Cédric Delsaux
Comment a germé l'idée de suivre les pas de Jean-Claude Romand ?
À chaque fois j'ai une longue phase de maturation qui dure souvent des années, souvent très souterraine, souvent même très inconsciente, qui peut être liée à ce que je lis... puis progressivement ça germe. Là, ça vient de L'adversaire, mais même avant, car cette histoire date de fin 1993. Emmanuel Carrère décidera tout de suite d'en faire quelque chose, tout de suite il devient journaliste pour le Nouvel Obs, il suit l'histoire, il écrit et il sort ce bouquin en 2000. Moi je le lis tout de suite, je saute dessus, et la façon dont il le construit me le rend extrêmement trouble et proche à la fois. Il devient un livre de chevet et le reste pendant des mois. Et quand je vois le film de Nicole Garcia qui n'est pas un mauvais film mais qui n'est pas un film qui rassasie mon désir d'images vis-à-vis de cette histoire, je me dis que j'ai envie de traiter les lieux, j'ai envie de voir où c'était, comme une fascination presque un peu morbide.
Une curiosité malsaine ?
Je prends ça plus pour une forme de voyeurisme un peu déplacé, comme on a un peu tous, comme on fait quand il y a un accident sur la route, et qu'on se dit « Non mais moi je regarde pas ! » et on a tous les yeux écarquillés pour voir s'il y a des morts. En même temps, il y a le rapport à Romand, ce personnage, ce menteur... car plus que la tragédie c'est ce qu'il a fait avant qui le rend intéressant : effectivement il a tué tout le monde mais il est surtout fascinant dans ses dix-huit ans de mensonge. Et là je sens que c'est ça qui me trouble et plus j'avance dans mon travail de photographe, plus je vois que ce rapport au mensonge, à l'imposture et à la fiction est proche de moi, et je comprends d'où me vient cette attirance trouble, ambivalente.
Autoroute des Titans. A40, Bellegarde-sur-Valserine.
Extrait de Zone de repli, Cédric Delsaux (Éditions Xavier Barral, 2014)
Photographies © Cédric Delsaux / Éditions Xavier Barral
Qu'est-ce qui a déclenché le début de votre travail ?
Comment se passent les premiers pas, les premiers kilomètres sur ces routes de Gex ?
Au début j'ai juste un dispositif minimal, je me dis simplement que je vais dans un lieu où pendant dix-huit ans un type a erré. Mais cette histoire s'est terminée il y a vingt ans, et il n'y a plus aucun signe, au sens physique du terme, dans le territoire que je vais photographier, il n'y a plus qu'un territoire hanté que je viens rencontrer avec le filtre de ce fait divers. C'est ma grande théorie : on n'est jamais en contact avec le réel mais avec l'histoire qu'on s'en fait. Donc je sais déjà qu'en allant là-bas je vais passer tout ce territoire à la moulinette, au tamis de cette histoire, mais je ne sais pas ce que je vais en ressortir...
Votre ouvrage s'intitule Zone de repli, pourquoi ce titre ? Qu'évoque-t-il pour vous ?
Il m'est venu assez vite, une fois que j'étais sur place, pendant le travail. Jean-Claude Romand me permet de comprendre quelque chose de moi et c'est quoi ? C'est que nous fabriquons tous une zone de repli, et s'il y a une « zone de repli », qui est un terme militaire, alors c'est quoi le front ? Hé bien le front c'est la réalité. Mais, et c'est aussi tout notre talent, on ne vit pas complètement dans le réel. Baudrillard disait que le réel s'annule à partir du moment où on le pense. Le réel, il est là pour les chimpanzés, pour les bergers allemands, ils ne se posent pas la question, ils sont dedans ! À partir du moment où je le pense, je crée une distance, je ne suis plus seulement dans le réel, je suis dans autre chose. Et ce jeu devient extrêmement complexe et donc voilà, on est tous dans notre zone de repli. Et qu'est-ce qu'on en fait ? Jean-Claude Romand lui, a fait de sa zone de repli, c'est-à-dire son retrait du réel, un territoire géographique.
