Né à New York en 1949, Stanley Greene se lance dans la photographie après sa rencontre avec Eugène Smith, l’un des pionniers du photojournalisme. Il remportera d’ailleurs le prestigieux prix éponyme en 2004, pour son reportage sur la guerre en Tchétchénie.
Au départ photographe de mode, il se spécialise ensuite dans le reportage pour l’agence VU' . La misère, la guerre en Afrique, en ex-URSS, en Asie, en Amérique Centrale ou au Moyen-Orient.
En 2007, il participe avec dix autres photographes ( dont Jon Lowenstein, Bénédicte Kurzen, Yuri Kozyrev ) à la création de l’agence Noor, qui rassemble aujourd'hui toute son œuvre.
The Western Front, publié aux éditions André frère est autre chose que le chaos de la guerre, Il s'agit d' une partie de sa vie, de sa jeunesse: l'occasion de retracer son parcours et de revenir sur le sujet central de l'ouvrage : le San Francisco Punk des années 70.
Quand avez-vous décidé de publier les photos de The Western Front ? Le fait qu'elles ne soient « pas en vogue » à l'époque a t-il contribué à leurs parutions tardives ?
L'idée d'un livre est venue après que Jean-François Leroy se soit occupé d'une de mes exposition. Je guérissais juste d'une maladie, lui voulait parler d'un sujet que personne n'avait vu avant. Il avait entendu des rumeurs à propos de mes photos.
Puis mon amie Nathalie Lopparelli de Fenêtre sur Cour lui a parlé de mes photographies sur le Punk et les années 70, il a voulu en faire une exposition et, lorsque nous lui avons répondu qu'il s'agissait d'un vieux travail, il a dit que ce n'était pas grave, qu'il attendait vraiment quelque chose de nouveau à Visa pour l'image, et que mon travail lui plaisait beaucoup.
Puis ces rumeurs ont enflé, on me parlait de faire un livre. Black Passeport (ndlr publié en 2009 aux éditions Textuel) est arrivé, dans lequel certaines images de San Francisco étaient insérées. Tout le monde a voulu en voir plus.
André Frère voulait travailler avec moi, je lui ai parlé de ce projet un peu fou, de ce livre sur le Punk. Au départ, il a eu du mal à transformer l'idée en projet concret, je lui ai alors présenté Teun Van der Heijden, que je savais très bon designer de livres, et qui avait toujours été efficace avec mon travail. Il as mis en page ce livre un peu fou, et André a aimé.
Nous ne voulions pas d'un Fanzine ou d'un livre sur le Punk, mais quelque chose de sobre, de classe. Il était primordial que les gens le prenne au sérieux, je voulais qu'avant la musique, ils portent une attention particulière au visuel. L'important réside dans le mode de vie, pas dans la drogue ou le coté trash. Tout cela fait bien sûr partie intégrante de l'oeuvre, mais je ne voulais pas que cela soit un prétexte vendeur, d'autant plus que les témoins présents dans le livre sont maintenant des adultes, il ne fallait pas que leurs enfants voient des choses affreuses comme la prise d’héroïne dans les toilettes !
© Stanley Greene / Noor
Pensez-vous que les drogues aient influencés votre travail à l'époque ?
Absolument oui ! Je ne vais pas être hypocrite, c'était une véritable culture de la drogue. Etre hippie signifiait passer par toutes ces phases, et je suis assez chanceux de pouvoir dire que j'ai tout essayé.
Mais je pense que le plus important était la musique. Elle était omniprésente, elle t'attrapait et il était impossible de s'en défaire. Même à mon âge, je me met à écouter de la Techno ! J'ai toujours détesté ça et pourtant... J'utilise la musique comme une motivation, une force. Quand j'étais à Kiev avec un ami, nous chantions (rires et chante).
Il y a le Jazz aussi, je suis un grand fan de Miles Davies, j'avais sa musique dans la tête lorsque je marchais dans les rues de Kiev.
Etes-vous toujours en contact avec certaines personnes rencontrées dans le livre ? Paul Zahn par exemple ?
Oh oui, Paul ! On parlait souvent de trafic de drogues lui et moi.
