Omar Victor Diop vit à Dakar, et parcourt l'univers de la photo de mode, de design, et prolonge la tradition du portrait.
Kiripi Katembo, quant à lui, est photographe et vidéaste congolais. Il étudie grâce à un regard affuté, la société africaine, comme européenne, sous toutes ses coutures. Ses images rapportent un quotidien, une culture.
Deux univers, deux façons de vivre la photographie, mais une seule et même passion. A l'occasion du hors-série d'Actuphoto sur la photographie africaine, nous avons voulu en savoir plus sur ces deux stars montantes.
Comment êtes-vous arrivé à la photographie ?
Kiripi Katembo : Pendant mes études à l'Académie des Beaux-Arts de Kinshasa, j'ai commencé d'abord à évoluer dans la peinture, bien que je faisais des études de communication visuelle/graphique. J'ai plutôt évolué pendant 2-3 ans en peinture, et après, j'ai commencé à participer à des ateliers organisés par l'université des arts décoratifs de Strasbourg à Kinshasa. Au cours de ces atelier, j'ai commencé à m'intéresser à la vidéo, puis à la photographie. C'est comme ça que je me suis lancé dans la photographie, en mélangeant la photo et la vidéo, en 2008.
Omar Victor Diop : Je suis tombé dans la photo et les arts visuels un peu comme un cheveu dans la soupe, en sachant que je n'ai aucune formation artistique. J'ai plutôt une formation en finance, et je travaillais dans le secteur privé en tant que chargé d'affaires institutionnelles.
Je voyais pendant longtemps la photo comme un art assez inaccessible, pour lequel il fallait avoir un cursus artistique un peu comme celui de Kiripi. J'ai acheté un appareil photo davantage pour faire des photos pour moi, que j'ai commencé à partager sur les réseaux sociaux.
Puis, suite à cela, j'ai reçu des encouragements de professionnels de la photo, ce qui m'a donné le courage de soumettre un dossier aux rencontres de Bamako, fin 2011. A ma grande surprise, j'ai été sélectionné, et c'est comme cela que j'ai commencé à développer des projets conceptuels et des séries cohérentes. Trois ans plus tard, je suis maintenant photographe à plein temps, j'ai démissionné de mon ancien emploi.
Joël Adama, Series Alt+Shift+Ego
(2013) © Omar Victor Diop/Courtesy MAGNIN-A Paris
© Kiripi Katembo/Courtesy MAGNIN-A Paris
Kiripi Katembo, vous avez travaillé sur les mutations urbaines, comment avez-vous choisi ce thème ?
Je me suis très vite rendu compte qu'il y a beaucoup de scènes inconscientes qui se passent dans les rues de Kinshasa, et d'autres rues en Afrique et dans le monde. Je me suis dit que Kinshasa et Brazzaville sont les deux capitales les plus proches qui ont vraiment le même environnement urbain assez coloré, donc j'ai cherché à photographier ces deux milieux urbains qui sont très saturés en information. Je voulais photographier toutes les scènes périurbaines de Kinshasa et Brazzaville. C'est là où je me suis dit que ce serait une bonne idée de monter en hauteur, pour photographier cette installation urbaine inconsciente de la population kinoise et de Brazzaville. Je suis donc monté dans des tours pour commencer à photographier ces installations urbaines sociales, c'est comme cela que tout a commencé. J'ai commencé la première partie à Kinshasa, et, très vite, lorsque l'institut français de Brazzaville a vu le travail, et a été intéressé pour que je vienne à Brazzaville pour photographier dans la même vision.
Après Brazzaville, il y a maintenant les belges qui m'ont invité pour photographier en hauteur leurs rues, donc je me suis rendu à Ostende en Belgique pour photographier aussi les rues belges, et les mettre ensemble sur la série Mutations.
© Kiripi Katembo/Courtesy MAGNIN-A Paris
Omar Victor Diop, pouvez-vous nous présenter l'exposition qui a lieu actuellement à la Maison de l'Afrique à Paris ?
C'est une exposition dans laquelle je montre deux projets.