Contrôle technique agréé. Rue de l’Artisanat, Thoiry.
Extrait de Zone de repli, Cédric Delsaux (Éditions Xavier Barral, 2014)
Photographies © Cédric Delsaux / Éditions Xavier Barral
Dans l'ouvrage, vous évoquez d'ailleurs les experts psychiatres qui, au sujet de Romand, ont parlé d' « une vision affaiblie du réel ».
À partir du moment où je vois ça dans un rapport cité par un journaliste, ça me parle directement. On a tous une vision affaiblie du réel, tout ce que nous croyons avec le réel n'est jamais que notre propre reconstruction, très souvent inconsciente. C'est là où je me coltine frontalement à 95% de la pratique photographique qui croit photographier le réel. Je ne dis pas qu'on est des cerveaux pris dans la "matrix" mais on est tout le temps dans une réinterprétation immédiate et permanente. Et que des psychiatres aient une vision aussi simpliste des choses - peut-être qu'en termes juridiques ça veut dire quelque chose - est pour moi, en termes photographiques, un non sens. Dire de quelqu'un qu'il est « demi-fou » parce qu'il a une vision du réel, si je les prends au mot, il faut bien assumer que nous sommes tous des demi-fous !Brumes, vitres, coulées de neige, mouvements, flous... : la vision du réel n'est-elle pas également affaiblie dans vos photos ?
Oui, et il y a aussi très peu d'images où il y a l'horizon. Je voulais rendre un environnement assez claustrophobique, très fragmentaire... On est pris, comprimés dans différents fragments, on essaie de comprendre où l'on va, on croit respirer à un moment mais on ne respire pas vraiment, puis l'on s'enfonce dans quelque chose d'assez lourd. Ce n'est pas du tout un livre sympathique ou facile comme j'avais pu le faire avec Dark Lens où l'on fait plaisir à l'oeil, où il y a un plaisir enfantin et euphorique à voir passer des soucoupes volantes. Je vais dans un lieu qui est absolument "mignon", "coquet", qui m'indiffère totalement qui n'est pas du tout un lieu que je photographierais d'instinct et globalement les premiers jours j'ai presque envie d'arrêter. Je suis, comme lui d'ailleurs, très souvent dans ma voiture, et je photographie des fragments, je ne fais pas de paysages, de panoramas, je ne fais pas de photographies cartes postales du pays de Geix... en fait tout ça fonctionne un peu comme des écrans, comme des filtres, au sens physique et métaphorique du terme, d'où mon goût pour ces paysages embrumés. Mais je voulais aussi des photos en plein été, je voulais qu'il y ait toutes les saisons, ça a duré presque trois ans, mais c'est un coin où il y a au moins sept mois de neige par an.
Il y a une photo assez troublante où la plaine gelée ressemble à s'y méprendre à la mer.
Absolument. On a l'impression qu'il y a un panorama sage, tranquille, qu'enfin on respire... On voit la mer, et on se dit « Tiens, c'est la mer ou le lac Léman », mais il y a un trou au milieu. C'est pour ça que j'ai vraiment trouvé important de mettre à chaque fois un titre. « Plaine gelée » : on comprend tout de suite. En fait, le brouillard a caché la montagne et donc il m'offre 200 à 300 mètres de panorama absolument plat. Les intempéries font écran au paysage. Même dans une réalité saisie de la manière la plus directe, la plus immédiate, sans artifice possible, tout est tout le temps masqué ou trouble. Je tente de montrer à quel point tout est affaibli, diffracté, compliqué, étrange, énigmatique et du coup passionnant !
Dernière station avant l’autoroute, D1084, Le Burlandier.