Vous savez, Aldous Huxley dit quelque chose de terriblement vrai dans Doors and Perception : « En passant certaines portes on acquiert beaucoup de connaissances, de savoir. Mais si on continue d'avancer trop loin après cette porte, on commence à perdre ces informations, puis on se retrouve coincé. »
Quand j'ai commencé à photographier des conflits, j'ai du passer un cap plus spirituel. Je suis ravi d'avoir vécu ces années-là de cette façon, mais la drogue n'est plus compatible avec ma vie de journaliste. Il faut être en alerte pour faire ce métier, chaque sens compte à chaque instant. Je ne peux pas me permettre d'être saoul. La plupart du temps, avec toi il y a les fixeurs, le chauffeur, les traducteurs.. Ttu es responsable d'eux quand tu es photographe de conflits.
Comment auriez-vous démarré la photographie si ce n'était pas à travers la musique et le mouvement Punk ? Pensez-vous que tout cela vous ai donné la goût du reportage ?
Tout à fait. Etre parmi la foule, jeté hors de scène, c'est comme une métaphore du conflit. Il s'agit de contact, de l'humain. Il faut capturer les instants où il se passe quelque chose, chercher à dégager le plus important, le plus marquant et le plus significatif.
© Stanley Greene / Noor
Comment décririez-vous l'atmosphère à l'époque ? Qu'est-ce que le mouvement Punk a déclenché à San Francisco ?
Le mouvement Punk est parti de l'Art et de la musique. La plupart de mes amis ont commencé à avoir un groupe pour la performance, puis tout est devenu vrai.
Au début, tout le monde pensait à une blague, une lubie momentanée, mais plus les gens faisaient partie de cela, plus ils aimaient et s'intégraient. Tous étaient des artistes, The Avengers par exemple, ils mixaient l'Art et la musique. C'est la différence avec le Punk Anglais, San Francisco a tout droit sortit le mouvement Punk d'un milieu artistique large, qui englobait la musique, mais concernait également et directement d'autres formes artistiques.
La scène Punk est faite pour être photographiée. Pensez-vous vous que la nudité le sexe et les drogues sont importantes visuellement ? Qu'est-ce que cela implique pour le photographe, pour le sujet ?
Les sujets... Aujourd'hui, la plupart de ces gens sont morts. Certains sont patrons, d'autres musiciens, il y aussi des pères, des grand-pères...
Je pense que beaucoup sont devenus conservateurs. Une des choses les plus importantes que j'ai entendu sont que les conservateurs sont des libéraux frustrés. La plupart d'entre eux étaient des Punks qui ont été forcés de grandir.
C'était une époque du pure folie, et je ne pense pas que cela ai été une mauvaise chose. Les adolescents trouvent toujours une façon de s'exprimer, il y a des retours en arrière, dans les années 20, 40, 60... La jeunesse veut s'exprimer sur sa culture et sa génération, c'est comme ça.
A l'époque, j'avais vingts ans. Je pense que ce mouvement a provoqué beaucoup de choses. Forcément le speed et l’héroïne étaient malsains, ils ont emportés pas mal de gens. Mais les débuts n'étaient pas si sombres.
Le Punk a traversé le globe, des groupes comme Téléphone ou The Dictators étaient français. Tout bouge, voyage, et s'influence. La façon dont on s'intègre, dont on photographie... Je regarde Brassai, Cartier-Bresson, tous ces gens qui m'ont offert une vision si particulière lorsque j'étais à Paris.
Que se passe-t-il lorsque vous regardez ces photos aujourd'hui ? Y a-t-il un point de comparaison possible avec la façon dont vous avez couvert la guerre ?
Je pense que ce qui est intéressant dans The Western Front, c'est de se concentrer sur l'endroit d'où l'on vient. La question d'appartenance est nécessaire si l'on cherche l'essence de sa vision des choses.
Pendant longtemps, les gens ont pensé que mon premier regard était celui que j'ai porté sur la Tchétchénie. Mais ce n'est pas le cas, il y a eu des choses avant. J'ai énormément été influencé par les photographes français.
Le Punk a souvent été photographié de la même façon, considéré comme un cliché d'une période musicale donnée. De mon côté, j'étais vraiment intéressé par le mode de vie, les backstages, la vie intime. Ce qu'il se passait réellement sur scène lorsque les groupes jouaient, l'effet de la musique dans les consciences et l'imaginaire collectif. Surtout je me suis amusé, donc je prenais les photos de la même façon, j'étais si proche du milieu et des gens de ce milieu, beaucoup d'instants privilégiés sont l'occasion de faire de bonnes photos.
