Ferrante Ferranti © Jean-Luc Soret
Ferrante Ferranti, d'origine sarde et sicilienne, voit le jour en Algérie en 1960. Il réalise ses débuts dans la photographie en 1978 lors de ses premiers voyages en Grèce, Turquie, Egypte et Italie. Après un diplôme d'Architecture avec une étude sur les théâtres et la scénographie à l'époque Baroque, le photographe illustre plusieurs ouvrages de l'écrivain Dominique Fernandez. Vivant à Paris mais consacrant l'essentiel de sa vie au voyage, le photographe indépendant expose en Europe, en Inde, en Amérique du Sud et en Indonésie.
Rencontre avec l'artiste dans le cadre de son exposition « Itinerrances », à la Maison européenne de la photographie.
Qu'est-ce que vous aimez dans le noir et blanc ?
Dans mon apprentissage et depuis le début de mes voyages, j'ai aimé le noir et blanc pour une raison très simple, c'est que j'ai appris à tirer mes photos. La plupart des photos exposées sont tirées par moi-même. Ce que j'ai aimé dans le noir et blanc, c'est que l'on s'appropriait le négatif. La photo avait une deuxième vie. Ce moment magique du négatif où vous le mettez dans l'agrandisseur et vous vous demandez ce que vous allez en faire : je vais éclairer, je vais contraster. La couleur était, pour moi, complètement étrangère. C'est un nectar, il faut le donner à un labo, ça peut être jaune ou rouge… Donc pendant longtemps, je doublais mes photos mais les vraies photos étaient en noir et blanc. La couleur a été enfin introduite par cette photo en Inde, c'est l'un des premiers tirages que j'ai demandé à être fait. Aujourd'hui, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas le faire moi-même, étant donné que j'étais passé sur numérique, comme tout le monde. Quand je suis passé à la couleur et au numérique, j'étais incapable de penser du numérique en noir et blanc.
Pour moi, il y avait deux appareils : un appareil en noir et blanc et un appareil en couleur. Transformer une couleur en noir et blanc, même si c'est la même chose puisque vous pouvez la penser aussi, me demande beaucoup de travail.
Hommage à Gian lorenzo Bernini, “le rapt de Proserpine”, villa Borghese, Rome, Italie, 1997 © Ferrante Ferranti
Ce n'est pas une question de sujet ?
Je pense que oui, car il était impossible que les étendards soient en noir et blanc. Si vous voulez, la couleur prend une dimension tout à fait particulière, elle est primordiale. Sur les photos des moines japonais, la couleur safran de leur habit véhicule l'empreinte du sacré. Pour moi la couleur, c'est la vie. C'est ce que j'ai vu et vécu. Je ne veux plus faire un travail qui vous détache de la réalité.
Ce qui est très important pour moi dans mon parcours, c'est mon engagement vers cette revendication du sacré, cette nourriture spirituelle. Je ne peux pas me détacher de cela. Si je fais du noir et blanc, je peux le faire sur un marbre, sur un Christ, je peux d'une certaine façon me dédier à cette énergie. Mais au fond de moi-même, ma vie doit témoigner par la couleur, que les gens s'y sentent proches. Le noir et blanc a toujours tendance à créer une distance et vous dit : " voilà c'est une vraie photo composée…". Alors que là, je voulais que l'on soit complètement dans la matière.
J'étais architecte, je voulais être archéologue mais j'ai eu ce moment de grâce en 1983 dans cette Eglise, et ce n'était pas uniquement la rencontre avec la lumière qui faisait que les sculptures étaient belles, c'était une rencontre avec le souffle et, du jour au lendemain, ma vie a basculé. Je suis devenu passionné de théologie, j'ai surtout fait un diplôme d'architecture lié au Baroque, et le Baroque, qui est un art religieux, m'a complètement habité. Aujourd'hui, je suis l'un des défenseurs du Baroque, j'ai fait plusieurs livres là-dessus… le Baroque, c'est avant tout sacré. Sauf qu'il y a une dimension à laquelle je tiens assez, celle de la théâtralité. Sur certaines photos, la théâtralité est présente, mais elle est liée au rite. Ce qui rend les pierres vivantes d'une certaine façon, c'est le rite. Le rite est quelque chose qui est solennel, et à partir de là vous avez une autre approche des choses.
Rochers d’Arbatax, Sardaigne, 1999 © Ferrante Ferranti
Est-ce la pluralité de votre culture qui vous a poussé à vous dépasser et partir au delà de ces frontières ?