Extrait de Zone de repli, Cédric Delsaux (Éditions Xavier Barral, 2014)
Photographies © Cédric Delsaux / Éditions Xavier Barral
On ressent au fil des pages une violence qui sourd, la mort qui rôde. Les lueurs de l'aube, le brasier d'un matelas, la Sainte Agonie profanée, un buste de poupée qui traîne : des fragments qui racontent ou annoncent le drame ?
C'est à chacun de se raconter l'histoire. Si on la connaît bien et si on a lu le livre de Carrère en détail, on peut comprendre pourquoi il y a tel ou tel élément, notamment par rapport à la religion, au feu... par rapport au fait qu'il s'est dit qu'il a nourri cet incendie en lui pendant des années, que la seule chose qui le faisait tenir c'est qu'il savait qu'il allait tout détruire et qu'au moins cette pensée-là le rassurait presque. Il vivait avec ce feu en lui, donc il y a des mélanges dans ma série, on passe du chaud au froid, ce n'est jamais tiède ! C'est bouillant et c'est glacé, et ce sont tous ces rapports-là qui m'intéressent.La forêt, les arbres immenses, dénudés ou morts peuplent cet ouvrage, comme une métaphore de l'esprit de Romand ?
On ne sait plus si on est dans une sorte de paysage mental, et en ça la photo d'ouverture est très importante : une photo de forêt. Évidemment la forêt c'est pour moi la métaphore qui traverse tout le livre. Elles sont, la première surtout, cette espèce de paysage mental avec des connexions neuronales explosées. C'est quelque chose où l'on s'enfonce, qui n'a pas de fin, et ce qui est incroyable, c'est que la forêt épouse toutes les anfractuosités de notre cerveau ! Que l'on soit heureux, malheureux, que l'on y aille pour se perdre ou se retrouver, à chaque fois la forêt a une espèce de plasticité métaphorique exceptionnelle. Elle dépasse ce qu'elle montre et c'est au fond ce que j'essaie de faire dans mes photos : ne pas se cantonner à ce que l'on voit c'est parler de quelque chose qui n'est pas premièrement visible dans l'image.
L'humanité semble avoir déserté vos photographies, à part les photos de photos noir et blanc de Romand en très gros plan et cette photo d'une famille, une publicité pour un centre commercial. Quel est votre rapport avec l'être humain Jean-Claude Romand ?
Je trouve qu'il y a une porosité des "moi" je peux me retrouver dans une partie de ce Jean-Claude Romand et je peux me voir à travers lui et l'ensemble des lecteurs peut se voir à travers moi comme à travers lui. C'est compliqué de se coltiner un truc comme ça, de se dire que l'on va passer trois ans sur les traces d'un mec qui nous fascine mais que l'on déteste. On n'a pas du tout envie de lui servir la soupe, je n'ai pas du tout la compassion des visiteurs de prison qui ont cette capacité à absoudre tous les péchés, qui sont souvent très cathos. Par exemple il a plein d'amoureuses, il s'est remarié et est très aimé en prison. Et puis il y a un discours qui moi me fait flipper c'est de dire qu'il a fallu toute cette tragédie pour qu'il devienne un saint homme : ça n'est pas possible pour moi ! Je n'ai pas non plus envie que l'on dise que c'est simplement une manière compassionnelle de parler de lui ou une manière de le réhabiliter, c'est même exactement l'inverse ! Vous croyez qu'il est pourri ? Hé bien vous n'êtes pas clair et moi non plus. Ce serait bien trop simple de s'en sortir à bon compte. Ne croyez pas simplement qu'en disant simplement « Ah le salaud, il a menti ! », ça fait de vous des gens sains, bien au contraire... Comme une espèce d'inconscient collectif monstrueux qui en disant cela montre sa propre ordure.
« Pour l'essentiel, l'homme est ce qu'il cache : un misérable petit tas de secrets. » : vous concluez votre texte en évoquant cette citation d'André Malraux. Expliquez-nous.