Le premier, Le Futur du Beau, était mon premier projet, celui que j'avais exposé aux Rencontres de Bamako en 2011. C'est une fiction dans laquelle j'essaie d'imaginer ce à quoi ressembleraient les standards de beauté et d'élégance s'il y avait un changement dans la conscience collective, qui ferait que les choses usées, réutilisées, recyclées, seraient de très bon goût, par opposition à la situation actuelle, qui est la course à la nouveauté. J'ai essayé d'imaginer les pages d'un magazine de mode, avec des modèles et des égéries habillées avec du matériel recyclé. Pour cette série, j'ai fait office à la fois de photographe et de designer en utilisant des rebuts de ma propre consommation. C'était une réponse à un appel à candidature qui avait été lancé pour ces Rencontres de Bamako. Le thème c'était « Pour un monde durable » et en fait c'était un appel aux constatations, cris du cœur, réflexions sur la question de la durabilité, environnementale.
La deuxième série s’appelle Le Studio des Vanités. C'est complètement différent, c'est une série de portraits posés. J'essaie de continuer et de revisiter cette tradition du portrait posé, qui, à vrai dire est une tradition universelle, mais qui a permis l'éclosion de talents considérables en Afrique d'une manière générale, et surtout en Afrique de l'Ouest. Je pense à de grands maîtres de la photo comme Malik Sidibé, Seydou Keita, Mama Casset au Sénégal, mais aussi Samuel Flosso. L'idée, c'est de raconter mon contexte à travers des portraits posés de jeunes personnalités de la communauté créative dakaroise et africaine. C'est une série de portraits que j'ai commencé fin 2012, que je continue au gré de mes rencontres. J'ai fait une petite sélection que j'ai incluse dans l'exposition de la Maison de l'Afrique.
Joël Adama, Series Alt+Shift+Ego (2013) © Omar Victor Diop/Courtesy MAGNIN-A Paris
Omar Victor Diop, le cadre de l'exposition est surprenant, car la Maison de l'Afrique est une agence de voyages qui propose des circuits « exotiques » comme au Sénégal pour découvrir les hippopotames, les ethnies. Cette vision « exotique » ne participe-t-elle pas à ancrer le Sénégal dans ces traditions ancestrales, n'est-ce pas en contradiction avec votre travail, « résolument tourné vers l'avenir » ?
Je revendique ce parti pris pour l'avenir. Je n'essaie pas de nier cette partie de l'Afrique qui bénéficie d'une nature exubérante et d'une certaine diversité ethnique, c'est bien qu'il y ait des gens pour montrer cela. D'autre part, cette proposition de la Maison de l'Afrique n'est pas une proposition artistique, mais commerciale, car elle propose des voyages à ses clients. Je ne suis donc pas lié à ce qu'ils proposent à leurs clients.
De surcroît, je trouve cela bien de surprendre ceux qui sont à la quête de cet exotisme attendu, de leur montrer une chose à laquelle ils ne s'attendent pas. Lorsque l'on va à la Maison de l'Afrique chercher des séjours pour voir des hippopotames, on se rend compte aussi qu'il y a autre chose en Afrique, si ça se trouve c'est même le mieux indiqué pour montrer une image qui n'est pas attendue du tout. Ca me ferait même plaisir de surprendre autant de gens que possible en montrant mon travail dans ce cadre là.
Quelle est pour vous la figure de la photographie africaine ?
Kiripi Katembo : J'ai essayé une fois de poser cette question au public. On m'avait invité pour exposer à Ostende en Belgique, j'ai demandé aux organisateurs de dire d'où je viens, mais de ne pas dire où j'ai pris les photos. Pendant les deux semaines de l'expo, tous les belges qui venaient disaient reconnaître des endroits du Congo. Une semaine avant la fin de l'expo, j'ai demandé aux organisateurs de dire aux gens que je n'ai pas pris les photos au Congo, mais chez eux en Belgique. Beaucoup de gens se sont alors reprochés d'être dans le cliché. Je me suis alors demandé ce qu'on pouvait appeler la « photographie africaine » : est-ce que c'est la caméra qui se déplace en Afrique ou est-ce la caméra portée par un africain ? Pour moi, la photographie africaine existe pour un public qui veut croire en cela – il est libre de le faire – mais pour moi, la photo est universelle. Après, les lieux changent, la personne qui tient la caméra change. Jusqu'à présent, je n'ai jamais réussi à définir la photographie africaine, pour moi la photo existe et le public essaie de choisir, de trouver un chemin par rapport à la vision des artistes photographes.
