Cindy Sherman - Hatje Cantz Verlag
« Cindy Sherman est une grosse marque ! Et quand on devient une marque, c'est très difficile de se libérer parce qu'on devient prisonnier de son propre succès. Elle serait folle d'abandonner ce qu'elle fait parce que c'est là qu'elle gagne tout son argent » nous livrait Duane Michals en novembre dernier. Comme à son habitude, le photographe ne ménageait pas ses contemporains et se livrait sans langue de bois sur le phénomène Sherman. Pour être tout à fait honnête, nous n'étions pas loin de le croire...
La rébellion originelle
La rencontre entre la jeune Sherman et la photographie est le fruit d'une obligation académique, au sens américain du terme. Elle doit en effet prendre un cours d' « Introduction à la photographie » au State University College de Buffalo : elle y découvre qu'elle a jusque-là perdu son temps avec la peinture. Cette dernière continuera pourtant d'imprégner toutes ses créations photographiques. Les costumes ont suivi de près ses nouvelles amours pour la pellicule, elle les porte même en dehors de ses séances de travail, que ce soit au Hallwalls Contemporary Arts Center ou à son arrivée dans les rues de New York. S'utiliser soi-même, être sa propre matière, se mettre dans tous ses états possibles et forcément imaginables. À l'époque, Cindy Sherman revendique ses influences : « Mes modèles étaient des artistes comme Adrian, Piper, Elanor Antin, Suzy Lake, Chris Burden, Vito Acconci, des artistes contemporains qui s'utilisent eux-mêmes d'une manière conceptuelle. »
Cindy Sherman
Untitled # 363-377
1976/2000
Silbergelatineabzug
15-teilig: 25,3 x 20,3 cm; 18,8 x 12,8 cm (Ausschnitt)
Courtesy of the artist and Sammlung Goetz, München
Et l'écolière devint sorcière
Le jeu des identités multiples, des sexes interchangés, des couleurs empruntées : Sherman deviendra Noire, écolière boutonneuse, homme d'affaires arrogant... Dans ces premiers clichés noir et blanc (Untitled 1976/2000), elle incarne les passagers d'un bus, vole leurs postures, leurs vêtements, l'existence assise d'une population urbaine qui n'a jamais semblé aussi lasse... Actrice et fan d'un cinéma qu'elle revendique comme influence essentielle, elle pousse le vice jusqu'à s'incarner dans des remakes de vieux films hollywoodien ou européen dans Untitled Film Stills (1977-1980). Soixante-neuf photos, encore en noir et blanc, de la seule série que Sherman a nommée elle-même.
Cindy Sherman
Untitled Film Still #47 A
1979
Silbergelatineabzug
69,5 x 95 cm
Courtesy of the artist and Sammlung Goetz, München
Le début de la décennie 1980 pourrait à la fois marquer le passage à la couleur et à l'horreur. En toute simplicité, Sherman va faire sombrer son travail dans un cauchemar sans fin : « J'ai toujours été plus intéressée par faire le portrait de sujets dérangeants que de faire de jolies images. Je suis une fan de l'horreur et ça ressort dans mon travail. » Au milieu de rats, elle-même métamorphosée en souris géante, des visages exsangues aux dents pourris, des seins de plastiques disproportionnés... Sherman photographie Sherman en enfer. La rêverie malsaine se prolongera avec ses reconstitutions de peintures historiques (History Portraits/Old Masters 1988-1990) dans lesquelles l'artiste est de moins en moins visible, dévorée par ses personnages faits de perruques et de faux nez. Mais l'horreur épuise, on le voit. Assez classiquement, elle malmènera quelques poupées sur son chemin (Broken Dolls 1999) et quelques Clowns (2003/2004), mais, tout comme ses Society Portraits (2008), sa « cuisine de sorcière »* ne fait plus peur à personne.
Cindy Sherman
Untitled #125
1983
Farbphotographie
48,5 x 91 cm
Courtesy of the artist and Sammlung Goetz, München
Cindy Sherman
Untitled #299
1994
Farbfotografie
122 x 81 cm
Courtesy of the artist and Sammlung Goetz, München
Cindy Sherman
Untitled #470
2008
Farbfotografie
214,5 x 146 cm
Courtesy of the artist and Sammlung Goetz, München
Il y a pourtant bien eu une petite révolution shermanienne. Ne serait-ce que la remise en question totale des codes d'une époque (vestimentaires, sexuels, sociaux, esthétiques, etc.) dans ses premières œuvres. Et pourtant le concept a fini par lasser, s'est essoufflé dans ses répétitions, dans l’autocentrisme assumé, dans l'esthétisme horrifique, dans la gadgétisation du produit « Sherman » déclinable à l'infini. Et pour la pub notamment, même si le sujet est quasi tabou pour l'artiste : « Je n'ai jamais eu de job en tant que photographe pour quelque magazine que ce soit. J'ai occasionnellement accepté des commandes quand il était clair que je pouvais faire tout ce que je voulais et travailler de la manière dont je le souhaitais, selon mon organisation et en précisant que je pourrais utiliser le travail comme le mien par la suite. » Difficile d'assumer, là où un Koons n'aurait (et n'a) aucune gêne à revendiquer son art-business. Cindy Sherman serait-elle plus complexe ?
* Expression de l’anthropologue Alain Mons, qui a parfaitement cerné Cindy Sherman dans son article « Le bestiaire des identités : Cindy Sherman » (Alain Mons, Anthropologue, Professeur en Communication esthétique à l'Université Bordeaux III M. de Montaigne)
Emilie Lemoine
Cindy Sherman
Allemand/anglais
2015. 184 pages
ISBN 978-3-7757-3960-3
Hatje Cantz Verlag
€ 30,00