© Anouk Deville
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Question classique : pouvez vous nous expliquer pourquoi vous avez constitué ce journal intime numérique ?
A vrai dire, je n'ai pas vraiment imaginé mon travail comme un journal intime à la base. J'ai toujours photographié les étapes de ma vie, mes proches, ce qui me touchait... J'ai commencé à quinze ans et dix ans plus tard, à force d'accumuler des images, je ne savais plus trop où j'allais, et je me suis dit « Bon qu'est ce que je vais bien pouvoir faire de ces milliers de photos ? » C'est là que j'ai commencé à plonger dans mes archives et à les organiser, c'est comme ça que ce journal intime est né.
Vous n'avez pas l'air de faire preuve de mise en scène, vos photos sont instinctives, pouvez vous nous expliquer comment vous appréhendez la relation photographe-photographié ?
Effectivement, je ne mets jamais en scène mes images. C'est vrai que je photographie instinctivement. Il n'y a pas de différence entre la relation photographe/photographié et la relation humaine que j'entretiens avec chaque personne que je photographie. D'ailleurs je pense que c'est assez manifeste quand on regarde mes images, on peut discerner les sentiments qui m'animaient lors de la prise de vue. Je ne joue pas à camoufler ma réalité au travers du filtre de l'appareil. C'est pourquoi j'entends souvent dire que mes images sont « brutes » je suppose.
© Anouk Deville
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J'ai l'impression que c'est le genre humain qui vous importe le plus, il y a beaucoup de portraits dans vos photos et peu de natures mortes, de paysages...
Oui, il y a beaucoup de visages et de corps c'est vrai. Dans la vie, comme dans ma photographie, je suis passionnée par les aspérités des corps, les petits détails qui font que chaque corps est beau et unique. Ça me fascine d'observer comment l'âme d'une personne peut se refléter sur son corps intentionnellement ou pas.
Cela dit, mes derniers travaux contiennent de plus en plus de paysages et de morceaux de nature... Je crois que je me suis un peu calmée dans ma quête frénétique de corps...
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Dans votre série « Le corps en quête » justement, vous photographiez souvent la peau, abîmée, tatouée... pourquoi ?
J'adore la peau ! C'est l'enveloppe extérieure, elle témoigne naturellement de l'âge, des conditions de vie, des traumatismes d'une personne. Mais ce qui est fascinant, c'est qu'on peut en faire ce qu'on veut. La trouer, la décorer, la déchirer, la brûler... C'est un acte fort selon moi de s'approprier sa peau en la marquant d'une empreinte volontaire.
J'essaie au maximum quand je photographie de la peau en gros plan, de retranscrire tous les reliefs pour transmettre les sensations que l'on pourrait avoir en la touchant. Je trouve ça tellement sensuel de toucher la peau de quelqu'un, qu'elle soit lisse et douce, fripée, ou transpirante...
© Anouk Deville
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Le corps est un support de revendications selon vous ?
Oui bien sûr ! Comme je le disais, s'approprier son corps est bien l'un des rares actes de liberté qu'on ne peut pas nous enlever. Chacun devrait être libre de jouir de son corps et de communiquer avec et à travers lui comme bon lui semble (dans la limite bien entendu du respect de l'autre).
J'ai l'impression que ce sont les réactions du corps qui vous intéressent ? Il y a plusieurs gros plans de coups, de blessures, comme cette photo d'une prise de sang où l'on voit la peau réagir ou celle de la langue sectionnée. Pensez-vous que le corps reproduit ce que l'on ressent ?
Je pense avoir donné une réponse à cette question plus haut en faisant référence au corps comme miroir de l'âme.
© Anouk Deville
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Pensez-vous que le corps parle, au-delà des tatouages et autres symboles ? Qu'il n'est pas uniquement un moyen d'expression mais un langage ?
C'est une évidence pour moi oui. Un genre de langage parallèle très puissant.
La sexualité est très présente dans vos photos, est-ce aussi une forme de narration aussi pour vous ?
Mon travail s'étalant sur dix ans, de quinze à vingt-cinq ans, il me semble « normal » que la sexualité y tienne une place importante. Je ne pense pas que ce soit le thème principal de mes photos comme on m'en fait souvent la réflexion. Comme toute jeune femme je me suis cherchée, j'ai découvert mon corps et celui de l'autre au travers d'expériences plus ou moins ordinaires, et comme souvent mon appareil photo était là, naturellement.
Il y a plusieurs clichés d'organes génitaux masculins dans la série « Le corps en quête ». Apparentez-vous ces images à du fétichisme ou c'est l'esthétique qui vous plaît ?
Un peu des deux. Je trouve ça beau moi un sexe d'homme, on n'en voit pas assez en photographie. En fait, j'ai toujours aimé les hommes de ma vie autant pour leurs forces que pour leurs failles, peut-être même plus pour leurs failles ! Surtout s'ils n'en avaient pas eux-mêmes conscience... J'aime le fait que le sexe de l'homme, aussi bien puissant que vulnérable, traduise physiquement cette ambivalence.
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La subversion de vos photos est un choix ou est-ce une question que vous ne vous posez jamais ?
Je ne me pose la question que lorsque je suis confrontée à des réactions de personnes qui se retrouvent choquées devant mes images. Je ne cherche jamais intentionnellement à choquer, je ne pense pas vouloir être subversive. Si je le suis, c'est un peu malgré moi.
Quelle relation entretenez-vous avec la vieillesse ? C'est un thème récurrent dans vos photos du « corps en quête » ou de « sourire à la mort ».
Nous entretenons tous je pense un rapport particulier à la vieillesse, qui renvoie beaucoup d'entre nous à la peur primaire de la mort. Que ce soit la nôtre ou celle d'un proche. Personnellement, je n'ai pas peur de mourir, en revanche je suis terrifiée à l'idée de perdre un proche. C'est je pense l'une des raisons pour lesquelles je photographie beaucoup ma grand-mère depuis dix ans, c'est une façon de figer la beauté de son visage, chaque ride, chaque partie d'un corps qui s'altère au fil du temps...
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Mes questions tournent beaucoup autour de ces problématiques du corps mais c'est quelque chose d'assez récurrent dans votre travail, pas uniquement dans « Le corps en quête ». Par exemple quand vous photographiez le milieu transsexuel nous sommes en plein dans ces questions d'identité, de rapport au corps (prisonnier ou pas de son enveloppe corporelle), de genre. Est-ce une obsession chez-vous ou un moyen de mieux se connaître ?
Oui la transexualité est un sujet qui me passionne car elle touche au corps dans sa modification la plus radicale, mais aussi à la question de genre, plus psychologique. Mais je n'ai jamais vraiment photographié le milieu transexuel. J'ai des amis et des connaissances qui le sont, c'est eux que j'ai photographié.
Je ne sais pas si on peut dire que je suis obsédée par le rapport des gens à leur corps, et par extension par mon rapport avec mon propre corps, je parlerai plutôt peut être de fascination devant la complexité de ces rapports et la beauté qui émane de tout acte libre d'appropriation corporelle. Cette curiosité est certainement une façon pour moi de mieux me connaître et donc de mieux connaître l'autre.
*Obturateur
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Propos recueillis par Guillaume Reuge