Son « petit tas de secrets », Jean-Claude Romand en a fait une grotte à ciel ouvert, dans le sens où l'on voit bien que cette histoire elle continue de fasciner... Ce qu'il a voulu que personne ne sache, non seulement tout le monde le sait, mais ça devient une espèce d'énorme grotte dans laquelle tout le monde va injecter ses propres angoisses, ses propres peurs, ses propres fantasmes... Il devient un syndrome, comme il y a le complexe d'Œdipe, il y a le syndrome Romand.
La Petite Chaumière. RN5, col de la Faucille.
Extrait de Zone de repli, Cédric Delsaux (Éditions Xavier Barral, 2014)
Photographies © Cédric Delsaux / Éditions Xavier Barral
Pour conclure cet entretien, nous aimerions évoquer votre rapport plus général à la photographie : qu'est-ce qui pourrait le caractériser ?
J'ai mis du temps à me lancer dans la photo. Je voulais être photojournaliste quand j'avais dix-huit ans, travailler pour l'agence Magnum, mais je voyais bien qu'il y avait un problème, que ça ne me parlait plus, depuis la sortie par Depardon du photojournalisme. Maintenant, je peux le dire, j'ai bien conscience que je ne suis pas dans le réel. Je ne photographie pas des thèmes mais des rapports. Moi je photographie mon rapport à Romand, si on me dit que j'ai photographié le pays de Gex, je pense que le syndicat d'initiative ne va pas être très intéressé par mes photos, je ne vais pas ramener beaucoup de monde là-bas, à part le tourisme de la désolation qui sera un peu déçu parce que c'est très mignon ! Il y a des fleurs partout, c'est un pays très calme, et ça m'intéresse justement, de tordre ça...Et y a-t-il des photographes qui vous inspirent ?
Quelqu'un comme Stéphane Duroy, qui est devenu un ami. L'Europe du silence ou Unknown sont des livres photographiques, à partir desquels, comme pour Carrère, je pars. Ils sont pour moi des points d'ancrage, des points de départ... Une fois que ces livres existent, on ne peut pas faire comme s'ils n'étaient pas là. Il faut se les coltiner, ils font évoluer le rapport aux choses.
Au même titre que la littérature qui influence énormément votre travail ?
En fait, il y a très peu de mots qui changent nos vies. Si je me souviens bien, la première citation qui m'a fait comprendre ce que j'allais faire en photo, et que j'ai mis en exergue de mon premier livre Nous resterons sur terre, est de Bobin : « J'écris dans l'élémentaire pour dire cette chose élémentaire : le monde est perdu et la vie est intacte ». Et tout à coup je ne sais pas ce que ça m'éclaire, mais ça m'éclaire sur tout. Et je me situe : je photographie le monde perdu ou la vie intacte ? Il y a des photographes qui ne s'intéressent qu'à la vie intacte, hé bien moi je photographie le monde perdu. Après il y a Pessoa « Je ne suis rien, je ne serai jamais rien. Je ne peux vouloir être rien. À part ça, j'ai en moi tous les rêves du monde. », et vraiment cette phrase je l'ai portée en moi pendant des années et elle m'a construit. Elle va très bien à Romand mais moi je pensais qu'elle m'allait aussi très bien. Il n'est rien et il a tous les rêves, et tous les rêves consuméristes qu'on a tous et qu'on apprend à avoir, quand à douze ans on t'explique que ce monde-là c'est réussir socialement, c'est avoir une grande baraque, une belle bagnole... Et puis il y a Stéphane Duroy qui écrit à la fin de Unknown : « Nous avons commencé notre migration vers l'inconnu ». C'est vraiment un projet artistique essentiel pour moi, nous devons migrer, mais toujours vers l'inconnu...
(Propos recueillis par Emilie Lemoine)
Zone de repli
Cédric Delsaux
Relié
240 x 320 mm
112 pages
52 photographies couleur et N&B
ISBN : 978-2-36511-058-7