© Kiripi Katembo/Courtesy MAGNIN-A Paris
Tamsir Ndir, Chef & Dj, Series The Studio of Vanities
(2014) © Omar Victor Diop/Courtesy MAGNIN-A Paris
Omar Victor Diop : Je suis tout à fait d'accord avec Kiripi, je pense qu'il y a autant de photographies africaines qu'il y a de photographes africains, je préfère d'ailleurs le terme de « photographe évoluant en Afrique », ou « photographe ayant l'Afrique comme centre d'intérêt ». Je ne pense pas qu'il y ait un seul visage de la photographie africaine, tout comme je ne pense pas qu'il y ait un seul visage africain : à l'intérieur d'un seul pays Africain il y a une diversité.
A côté de cela, il y a des tendances qui se dégagent. Il y a toute une mouvance de photographes qui sont très intéressés par les questions sociales, comme le projet d'Invisible Borders qui est un groupement de photographes qui sillonnent le continent (et qui commencent à sortir du continent) et qui vont à la rencontre des populations aussi bien rurales qu'urbaines. Je trouve ce projet extraordinaire et, pour moi, assez nouveau qui mérite d'être encouragé.
Il y en a d'autres qui s'intéressent comme Kiripi à l'urbanisation, et qui apportent un regard nouveau, très expérimental et porteur de questions. D'autres s'intéressent aux questions identitaires, je crois faire partie de ceux-là à travers mes portraits malgré tout l'aspect esthétique. Je m'intéresse aussi de voir comment les modèles et les personnes que je rencontre à travers leurs choix vestimentaires, leurs styles, leurs activités essaient de recadrer la perception que le monde a d'eux.
Il y a une diversification dans la création qui est remarquable, et je pense que s'il y a quelque chose qu'il faut relever à propos des photographies africaines en tout cas de la photographie qui est produite sur le continent, c'est cette diversité là, et la qualité et la quantité des productions.
Quelle est la figure de la photographie qui vous a donné envie de devenir photographe ?
Omar Victor Diop : Beaucoup de photographes dès mon enfance m'ont marqué, aussi bien en Afrique que dans le monde. Jean-Paul Goude par exemple : quand vous avez 5 ou 6 ans, que vous regardez la télévision et qu'il y a une publicité Kodak avec Grace Jones, cette même publicité que vous retrouvez en ouvrant Paris Match, cela reste dans la tête. Lorsqu'au même âge vous ouvrez l'album de famille, et que vous regardez un portrait de votre grand-père fait par Mama Casset à la fin des années 1950', c'est très marquant. Jean-Paul Goude, Mama Casset, Richard Avedon, Samuel Flosso, je les cite volontiers comme référence photographique.
Aïssatou Sène, Fashion Designer, Series The Studio of Vanities
(2014) © Omar Victor Diop/Courtesy MAGNIN-A Paris
© Kiripi Katembo/Courtesy MAGNIN-A Paris
Kiripi Katembo : Il y en a plusieurs, Omar en a cité quelques un. Il y a David Goldblatt qui m'a beaucoup inspiré, Jean Depara. Dans leurs différents styles, ils m'ont beaucoup inspiré, tout comme dans leur vision de travail. Jean Depara qui était plutôt dans le côté posé, mais il y avait ce super style de jouer avec ses personnages, on sent une certaine complicité entre les gens qu'il photographiait dans le quartier et lui qui se faisait plaisir à bien faire son travail. Les images de David Goldblatt sont plutôt liées à des textes, à des histoires, c'est un peu comme de la fiction mais sur de la photo en portrait. J'ai beaucoup aimé l'exposition qu'il a fait à Bamako de simples portraits, mais après avoir lu les textes accompagnant les photos, j'ai regardé la photo différemment. Il est très fort dans le double sens : il montre quelque chose de simple mais il y a une profondeur extraordinaire. Il y a également un rapport entre lui et ses personnages.
En France, la photographie est un art assez populaire. Quelle est sa place dans la société au Sénégal et au Congo ?
Omar Victor Diop : Ici comme ailleurs, les gens ont toujours la tradition d'immortaliser certains moments cruciaux de leur vie en allant se faire tirer un portrait au studio en vogue dans la capitale. A côté de cela, la photographie artistique prend des dimensions assez intéressante. Je prends comme exemple la dernière biennale de l'art africain contemporain qui s'est terminé il y a quelques jours : le nombre de propositions photographiques exposées a vraiment augmenté. J'ai eu l'impression que les gens, professionnels de l'art que profanes ont un intérêt nouveau et sincère pour la chose photographique. La photo se développe très bien au Sénégal, aussi bien commerciale qu'artistique.
