Membre de l'agence VU', Philippe Brault s'est très vite immiscé dans l'univers du photojournalisme. « J'ai commencé à faire des photos pour former mon œil, dans la rue, en couvrant des manifestations, comme beaucoup de photographes. Ensuite j'ai bifurqué très vite, car j'ai fait mon service militaire au Liban pendant la guerre civile. J'ai fait des images à ce moment-là, mais c'était difficile car j'avais aussi une arme. »
Rapidement, le public découvre dans ses images, au-delà de la qualité documentaire de son travail photographique, un esthétisme éclatant.
En 2010, il co-réalise « Prison Valley » avec David Dufresne, un webdocumentaire sur l'industrie de la prison aux Etats-Unis, pour lequel ils remporteront plusieurs prix.(http://prisonvalley.arte.tv/?lang=fr")
Cette année, il signe les images du nouveau projet de David Dufresne, « Fort McMoney ». Plus qu'un webdocumentaire, le projet est un « gamedocumentaire », un jeu où la réalité est le terrain des joueurs dans la petite ville canadienne de Fort McMurray
Rencontre avec le photographe, qui explique ce projet ambitieux, surprenant, et surtout très réussi.
© Philippe Brault / Agence VU'
© Philippe Brault / Agence VU'
Pouvez-vous nous expliquer ce projet de Fort McMoney ? Comment est-il né ?
Fort McMoney est un projet multimédia, webdocumentaire, sa particularité est que c'est un « gamedoc ».
Il s'agit du second projet auquel je participe avec David Dufresne. En 2010, nous avions en effet réalisé ensemble « Prison Valley ». Nous avions envie à l'époque de travailler sur du long terme, ce qui est aujourd'hui en presse beaucoup plus difficile. Nous avons eu envie d'essayer le webdocumentaire, ce qui était assez nouveau à l'époque. Nous avons donc co-réalisé ensemble « Prison Valley ».
Puis, lorsque nous avons terminé, David est parti s'installer à Montréal. Là-bas, il m'a demandé si j'avais une autre idée. Je lui ai donc parlé de Fort McMurray. Je n'étais jamais allé dans cette ville canadienne, mais je m'étais rendu, quelques années auparavant, à Calgary, faire un reportage pour un magazine, et j'avais rencontré pas mal de travailleurs à l'embauche pour travailler sur le pétrole au nord. Je lui ai dit que cette ville de Fort McMurray avait l'air vraiment particulière. Il a donc commencé à enquêter, et nous avons décidé d'un commun accord que c'était son projet, qu'il se lançait en tant que réalisateur, qu'il trouvait une production sur place (c'est une production pratiquement entièrement canadienne même si Arte en fait partie), et que je signerais les images du webdoc aussi bien en caméra qu'en photo.
L'idée de passer d'un webdocumentaire à un « gamedoc » comme David l’appelle, est venue lorsque
David est allé faire un repérage là-bas pendant une semaine, sans moi. Je crois que cette idée lui est venue comme une évidence, il s'est dit que cette ville était celle de la démesure. C'est une ville qui ne ressemble pas à grand chose, elle n'est pas très belle, dans le froid. Les protagonistes sont vraiment de toutes tendances, aussi bien des trappeurs que des PDG du pétrole ou encore des ouvriers du monde entier qui viennent pour trouver du travail. Cela lui a fait penser je pense au jeu Sim City, je crois que l'idée est venue de là.
Il a donc commencé à écrire en fonction des premiers personnages qu'il avait rencontré, puis en février 2012 nous sommes allés faire un premier voyage. Là-bas, David a voulu écrire un petit chapitre sous forme de jeu, c'était sur les sans-abris. Tout a commencé comme cela, il a commencé à faire des tests et les choses se sont mises en place.
