Isabelle Eshraghi
Vous êtes née en Iran mais vous avez passé la majorité de votre vie en France. Quel est votre rapport à la culture moyen-orientale ?
Le fait que je vienne de cette région du monde m'en facilite l'accès. Pénétrer dans une famille comme celle d'Hessa requiert de connaître certains codes : la séparation des espaces entre les femmes et les hommes, la politesse orientale, éventuellement même quelques connaissances de l'Islam. Ces connaissances me permettent d'avoir une approche plus profonde du monde oriental. Une collègue photographe m'a dit que le fait que je vive en France me donnait également un atout : celui de savoir ce que les occidentaux cherchent à voir dans une photo. On ne regarde pas une photo de la même manière selon l'endroit du monde d'où l'on vient.
Vous avez en effet un pied dans ces deux cultures. Votre rapport à Hessa et sa famille est-il plutôt distancié ou familier ?
Plutôt familier. En m'amusant, je dis parfois que c'est ma famille adoptive. Je rentre vraiment, par mon travail, dans l'intimité de la famille. Contrairement à certains photographes qui restent dans la distance, je m'installe chez eux, j'y reste un long moment, parfois plusieurs soirées. Il arrive même que je dorme chez eux !
Une photo en particulier illustre cette proximité : Hessa, enroulée dans ses couettes, qui dort à poings fermés. Comment entre-t-on dans l'intimité d'une famille qatarie ?
Je voulais faire un sujet sur la jeunesse. Je fouillais, je rencontrais des jeunes dans les malls, à l'institut français, mais rien ne marchait. Puis un jour, en lisant le journal, j'ai vu que la Qatar Foundation organisait un stage de "leadership" adressé aux adolescents, pour leur apprendre à monter des projets de groupe. Je m'y suis rendue et Hessa est sortie du lot : on a commencé à discuter et j'ai été épatée de voir qu'elle parlait français. Tout de suite, le courant est passé ! De but en blanc, je lui ai dit que je cherchais des jeunes pour les suivre dans leur quotidien. Elle était plutôt emballée, mais voulait d'abord en parler à ses parents. Il faut savoir qu'au Qatar, c'est le père qui décide. Par chance, le père d'Hessa est très ouvert d'esprit, il a immédiatement accepté. Ça s'est fait très vite.
Sur beaucoup de photos, on voit Hessa porter le voile. C'est une question qui a soulevé de nombreuses polémiques ces dernières années en France. Comment cette pratique est vécue au Qatar ?
Pour l'anecdote, j'avais pris des photos de la mère d'Hessa lors du mariage de sa fille. Elle portait une robe Christian Lacroix, une vraie princesse, elle était magnifique. Bien sûr, au-dessus de son chignon, elle ne portait pas de voile. Pour cette raison, Hessa m'a demandé de ne pas publier les clichés. Mais elle m'a autorisée à publier une photo sur laquelle j'aurais coupé la tête de sa mère, pour qu'on puisse malgré tout voir sa belle robe (Rires) ! Bien sûr, je ne l'ai pas fait.
Dans des pays comme le Qatar, le voile fait partie des traditions, du quotidien. Quand Hessa va à l'école, au centre commercial, dans la rue, elle porte le foulard. On voit son visage, ce n'est pas la burqa afghane ! Mais elle le fait pour la réputation de sa famille. C'est donc une question de respect pour les aînés. D'autre part, le Qatar est un pays musulman. La port du voile est de mise pour toutes les femmes, comme l'était la messe le dimanche matin il y a cinquante ans en France. Si les femmes qataries doivent se battre pour des droits, ce n'est pas en priorité le droit d'enlever le voile, mais le droit de divorcer, le droit d'accéder à des postes à responsabilités, le droit d'avoir la garde des enfants...
Dans vos photos, il y a un contraste entre un mode de vie ultra-occidental (hot-dogs au déjeuner, shopping de luxe) et un mode de vie plus traditionnel (le voile, la cérémonie de mariage)...
Tout à fait. Un jour, quelqu'un m'a dit que le Qatar était passé directement du XIIIème siècle au XXème siècle. Les Qataris sont des consommateurs du monde moderne : ils voyagent beaucoup, parlent plusieurs langues... Ça ne m'étonnerait pas d'apprendre que le dernier Iphone ait été plus vendu au Qatar qu'en France !
En parlant d'Iphone, Hessa apparaît sur presque toutes vos photos avec un smartphone dans les mains. Bonne ou mauvaise évolution ?
Ça dépend du point de vue. Dans les familles qataries, la modernité est là, bien sûr. Mais les aînés en particulier essaient de préserver les traditions. Au moment de l'hiver qatari, avant les grosses chaleurs, toute la famille se prépare le jeudi soir à partir en weekend sous la tente dans le désert. Ou de temps en temps, les hommes vont à la chasse au faucons. Ils ont besoin de préserver les racines de leur vie antérieure, une vie liée au sable et au désert. Ça ne les empêche pas de posséder de gros 4x4 et d'énormes villas climatisées avec des écrans plasma dans chaque pièce.
© Hessa par Isabelle Eshraghi
Comment s'intègre ce paysage désertique dans cet environnement rempli de technologie ?
Ça donne un New York City qui sort du sable ! Pour Doha, la capitale, il faut imaginer qu'est sorti du désert une ville avec des tours dessinées par les plus grands architectes du monde.
Dans l'ouvrage Le siècle des femmes, dix des douze photographes sont des femmes. Quel avantage tire-t-on à être soi-même une femme pour photographier une femme ?
Il y a une connivence qui s'installe beaucoup plus facilement. Il n'y aucun rapport de séduction homme/femme, il y a une fraternité. Donc un rapport basé sur la confiance s'établit naturellement.
L'un des photographes masculins de l'ouvrage, Sergio Ramazzotti, porte un regard si ce n'est froid, du moins distant, sur son sujet. Il suit une médecin suisse qui pratique le suicide assisté. Spécificité masculine ?
Ici, la distance est requise par le thème de la mort, qui est très dur. Cependant, je pense que les petites scènes intimes sont plus accessibles aux femmes. Le regard de la femme est sans doute plus doux... Dans le cas d'Hessa, le père n'aurait tout simplement pas accepté de laisser entrer un homme, qui plus est occidental, dans l'intimité de sa famille.
Propos recueillis par Marie Beckrich
Une série de photos extraite de l'ouvrage http://actuphoto.com/29312-quand-les-femmes-font-parler-d-elles.html">Le