Le Cri du silence, éditions Flammarion, 2015 © Antoine Agoudjian
Depuis les années 90, Antoine Agoudjian sillonne le Moyen-Orient à la recherche de la culture arménienne. Après plusieurs ouvrages et diverses expositions, dont une en Turquie, le photographe français continue sa mission en publiant aux éditions Flammarion, Le cri du silence, Traces d'une mémoire arménienne. Hantées par le génocide arménien, les photographies de l'ouvrage sont empreintes d'une douleur intime mais aussi, et surtout, d'une douceur réconciliante. Nous avons rencontré Antoine Agoudjian, chez lui, pour savoir où il en était dans sa quête mémorielle.
Vous êtes né en France, votre famille est d'origine arménienne : comment part-on à la recherche de ses racines?
J’ai grandi ici, à Alfortville. Il y avait beaucoup d'Arméniens, ce qui créait une ambiance de village, avec des enfants et des anciens, la plupart rescapés du génocide de 1915. Cette ambiance m'a marqué, la tragédie arménienne était présente sans être accablante non plus. C'est la danse traditionnelle qui m'a d'abord mis en phase directe avec l'histoire, les gens, des moments de vie. Puis j'ai été en Arménie en vacances, sous la surveillance du régime totalitaire de l'époque. C'était tout de même très fort car c'était le premier contact avec la terre. La quête des racines est la quête charnelle d'une terre qui ne nous appartient plus. Mais c'est le tremblement de terre de 1988 qui m'a mis en lien direct avec mes origines. Je suis parti pour quelques jours et finalement j'y ai passé 12 mois sur deux années. J'ai travaillé, perfectionné la langue, rencontré des gens et voyagé dans des lieux jusque-là interdits.
Comment la photographie est-elle arrivée dans cette quête des racines ?
Un jour, un ami m'a invité à Boston pour danser dans une troupe d'amateurs. Il travaillait dans un labo photo ce qui m'a permis d'apprendre. En rentrant en France j'ai travaillé dans un autre labo puis il y a eu le tremblement de terre et je suis parti avec du matériel. Quand je suis rentré, j'ai été publié par Parenthèses, bien que je n'étais qu'amateur. Par rapport aux journalistes qui n'étaient autorisés qu'à rester une semaine, j'étais resté longtemps à photographier des enfants, l'aide humanitaire, des régions interdites...
Allegoria, Arménie, 2008 © Antoine Agoudjian
Depuis les années 90, votre œuvre tourne principalement autour de l'Arménie, pourquoi est-il si important pour vous d'y retourner ?
C'est un peu comme une drogue. Chaque individu à une quête intime et singulière dans sa vie, qu'elle soit sociale, politique, intellectuelle ou artistique. J'ai toujours eu cette envie en moi de faire quelque chose de personnel, d'engagé humainement. Se battre pour la reconnaissance de la tragédie arménienne, c'est aussi se battre pour l'histoire de l'humanité. Ce modèle de société défend la liberté – sans faire d'emphase – face à l'obscurantisme. La cause arménienne est une façon, pour moi, d’être plus proche des gens. L’introspection m’a permis de sortir de l’idée de reportage, l’important c’est l’image et ce qu’elle raconte.
Le cri du silence semble dépasser le traumatisme du génocide pour partir à la rencontre de la culture arménienne comme culture ancienne, pré-génocide. Votre approche pour faire cet ouvrage a t'elle été différente des précédentes ?
Oui. Ce livre, on m’a laissé le faire de A à Z. Quand on est auteur sans moyen, on fait des concessions. Mais Le cri du silence, je l'assume pleinement. J'y ai fait le choix de raconter une histoire. Elle commence par le bonheur et se dirige vers la tragédie du génocide, mais l'idée c'est de raconter la vie humaine, de la naissance à la mort avec tous ses événements de joie et de détresse...
Le Fantôme d’Arménie, région de Tunceli (Dersim), Turquie, 2011 © Antoine Agoudjian
Oui, parce qu'elle intervient dans une histoire sombre. La couleur s’est déclenchée après l’exposition que j’ai faite en Turquie. C'était la première fois que des Turcs organisaient une exposition sur la mémoire arménienne. Elle répondait à une demande d’une partie de la société civile Turque qui n’a plus de doute quant à l’existence du génocide arménien et qui comprend que la République s’est en partie construite dessus. Cette exposition est arrivée au bon moment. Après ça j'ai voulu faire un reportage dans la région de Dersim (NDLR : en Turquie) où se trouvent des alévis (NDLR : musulmans hétérodoxes ). C’est un endroit qui a été protégé en 1915 car beaucoup d’Arméniens se sont convertis à l’alévisme. Un journaliste du Monde m’a dit qu’il était prêt à publier mon travail mais en couleur, ce que j'ai accepté. Tel un ébéniste ou un maçon, j’ai alors travaillé pour apprendre à construire mon « meuble » en adéquation avec mon goût. La seule façon réellement forte de traiter un sujet, c'est de se l'approprier. Je réalise une image, une pièce brute que je taille, ce n’est qu’une vision, une illusion. Il n’y a pas de vérité. Mon travail, c’est l’expression d’un univers intérieur, issu d’un héritage, réalisé avec précision et liberté.
