie « classique ». Il n'y a plus de notion de cadre. Chaque élément déborde, ils sont denses. L'image prise à Boom (Belgique), en 1988, montre des femmes face à une maison gardant leurs enfants. Elles se cachent du soleil à l'aide de parapluies. Dans le cadre, une poussette déborde au premier plan et, sur le côté, une femme est coupée en deux. Une de ces femmes est une vieille dame. Elle est assise, le visage caché par le gros ballon rouge de l'enfant au premier plan. (Image ci-dessus)
© Harry Gruyaert
Gruyaert procède aussi à une déshumanisation. L'Homme n'est pas plus important qu'un objet. Réducteur peut-être, novateur certainement. Une photo de Paris en 1985, montre une femme qui marche dans la rue. Derrière il y a deux chaises, une table. Le sujet n'est pas la femme, ce sont les chaises qui sont éclairées et mises en valeur par la lumière. L'utilisation des matières a elle aussi un rôle dans la composition des clichés. Gruyaert pratique le flou, l'ombre, la lumière, le contre-jour... La photo prise au Congrès du Parti communiste, à Trivandrum (Inde), en 1989, montre toutes ces matières. Au premier plan, deux personnes à mobylette sont floues. Au milieu, le policier dans la rue est à contre-jour, alors que l'affiche juste à côté est pleine de lumière. Les autres passants ont pleins d'ombres sur eux. C'est un photographe capable de pouvoir utiliser la lumière, même la plus déplorable (pluie, brouillard...) pour en tirer quelque chose d'esthétiquement surprenant et donc plaisant. Il réinterprète la banalité de la réalité.
En guise d'épilogue, le sculpteur Richard Nonas confirme cette idée de déshumanisation. Il dit « voir des images de choses, même quand elles représentent des êtres ». Il explique aussi le côté inconfortable de l'oeuvre, qui bloquent les pensées de toute interprétation. Car Gruyaert a le pouvoir de faire croire que ses photos ne se « mouillent pas ». Alors qu'en fait, toutes ces images sont construites et réfléchies. « Elles ont la force et la tension du sens inachevé » ajoute Richard Nonas. De quoi devenir fou ou simplement fou de l'artiste.
Juliette Sellin
© Harry Gruyaert
Harry Gruyaert
Préface de François Hébel
Postface de Richard Nonas
1er avril 2015 aux éditions Textuel
55euros