Complètement. J'ai toujours dit à mes amis, que je vois avec des maisons de famille et qui sont ancrés là, dans leur terroir, que l'un des plus beaux cadeaux de la vie, c'est de ne pas avoir de racines. Mes parents étaient déjà immigrés, ils sont nés en Sicile et en Sardaigne et ont immigré vers l'Afrique du Nord puis en France. J'avais un grand-père génois et une grand-mère maltaise, il y a eu aussi des mouvements du côté de mes parents. Le livre que j'ai lu, à 19 ans très précisément, était l'Odyssée d'Homère et je l'ai lu d'une traite. Ce livre a changé ma vie. J'ai vu dans le parcours d'Ulysse, qui est l'un des plus grands récits écrits datant du 6ème siècle, que tout y était. La nostalgie, le départ, le retour, l'exil, la fidélité, la violence, tout est dans l'Odyssée. C'est mon livre de chevet, je ne me lasse pas de le lire. D'où le titre « Itinerrances », très lié à l'Odyssée, à l'errance, on ne sait pas où l'on va.
Dans cette « itinerrance », il y a un chemin qui se dessine dans l'errance.
Pensez-vous qu'à travers cet itinéraire de voyage que vous vous êtes créé, vous reviendrez un jour à ces racines, que dans un premier temps vous n'avez pas exploré ?
Je reviens toujours. Le plus étonnant est que le pays où je suis né était le seul pays que je n'avais pas encore foulé. J'ai vu tout les pays de la Méditerranée sauf l'Algérie. J'y suis allé il y a 7 ans. Et depuis, je m'y suis rendu 7 fois. J'ai retrouvé ce pays qui est une partie de moi-même, même si je ne parle pas l'arabe. J'y ai retrouvé des colonies italiennes, des sources françaises, et tout ce que j'aime en Méditerranée. J'y redécouvre le caractère sacré et c'est pour cette raison que j'ai souhaité mettre très en valeur cette photo de l'Algérie. C'est la seule de l'exposition, mais elle est très importante pour moi. Cette mémoire est vive ici.
Bindu Sagar, Bhubaneswar, Orissa, Inde, 1985 © Ferrante Ferranti
Vous aimez profondément la matière : la pierre, la lumière. Vous exposez à la Maison européenne de la photographie, qui est un lieu sacré de la photographie. Quelle importance, quelle symbolique accordez-vous aux pierres qui ornent ces murs ?
Je l'ai vu vraiment comme un cadeau. Je n'ai aucun égo, je suis très touché qu'on me donne cet espace dans lequel je peux entrainer d'autres personnes. Etant architecte à l'origine, cette exposition est née avec des plans. L'on m'a donné des plans et des espaces, ça m'a donné le vertige, et en même temps j'ai pris mes photos et j'ai attendu qu'elles prennent place dans l'espace, qu'elles s'y déploient. Je n'aurais pas fait la même exposition ailleurs. C'est très prestigieux, mais je fais tout ça pour mes amis, pour tous les gens qui m'ont accompagné, pour tous ceux qu'ils veulent voyager. C'est un chemin que je propose, ce n'est pas du tout un titre de gloire de me dire que j'expose à la MEP, ça n'a pas un sens majeur pour moi. C'est un parcours rendu possible par la bienveillance et l'affection de ces gens qui m'accompagnent depuis le début, les techniciens, le commissaire d'exposition, à qui j'ai vraiment voulu rendre hommage parce que c'est un compagnon merveilleux qui m'a accompagné pendant ces longs mois de gestation. Je crois que je l'ai entrainé dans une autre lecture du sacré, il y a quelque chose qui vous amène quelque part, qu'on le veille ou non, à repenser des choses.
Cette notion d'errance que vous évoquez dans votre exposition peut faire penser à l'errance de Raymond Depardon, qui a su sacraliser l'absence à travers un itinéraire.
Ses photos en Ethiopie sont magnifiques. Très souvent, on me dit à propos de la photo du cerf-volant qu'elle fait penser à une photo de Depardon. Cette rencontre avec l'enfant cerf-volant, au bout de monde, loin de tout, est une rencontre complètement fugitive et magique.
Ruines de l’église Sainte-Claire, Antigua, Guatemala, 2002 © Ferrante Ferranti
Comprenez-vous son oeuvre ?
Oui, beaucoup. Mais ce que j'aime chez lui avant tout, c'est sa liberté. On a l'impression que lorsque je parle de mon travail, je veux tout maîtriser. Bien sûr, parce que dans une exposition comme celle-ci, vous construisez votre vie, il y a 30 années de photos et j'espère qu'il y aura encore des décennies à venir. L'organisation est juste une étape, mais une étape très importante, symbolique.