Vous commencez le livre avec l'image d'un vieil homme en costume de ville et de sa famille, dont les jeunes enfants portent un costume traditionnel. L'équilibre est-il là, entre la transmission d'une culture aux jeunes générations et l'acceptation, par les anciens, d'un nouveau monde ?
Oui parce que l’héritage est important. La question est « Que vais-je créer à partir de ce qu’on a créé de moi ? ». L’héritage et la tradition permettent d’avoir les outils pour créer sa propre histoire. Cette photographie je l'ai prise en étant allé voir un spectacle de danse. Ce vieil homme s’est approché de moi en me disant que je ressemblais à son fils défunt. Il s’est mis à danser… L’image était réussie à ce moment-là. J’ai toujours été intéressé par la tradition mais c’est trop folklorisant dans une image d’avoir des costumes traditionnels. Et d’un coup, j’ai cette pépite, ce miracle qui se passe devant moi. Il a réussi à matérialiser mon image de la tradition en dansant, tout en étant habillé comme vous et moi.
Le Trophée, Gumri (Leninakan),Arménie, 1993© Antoine Agoudjian
La photographie d'un homme ému face à l'image de son grand père, survivant du génocide et expatrié en France, est nommée « Apatride », est-ce aussi le sentiment des enfants ?
Sur les papiers des expatriés était marqué le mot « apatride », c’est-à-dire « sans retour possible ». Cette image est celle d’un jeune Français, qui a craqué devant la photo de son grand-père, prise en Irak par les Britanniques pour son état civil. Suite à l'exode il avait perdu 20 à 30 kg. C'est donc une référence à ce terme quasi juridique d'apatride. Mais nous, enfants d'expatriés, nous ne sommes pas apatrides, nous sommes français.
L'acteur d'origine arménienne, Simon Abkarian, a écrit un texte adressé à vos enfants en préface de l'ouvrage. Le sentiment de communauté semble très important, l'est-il d'autant plus que vous êtes en France ?
On peut appartenir à une communauté sans être communautariste. En revanche les coutumes et les traditions ce sont des richesses qui permettent d'avoir un bagage humain supplémentaire. Avec mon épouse, nous transmettons à nos enfants cette « arménité ». Leurs grands-parents et arrières grands-parents ont vécu dans un autre pays, subi une tragédie. Je ne vois pas pourquoi on ne les immergerait pas dans cette histoire-là, sans pour autant les y emprisonner.
La reconnaissance du génocide arménien, de façon internationale, est-elle nécessaire pour dépasser le traumatisme ?
Oui. Quand je vais en Turquie, j'ai le sentiment de porter l'étoile jaune. Je me méfie des gens avec qui je parle et souvent il m'arrive de devoir me taire. Le jour de mon exposition, ils ont abattu un jeune conscrit juste parce qu’il était Arménien... La négation augmente la culpabilité et ne permet pas de tourner la page. Les choses se sont améliorées depuis l'assassinat de Hrant Dink, ce journaliste arménien tué en 2007. Cela a eu un impact émotionnel en Turquie qui a permis de délier les langues. Cette négation qui perdure, c'est ce qui fait la particularité de l'histoire arménienne.
Assadour, région de Tunceli(Dersim), Turquie, 2011 © Antoine Agoudjian
Selon vous, la photographie est-elle témoin, actrice ou/et passeuse de l'Histoire ?
Ce sont trois termes justes mais ce n'est pas que cela. J'ai apporté ma pierre d'humain pour arriver à cet ouvrage. C'est le témoignage d'une histoire subjective qui traite d'une sujet très rationnel, ce que j'ai voulu faire transparaître dans les légendes. Il fallait que j'explique le choix des lieux, le fait que 80 % des images ont été prises en avril pour correspondre au début du génocide (en avril 1915). Les légendes sont didactiques et posent des faits historiques qui s'opposent à la négation.
Avez-vous fait, pour cet ouvrage, une rencontre particulièrement marquante que vous voudriez nous raconter ?
Il y en a plusieurs. Il faut comprendre que toute cette histoire était d'abord pour moi imaginaire. Le fait d'aller en Arménie lors du tremblement de terre, c'était être comme dans un rêve. A mon époque on pensait être les derniers Arméniens, vestiges vivants d'une histoire qui s'évaporait dans le temps. Ce n'est pas tant la rencontre d'individus que le sentiment de présence physique dans des endroits dans lesquels, franchement, je ne pensais jamais aller.
Le Cri du silence, Traces d'une mémoire arménienne, sera en vente le 18 mars aux éditions Flammarion
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Propos recueillis par Paulina Gautier-Mons