Kiripi Katembo : Je partage cet avis, c'est d'ailleurs pour cela que le gouvernement, avec plusieurs partenaires est en train d'organiser une biennale d'art contemporain à Kinshasa en novembre. Ce qui est extraordinaire, c'est de voir que l'Etat s'implique réellement. Ca commence à devenir intéressant pour la population qui devient de plus en plus curieuse pour la photographie d'art, car on en parle à la télévision. Les gens commencent à être informés sur les aspects de la photo et de la vidéo, les plus curieux sont intéressés par le secteur artistique. On a très vite senti ça quand on a lancé le projet de la biennale, le gouvernement et la plupart des congolais directeurs de société ou de marketing sont très informés, et aident à faire avancer le projet.
© Kiripi Katembo/Courtesy MAGNIN-A Paris
Fridas, Series Re-‐Mixing Hollywood
(2013) © Omar Victor Diop/Courtesy MAGNIN-A Paris
Vous êtes de la même génération de photographes, et vous connaissez vos travaux respectifs. Que pouvez-vous dire chacun sur le travail de l'autre ?
Omar Victor Diop : Je suis un grand fan du travail de Kiripi. Ce qui me touche dans son travail, c'est comment il raconte l'urbain, avec une distance qui est pleine de pudeur : il raconte la rue de Kinshasa ou de Brazzaville ou une rue belge avec une distance qui permet au spectateur d'observer ces gens sans avoir l'impression d'entrer dans leur espace vital. Ce n'est pas donné à tout le monde, car la tentation quand on fait ce genre de photographies de faire du sensationnel est grande, Kiripi arrive toujours à avoir la distance qui permet de montrer cet ensemble d'individus, et leurs interactions sans pour autant l'impression d'être un voyeur. C'est toujours ce qui me touche dans son travail.
On sent également le plasticien dans tout ce qu'il fait, dans sa photographie. Quand on regarde une œuvre de Kiripi, au-delà de ce qu'elle raconte, il y a aussi un réel plaisir pour les yeux, et je trouve cela remarquable.
Kiripi Katembo : La première fois que j'ai vu le travail d'Omar, je suis resté sans voix. Je me suis demandé qui était ce photographe qui joue avec les frontières. Pour moi, c'était de la photo de mode, mais c'était une pratique artistique, qui joue avec toutes ces frontières, la mode, l'art, les personnages, parler d'une situation urbaine mais avec une forme de beauté qui, à chaque fois, permet de regarder trois quatre fois l'image, de découvrir des détails qui se mélangent sur une forme d'esthétique. Quand j'ai commencé à revoir les travaux d'Omar, c'était extraordinaire de voir comment il y a une avancée sur ces mêmes personnages qui arrivent à poser pour Omar. Je l'ai vu à l'exposition à Arles, il utilisait des outils, du plastique, transmettre un message esthétique autour de la beauté, pour moi c'était extraordinaire de passer du temps à regarder ses images.
Il m'a d'ailleurs invité à venir prendre des photos des rues de Dakar, et je compte bien venir ! (Rires).
Sashakara, Series Timiss, People of the Dusk
(2013) © Omar Victor Diop/Courtesy MAGNIN-A Paris
© Kiripi Katembo/Courtesy MAGNIN-A Paris
Quels sont vos projets à venir ?
Kiripi Katembo : Je suis sur deux nouvelles séries : j'ai commencé la première en Tunisie, et je compte la finir en Palestine et Israel. Je ne me suis pas encore décidé pour le titre.
Je suis également en train de développer une autre série autour de la mémoire, je commence au Congo, et je me déplacerai peut-être dans d'autres villes en Afrique, mais ça sera du noir et blanc, sur des personnages qui ont laissé des traces au Congo.
Omar Victor Diop : Je reviens d'une résidence de création de 4 mois en Espagne, et j'y ai commencé un projet d'autoportraits qui traitent de la question de l'Africain hors de son continent à travers 4 siècles d'histoire de l'art. C'est tout ce que je peux dire pour l'instant (rires). Je fais des recherches sur l'histoire de l'art européen pour trouver des exemples qui illustrent des destinées d'africains ayant influencé les lieux où ils ont vécu. J'ai fait une première partie consacrée à l'Europe, et j'ambitionne de continuer mon travail de recherches en Amérique latine, au Moyen-Orient, selon ce que je trouverai.
Propos recueillis par Claire Mayer et Juliette Chartier