La particularité de ce projet – c'est ce qui fait qu'il est très intéressant de par sa conception – c'est que tout vient du terrain : tous les sons, toutes les images, tous les indices que l'on peut récupérer lorsque l'on joue ont été trouvés sur le terrain, et chaque personnage, (même s'il a été contacté de Montréal bien avant pour prendre rendez-vous notamment pour les gens qui sont dans les sociétés de pétrole), fait partie de cet environnement. C'est un jeu, c'est un documentaire, mais c'est aussi le reflet de la magie que peut produire le documentaire sur le terrain.
© Philippe Brault / Agence VU'
Comment le jeu se déroule-t-il ?
Il y avait l'idée de plusieurs chapitres, c'est un jeu en épisodes. Ils durent une semaine. C'est un jeu participatif, c'est à dire que l'on ne joue pas tout seul, il y a beaucoup de gens connectés, qui votent à des référendums. L'idée est de rencontrer le maximum de personnes, de se faire l'idée la plus précise possible de la ville à chaque épisode, afin de pouvoir voter aux référendums comme si on faisait partie d'un conseil municipal, et que l'on votait pour ou contre la nationalisation du pétrole ect.. Au fil du jeu, on accumule des « points d'affluence », qui sont en fait le reflet de la curiosité du joueur : plus on est curieux, plus on va voir de choses, plus on a de points, et donc plus on a de voix, de poids, dans la décision de ces votes. C'est exactement comme en démocratie.
L'idée de faire plusieurs épisodes vient également du fait qu'il y a plusieurs enjeux : l'enjeu social, industrie/pétrole et l'enjeu environnemental. L'environnement étant très important car c'est ce qui déclenche l'arrivée des caméras et des journalistes là-bas. Il est en effet connu que la région est responsable de 7% des gaz à effet de serre du Canada, que le pays a été obligé de se retirer des accords de Kyoto pour cette raison, que les rivières sont polluées, que les amérindiens sont touchés au cœur par la pollution des rivières... Il y a donc un problème d'environnement très important.
Il était essentiel au fil des semaines de séparer un peu ces choses-là afin de pouvoir se concentrer d'un point de vue social : comment vit-on à Fort McMurray, pourquoi est-on sans -abris, pourquoi y-a-t-il autant de drogues, d'alcool, de prostitution... La deuxième semaine, l'on découvre pourquoi l'industrie, pourquoi l'environnement avec la déforestation, la pollution des rivières, les gaz à effet de serre ect... On y joue comme un documentaire classique, mais dans lequel on peut vraiment prendre parole et prendre parti. La grande particularité du projet est surtout que personne ne fera jamais le même parcours. Nos choix dans le jeu, les questions que nous poserons aux protagonistes, feront que nos parcours seront différents.
© Philippe Brault / Agence VU'
Comment les voix de grandes industries pétrolières ont-elles accepté de participer au projet ?
Cela a pris parfois beaucoup de temps pour les convaincre de participer, parfois David a réussi à les faire changer d'avis alors qu'ils avaient refusé... Ils n'ont pas forcément intérêt à fermer complètement la porte, à partir du moment où on leur explique le projet, que nous voulons tout voir, autant le trappeur, que le chef de la police de Fort McMurray ou encore l'institutrice, ou le recteur de la Mosquée, c'est dans leur intérêt de participer également. Si en effet ils ne sont pas dans le film, c'est que quelque chose ne va pas. Donc, ils sont obligés d'ouvrir leurs portes à un moment donné.
En revanche, ce qui est sûr, c'est qu'ils n'ouvriront jamais les portes pour montrer le mauvais côté, en l'occurrence tous les problèmes de pollution. C'est à nous de trouver les moyens pour le faire d'une façon ou d'une autre, ce que nous sommes parvenus à faire.
Au départ, ils ne comprenaient pas trop, puis ils ont commencé à voir l'ampleur que le projet prenait. Il faut savoir aussi que le programme a été financé en partie par l'office national du film canadien, qui est extrêmement connu au Canada, qui a également une antenne anglophone et francophone, au Quebec et à Vancouver. C'est un producteur très important. Cela a également donné du poids au projet.