Mais tout ça est quand même très libre. Aller librement vers des rencontres est une forme de liberté. Evidemment, vous construisez, vous agencez, il y a des résonances, l'on a l'impression que tout est contrôlé, mais pas du tout. L'art naît de contraintes mais pour aller vers une autre liberté.
Je suis très très attaché à ma formation d'architecte et à ma rigueur mais ce sont mes structures, mes fondations. Et grâce à ces facteurs, on peut partir vers l'inconnu, tout devient possible. La liberté, c'est cela.
Justement, ne pensez-vous pas que combiner l'oeil du photographe à celui de l'architecte ne coupe pas toute objectivité lorsque vous photographiez ?
Oui bien sûr, mais pas sur ces murs là. Je rappelle qu'aucune photo n'est recadrée, mais dans toutes ces images, il y a la liberté de la rencontre. Aujourd'hui, la technique, je n'y pense plus car l'appareil fait corps avec moi. J'ai assimilé les réflexes priorité-ouverture, diaphragme, sensibilité, ce sont des choses auxquels je pense tout de suite lorsque je fais la photo. Mais ce support n'est désormais plus un frein. Au début, je pensais tout, je notais tout. Pour mes premières photos, j'avais un carnet où je notais tout ce que j'avais fait et c'est vrai qu'aujourd'hui, ça m'amuse de regarder sur mon numérique toutes les données techniques, je lis les histogrammes, je suis très sensible à la dimension technique d'une photo.
C'est quelque chose qui est un vrai support, mais ce n'est pas du tout une obsession. Pour moi, c'est totalement secondaire. Ce qui importe, c'est de faire corps avec son appareil, quel qu'il soit. On le connait, on l'aime, on est prêt. C'est comme une langue. Le jour où vous maîtrisez une langue, vous ne pensez plus à la grammaire. Vous ne pourrez peut-être pas tout dire, mais vous pourrez dire beaucoup de choses, c'est pareil. Pour des yeux avertis, la technique est intéressante, mais elle n'est pas primordiale.
Terrasse des Prophètes, Congonhas do campo, Brésil, 1993 © Ferrante Ferranti
Vous êtes un partisan de l'émotion, de l'humanité et du message que peuvent délivrer une photo. Ceci prime sur la technique dans vos photographies ?
Absolument, c'est essentiel pour moi. Même dans une photo froide, une image raconte quelque chose, à quelqu'un, à sa façon. En toute subjectivité. Si vous êtes dans l'objectivité, vous êtes dans l'objectif. La subjectivité, voire même la sensibilité, qui est un mot capital en photographie. Il faut toucher les sens. On regarde, donc on a un sens développé, on a envie de caresser, on entend et se crée des histoires, des sons naissent, parfois certaines photos sont musicales. Pour moi, ce sont les bases de toute approche de la photographie. Et de l'Art en général.
Vous opérez un peu à la manière de Proust, en usant de la rétrospection des sens.
En effet, ce sont des éléments qui scellent les rencontres, qui font que quelque chose s'est passé.
Pavillon impérial”, Fatehpur Sikri, Inde, 2002 © Ferrante Ferranti
J'ai remarqué que vous aviez photographié l'Iran et la Syrie notamment. Avec les Unes que font ces pays actuellement, cela vous donne-t-il envie d'y retourner ?
Pas du tout. Je suis trop attaché et bouleversé pour retourner dans ces pays qui comptent beaucoup pour moi. La Syrie est l'un des pays que je préfère au monde. J'ai consacré un livre à ce pays, où je me rends depuis 1995.
J'admire profondément les reporters mais je trouve que l'image que l'on véhicule de ces pays, en règle générale et surtout par les médias télévisuels, ne rend pas vraiment compte de l'effet que l'on produit. Je suis trop sensible à ces images et surtout par l'engagement pris. C'est très bien d'informer. Être reporter est un métier d'un respect absolu et j'admire profondément des gens qui risquent leurs vies pour ça mais moi je suis absolument incapable. Je suis trop sensible, je vois des gens, je connais trop d'exilés. Je vois mes amis syriens au Liban à présent. Tout ce que l'on véhicule sur l'Iran revient à associer tous les iraniens à des islamistes qui rêvent de la bombe atomique. 95% des gens sont contres. Ce sont des gens qui connaissent des poèmes par coeur et qui vivent comme tout le monde, voire même de façon plus compliquée que les autres parce qu'ils font face à des contraintes et à l'absence de liberté. Je trouve que le témoignage, c'est rendre hommage à la civilisation. Les photos que j'ai mis de l'Iran, c'est leur passé et non pas leur présent. Ils reviennent de très loin et c'est l'une des civilisations les plus belles et respectables au monde. Et aujourd'hui, on focalise, on condamne, on juge et à juste titre car il faut que les dictateurs tombent, mais l'on ne peut pas le faire payer à tout un peuple.
