Jérôme Deya
Photographe humanitaire et social, Jérôme Deya a toujours voulu changer le monde à son niveau. Et c'est avec son projet À mon corps dérangeant, qui présente des photos de couples handicapés dans leur intimité, que cet homme désire faire évoluer les mentalités vis-à-vis des personnes handicapées et de leur sexualité.
Comment êtes-vous devenu photographe ?
Je n'ai pas eu de formation particulière, je dirai que ce sont les hasards de la vie qui m'y ont conduit. En 1997, après plusieurs évènements dans ma vie, je suis parti en Amérique Latine un an avec un appareil, alors que je n'avais jamais fait de photo. Là-bas, tout était passionnant, du coup je faisais des photos au quotidien et mon intérêt pour la prise de vue est arrivé comme ça. Un soir à la télévision, j'ai entendu qu'il y avait eu un glissement de terrain qui avait enseveli deux villages dans la région d'Arequipa au Pérou. J'ai voulu aller couvrir l'évènement alors que je n'étais pas du tout journaliste. J'ai donc immédiatement pris un bus de nuit pour rejoindre le lieu de la catastrophe et j'ai pris plusieurs photos là-bas. Par la suite, j’ai publié mes premières photos dans un article sur les micro-crédits de la revue de l’Unicef.
Comment s'est passé votre retour en France ?
Ça a été difficile au niveau de la photo ! J'ai réussi à placer quelques photos en agences mais je n'avais pas grand chose à proposer. Du coup, j'ai fait des photos de mariage puis du filmage sur des lieux de vacances... jusqu'en 2000 où je suis monté à Paris. J'ai décidé de me spécialiser en photojournalisme et j'ai fait le tour des rédactions. J'ai essuyé de nombreux échecs, nous sommes des millions de photographes et ce que je présentais n'était pas assez exceptionnel. Du coup, je me suis orienté vers la presse associative car c'était ce qui m'intéressai le plus. J'y ai trouvé une écoute plus importante. J'ai commencé à travailler sur le handicap pour l'Association des Paralysés de France, sur la précarité pour le Secours Populaire et pour des associations humanitaires. J'ai réussi à faire ma place petit à petit. Mon travail est principalement axé sur la photographie sociale.
Quel est votre rapport avec le handicap ?
Il ne me semble pas qu’il y ait plus de raison à cela qu’à tout autre type de photo auquel je m’intéresse. Il s’agit de photographie sociale et d’une cause à soutenir. Lutter contre l’indifférence, c’est le sujet de mon travail d’une manière générale.
Votre travail À mon corps dérangeant a été exposé plusieurs fois. Qu'ont ressenti les visiteurs lors de la découverte de vos travaux ?
J'ai eu l'occasion de présenter ce travail à trois reprises. La première était pour le festival Ma sexualité n'est pas un handicap à Buc près de Versailles en avril 2014. Cela n'a duré que deux jours mais c'est grâce à cette expérience que l'aventure a pu se concrétiser. J'ai ensuite pu montrer mon travail à Paris à la galerie Fait et Cause puis à la galerie l'Oeil Pense. Ces deux expositions ont vu le jour car j'ai été lauréat du concours SOPHOT 2014 avec Mylène Zizzo pour « Effacés du monde », qui récompense des travaux de photographie sociale. Alors que je gardais la galerie, c'était surprenant d'observer les réactions des gens, qui ne savaient pas que j'étais le photographe. L'idée de mon travail n'était pas de perturber les visiteurs, mais force est de constater qu'il a suscité de vives émotions, parfois contrastées. 90% des personnes ressortaient émues par mon exposition, elles m’encourageaient à continuer, certaines avec les larmes aux yeux. C'est bizarre d'être face aux émotions des gens. Ça tient probablement du sujet, sans doute aussi des textes qu'ont écrit les personnes photographiées, sur leurs relations et leurs sentiments. Il y avait une histoire à travers les photos, racontée par les principaux concernés. Ça a permis aux visiteurs de vraiment rentrer dans l'histoire.