C'est à mon retour de Paris que j'ai découvert ma propre vision des choses, ma fascination pour David Hamilton et pour les couleurs.
Vos travaux sont souvent réalisés en noir et blanc, d'autres fois en couleurs, parfois même vous utilisez les deux formats pour un même reportage. The Western Front est exclusivement réalisé en noir et blanc, était-ce un moyen de se rapprocher des codes cinématographiques ?
Les yeux ont parfois un fonctionnement étrange. J'ai tendance à regarder les couleurs comme un peintre, et à appréhender le noir et blanc comme un format cinématographique oui, un peu à l'esthétique de Fellini.
Je pense que tout est une question d'humeur, de ressenti. Tout va très rapidement, encore plus lorsque je photographie à l'argentique et que je n'ai pas le choix. C'est très différent avec le numérique, et je suis fasciné par ses possibilités. Mais je pense que tout cela doit être une question d'intuition.
En revanche, j'essaye toujours de jouer dans les règles : quand je shoote au Nikon je peux changer, mais je ne veux pas tomber dans le piège, il faut une discipline, savoir pourquoi on fait le choix de la couleurs ou du noir et blanc, s'y tenir. Si j'ai un boulot commercial ou une commande d'un éditeur à faire, je m'impose doublement cette discipline, et je pense à la directive et aux mots de l'éditeur.
La plupart de vos photos sont spectaculaires, en général comme dans The Western Front. Pensez-vous que ce soitt une approche nécessaire quand il s'agit de « raconter des histoires pour ceux qui n'ont pas la possibilité de les raconter », selon vos mots ?
J'ai appris il y a bien longtemps que le public ne sait pas réagir face aux images, il y en a trop qui circulent. D'autant plus aujourd'hui et à l'heure du numérique. Mais je pense que c'est très important de faire une photo qui va être comprise.
Il faut prendre la meilleure photo, et imposer une forme esthétique qui est la sienne, on ne sait jamais quel avenir aura cette photo.
L'école d'Art a été la meilleure chose qui me soit arrivé dans ma carrière photographique, elle m'a appris l'histoire de l'Art, cela m'a tellement influencé... Les peintres devaient avoir conscience de la façon dont ils allaient présenter leurs œuvres, la façon dont elle serait reçues. Il en va de même pour la photographie.
Je me souviens de cette photo que j'ai prise en Syrie : il est question d'une très jeune orpheline à qui on vient de donner un morceau de pain. Il y a cet autre jeune garçon qui la regarde, et on sent bien l'intensité de ce regard, la compassion, l'interrogation mutuelle.
Quand les gens regardent cette photo, il voit certes la misère mais ils se demandent aussi si ces enfants sont vivants quelque part. C'est la force de la photographie : elle interroge.
Il y a aussi cette photos que j'ai prise d'un soldat et de son arme massive. Le spectateur ne sait pas si c'est le début ou la fin de la guerre. J'ai d'ailleurs joué la-dessus : cette photographie est mon hommage à Eugene Smith et à son œuvre, « walking in paradise ».
Le photojournalisme est souvent critiqué pour ses approches sensationnalistes des évènements, commentréagissez-vous face à de telles critiques ?
Beaucoup de gens ignorent d'où vient le terme photojournalisme.
Il est né de Robert Cappa et de Robert Cartier-Bresson. Robert Capa ne savait pas où situer son œuvre, et c'est Cartier-Bresson qui a donné un nom au travail qu'il fournissait à l'époque. Ce terme définit celui qui documente quelque chose.
Il faut raconter les évènements d'une belle façon, c'est très important de comprendre ce que signifie le terme photojournaliste pour en comprendre sa nécessité et ses enjeux.
Les gens sont curieux, si on leur donne réellement des images de qualités, ils en réclameront d'autres. A l'heure où la photographie est souvent une occasion de se regarder le nombril, il est important d'étendre ses horizons, de montrer des choses que tout le monde n'est pas habitué à voir.
Il faut sortir la population des Iphones et des pizzas, d'autant plus quand le reste du monde se fait massacré injustement, et souvent dans l'absence totale de réactions.
Le photojournaliste prend le risque de faire découvrir ce qu'une partie du monde ne voit pas, pour la donner à voir ensuite. Il faut laisser des traces, prendre l'initiative d'allumer des bougies dans les endroits les plus sombres du monde.
© Stanley Greene / Noor
Propos recueillis par Charlotte Courtois