Le cas de la Syrie me bouleverse. J'ai peur de ce que je peux voir ou lire dans les médias et lorsque je tombe par hasard sur des images de la Mosquée détruite, où j'ai passé des heures à parler ou entendre des aveugles psalmodier, cela m'affecte. Je me dis juste que ce sont des gens comme tout le monde, qui ont une quête, un passé. Et l'on est en train de tout détruire. Ce n'est pas un homme que l'on fait tomber mais des civilisations millénaires qui sont anéanties.
Repas du moine Kûkai, temple aux milles lampes, Okunoin, Koyasan, japon, 2011 © Ferrante Ferranti
Vous faites très bien la différence entre les diverses formes de devoirs ou de choix de mémoire. Le photojournalisme a pour visée d'informer et d'avertir en montrant la réalité des faits et à travers votre point de vue, vous sensibilisez et donnez un autre visage à cette vérité.
Exactement, je lui donne une autre apparence. Mon travail est construit sur un jeu d'apparence, sur le fait qu'il faut faire très attention à ce que l'on voit. C'est pour cette raison que j'accompagne très peu de photos de discours, je le fais uniquement d'un point de vue technique, pour expliquer certaines choses, où au contraire, trop de gens peuvent se tromper sur quelques aspects. Mais la plupart du temps, il faut voir une photo en sachant qu'il y a une autre dimension. Cette autre dimension, c'est l'imaginaire et donc, l'interprétation. C'est la façon dont une image agit sur votre imaginaire, et à partir de là, les choses se déploieront différemment.
Vous mêlez la dimension réelle à l'artistique dans vos photographies et vous vous fiez à la spontanéité d'une apparition, comme cet oiseau ou cet enfant qui apparait fortuitement dans votre objectif au moment crucial.
Je vois cela comme des cadeaux. C'est un moment où l'on s'inscrit dans l'universel, dans quelque chose qui ne vous appartient plus, qui est une autre dimension.
Le percevez-vous comme quelque chose de mystique ?
Absolument. Je n'ai pas de clé, ni de solution ! Je ne prétends pas non plus que c'est une intervention divine. C'est un cadeau de l'autre dimension de l'Homme, c'est ça le divin. Il ne faut absolument pas lui donner de forme, je n'ai pas envie de n'invoquer qu'un Christ ou un Dieu. Je m'abandonne à cette autre dimension, en espérant qu'elle me maintienne, qu'elle me porte, me nourrisse et me conduise.
Imam en prière, mosquée du vendredi, Ispahan, Iran, 2009 © Ferrante Ferranti
Voyagez-vous seul ?
Très souvent. J'ai effectué presque tous mes voyages seul. Parfois, je rencontre des gens, ou alors je voyage avec quelques personnes, mais je suis seul lorsque je fais mes photos.
Pour moi, le voyage en solitaire est une démarche mystique, une chose qui nous confronte à nous-mêmes, qui nous conduit vers quelque chose. C'est très important.
Vous avez toujours eu ce désir impulsif de voyage, de clairement vous en nourrir. Qu'est-ce que vous ne trouviez pas chez vous qui aurait pu contenter cet amour pour le voyage et qui vous poussait à quitter la terre de votre naissance ? J'ai ressenti très tôt ce désir et je pense que c'est lié à mon absence de racines. Très vite, j'ai eu besoin de me laisser porter vers le voyage pour assouvir ce besoin et cette curiosité très forte que je ressentais pour la découverte. Je suis insatiable parce que tout peut arriver et qu'il y a toujours quelque chose qui se prépare, et partout.
Quels sont vos projets à venir ?
Il y a plusieurs livres, notamment le catalogue de l'exposition sur lequel j'ai beaucoup travaillé. Il y a ensuite des livres sur la Kabylie française et sur les ruines d'Algérie auxquelles je tiens beaucoup puisque c'est mon retour aux sources. Il y a également un livre sur les Sibéries. Ce sont des livres en chemin, et puis des voyages, toujours. Parfois, je me dis qu'il faut m'arrêter un peu, mais une proposition arrive et me voici repartit pour le Japon ou l'Algérie.
Propos recueillis par Kenza Chaouni