Quelle a été votre démarche pour rentrer dans l'intimité de ces personnes handicapées ?
J'ai mis trois ans pour réaliser les photos de six couples. Ça a été compliqué de trouver des personnes susceptibles d'accepter ma démarche. Je privilégiais le contact par téléphone pour expliquer mon projet afin de ne laisser planer aucun doute ou aucune ambiguité sur ces photos. J'ai essuyé beaucoup de refus. Si le contact passait bien et que les couples acceptaient, nous nous rencontrions la veille ou le matin même de la journée de prise de vue. Le matin, je photographiais leur vie quotidienne dans leur salon ou en balade, et je réservais l'après-midi aux photos intimes prises dans leurs lits ou ailleurs.
Aviez-vous des appréhensions particulières ou des idées préconçues avant de commencer votre projet ?
Je n'en avais pas, mais c'est parce qu'il y a une évidence pour moi qu'une personne en situation de handicap a le droit à l'amour. Il n'y a aucune raison pour que mes sentiments, mes désirs, ma façon de voir les choses changent si je dois avoir un handicap demain. Pourquoi une personne née avec un handicap n'en aurait-elle pas le droit ? Elle a les mêmes besoins, les mêmes émotions que tout à chacun et je n'ai jamais compris comment la société pouvait la percevoir différemment. En commençant ce projet je savais que le sujet n'avait pas été traité car trop tabou. Mon reportage est pudique mais cherche à aborder réellement la question de la sexualité.
La question de la sexualité des personnes handicapées est en effet tabou dans notre société, notamment concernant le rôle des assistants sexuels...
Ce n'est pas mon rôle de me positionner sur ce sujet. Mon reportage n'est qu'un témoignage de ce qui se passe ou non dans les chambres à coucher. Mais j'essaye d'amener un certain questionnement : en quoi une personne handicapée aurait moins de besoin et de désir qu'une personne dite valide ? Personne n'est à l'abri de se retrouver confronté au handicap. On se retrouve face à certaines situations où les personnes n'ont pas du tout accès à leur corps, avec une mobilité qui ne leur permet même pas de se donner du plaisir. Est-ce que je dois estimer que cette personne, sous prétexte qu'elle n'a pas accès à son corps, n'y a pas droit ? Est-ce que c'est un discours tenable en tant qu'individu, en tant que citoyen ?
Comment conjuguez-vous votre travail humanitaire à votre travail social sur le handicap ?
J'essaye de me pencher sur des sujets qui me font vibrer et qui me passionnent. La photo humanitaire est extrêmement intéressante, il y a derrière l'idée de se battre pour l'évolution d'une cause. Concernant le handicap, c'est une évidence absolue que je traite ce sujet car il y a un retard phénoménal, notamment dans notre pays. En février 2005 une loi a été votée disant que tout devrait être accessible en 2015. Rien n'a été fait et maintenant on parle de dérogations, de 5 à 10 ans de plus ! Combien de personnes handicapées souffrent de ne pouvoir tout simplement sortir seules de chez elles ? Tout le monde trouve ça normal dans ces cas-là qu'elles fassent appel à un assistant... C'est aberrant et égoïste. Il suffirait que chacun soit réellement confronté au handicap pour ressentir l’évidence… mais tant que ça ne nous concerne pas...
Avez-vous d'autres projets en tête ?
Je compte poursuivre mon projet À mon corps dérangeant, je devrais d'ailleurs photographier un autre couple bientôt, mais rien n'est sûr, afin de partir éventuellement sur un autre angle. L'idée est aussi de pouvoir le montrer ailleurs. Je vais également continuer de travailler sur le handicap en général ainsi que pour des associations humanitaires, mais c'est un peu au jour le jour.
Propos recueillis par Anaïs Schacher