Tous n'ont bien sûr pas joué le jeu. En ce qui concerne Total, cela a été vraiment compliqué, il a fallu insister, Shell a été un tour opérator que nous avons réussi à tourner à notre avantage, mais non sans beaucoup de discussions.
© Philippe Brault / Agence VU'
Avez-vous trouvé des opposants, des obstacles à ce projet, qui reste assez critique par rapport à l'industrie pétrolière ?
Oui, surtout pour David qui a eu beaucoup d'opposants pendant toute son investigation. Beaucoup de refus aussi. Mais c'est comme dans tout projet d'investigation, il y a toujours un moment, quand on s'accroche, où ça passe.
Qu'est-ce qui vous a le plus surpris ?
L'éloignement je pense. C'est une ville très isolée, il y a à peu près 5 à 7h de route pour aller à la prochaine grande ville. J'ai l'impression qu'il n'y a pas de culture, qu'il y a rien. Je serai incapable d'y vivre. Il y a plein d'endroits magnifiques où je pourrai vivre au Canada, cet endroit est certes splendide, mais il n'y a rien, tout est lié au pétrole d'une manière ou d'une autre. J'ai vraiment eu l'impression qu'il n'y avait que le pétrole. A chaque coin de rue, dans chaque crèche, supermarché, piscine, le sponsor est une industrie pétrolière, partout, tout le temps. On a l'impression que l'industrie du pétrole s'est partagée la ville.
Ce qui est également étonnant, c'est que c'est une ville d'hommes. Il y a une femme pour dix ou douze hommes. C'est une ville assez rustique.
Aussi, c'est déconcertant de voir que dans un endroit pareil, qui croule sous l'argent du pétrole, il y ai autant de sdf dans les rues, de drogue, de gens perdus. On voit des sdf vraiment partout, alors que les températures peuvent aller jusqu'à -35/-40 degrés.
Il ne faut pas oublier que c'est une petite ville, l'équivalent de Poitiers en France, donc lorsque des responsables de la ville vous disent qu'ils n'ont pas plus de problèmes que dans de grandes villes, ils n'ont pas tort, mais lorsque l'on regarde les statistiques, ce n'est pas comparable au vu la taille de la ville.
© Philippe Brault / Agence VU'
Quelle réaction du public attendez-vous ?
Personnellement, aujourd'hui, je suis plus à l'état de spectateur qu'à l'état d'auteur, puisque je ne le suis pas. Pour moi, la plus grande récompense est de voir la réaction des gens. Je pense notamment à une blogueuse qui vit à Fort McMurray qui a été très sceptique par rapport à notre travail, très méfiante, même lorsque le teaser a été diffusé. Elle a tout de même trouvé que le travail avait une valeur étonnante documentaire parce qu'il était selon elle juste, alors qu'elle est fortement pour l'industrie du pétrole et qu'elle est très fière de sa ville.
© Philippe Brault / Agence VU'
Le plus important pour moi qui ai juste signé les images - et je pense que c'est le cas pour tous les projets sur lesquels j'ai pu travailler - c'est que les gens que nous avons pu rencontrer sur le terrain ne soient pas déçus de notre travail. De là en découle en effet l'image de notre métier, il est important de donner une image correcte pour les suivants. C'est un métier dont beaucoup se méfient, les gens n'ont plus du tout confiance dans les médias et la plus grosse attente que j'ai de ce type de nouveaux médias est de pouvoir changer cette image-là. L'important est que les gens n'aient pas l'impression que nous avons changé, déformé leurs propos.
En plus, l'avantage, ce qui était déjà le cas dans Prison Valley, c'est qu'ils peuvent l'exprimer, contrairement par exemple à un documentaire télévisé, qui ne permet pas au public de réagir en direct. Là en revanche nous donnons aux gens l'occasion de l'exprimer directement, de donner des avis, de faire des commentaires.
Pour voir la vidéo de Philippe Brault http://prisonvalley.arte.tv/?lang=fr"
Le jeu Fort McMoney http://prisonvalley.arte.tv/?lang=fr"
Propos recueillis par Claire Mayer