« Strangers in the Light » © Catherine Balet
A l'heure où l'hyper technologie a envahi nos vies, où nous sommes très - trop ? - nombreux à être sur-connectés, à tout, à tous, il est parfois nécessaire de regarder la réalité en face. Smartphones, emails, réseaux sociaux, sont autant de moyens de communication prometteurs de notre siècle, mais aussi un poison brisant une certaine humanité.
Catherine Balet s'est penchée de près sur ce phénomène qui, quoique déjà trop ancien, est toujours autant d'actualité. Après avoir publié en 2006 « Identity », « série de portraits d’adolescents européens visant à montrer le panorama de leurs codes vestimentaires », c'est vers la pénétration des médias dans notre quotidien qu'elle se plonge désormais, à travers cette série « Strangers in the Light ». Un titre lyrique mais évocateur... « J’ai toujours pensé que les paroles des chansons étaient une riche source d’inspiration pour le titre d’albums photos. Un jour, j’étais au restaurant et j’ai entendu la chanson interprétée par Frank Sinatra. Il m’a semblé troublant en écoutant les paroles, à quel point la chanson pouvait correspondre à une rencontre sur Internet : les étrangers ne sont plus dans l’ombre, ils sont désormais dans la lumière, celle des sites de rencontre ou des réseaux sociaux. La rencontre n’a plus lieu dans l’obscurité du réel mais dans la lumière du virtuel. »
Ce projet a lentement mûri dans l'univers artistique de la photographe : « Il y a d’abord eu en 2006 la vision d’un jeune couple sur une plage se prenant en photo avec un Smartphone, leurs pieds bercés par le flux des vagues, dans un cadre naturel et magique. La coloration induite de leur portable projetée sur leurs visages rendait la scène incroyable de beauté électrique. J’ai été impressionnée par cette scène.
J’ai pris conscience que ces petites lucioles avaient envahi le monde. Il y avait une grande beauté picturale dans cet éclairage que j’ai surnommé le clair-obscur du 21ème siècle. Je venais de terminer mon précédent livre « Identity » sur l’expression identitaire des adolescents européens. Il m’était évident que l’identité des jeunes passa aujourd’hui par les attributs technologiques, ces prothèses numériques qui relient, par les réseaux sociaux, le « moi-réel » et le « moi-virtuel » entrainant un dédoublement de la personnalité. (...) Il y avait aussi l’inspiration de la courbe des corps. Aujourd’hui je ne peux plus regarder l’Angélus de Millet sans avoir l’impression, comme dans la dernière photo de mon livre, que le personnage masculin est en train d’écrire un texto. »
« Strangers in the Light » © Catherine Balet
Ses images surprennent autant qu'elles interpellent, questionnent et brillent. La photographe s'est interrogée, et passe le relais à la conscience de tout un chacun « C’est avant tout une observation de la société contemporaine, une réflexion sur la place de la technologie omniprésente dans le quotidien de l’Homme, et justement, sur les étranges paradoxes que présentent ces technologies. Elles ont la faculté d’ouvrir et de fermer en même temps. Elles permettent d’échanger avec des personnes du monde entier, nous sollicitant pour interagir, parfois de façon compulsive, dans la vie privée d’inconnus et paradoxalement ont aussi entraîné une perte des relations sociales directes. Skype réuni les familles, et a totalement rétréci le monde, créant une synchronie universelle. Mais l’écran nous éloigne de celui qui est assis à nos cotés. De même, la technologie nous rend plus intelligent en nous offrant une immense masse de savoir, mais simultanément une rapidité et une superficialité de la pensée. J’interroge le don d’ubiquité de son utilisateur et comment son espace-temps a été modifié. Alors qu’il a la capacité d’être à la fois ici et ailleurs dans une temporalité universelle. J’ai observé aussi comment chaque évènement du moment présent est livré à l’objet numérique pour en valider l’existence et recevoir la bénédiction des réseaux sociaux dans le partage.
Nous observons le monde à travers la fenêtre de l’écran. Et la démocratisation de la caméra en a fait un objet de vie généreux mais qui nous conduit à l’excès des caméras de surveillance, aux yeux espions de nos Smartphone par exemples. »
« Strangers in the Light » © Catherine Balet
Un projet qui, finalement, ne s'est pas révélé simple à réaliser. Ces technologies font partie de notre univers mais pour autant, cela a été prenant et important pour la photographe « Plus j’avançais dans le projet, plus je souhaitai explorer toutes les facettes de l’implication de ces nouvelles technologies dans notre vie quotidienne. Internet a été une grande source d’inspiration ainsi que Facebook qui était à l’époque (2009) beaucoup plus ouvert et impudique ! Pour la réalisation de chaque image, Il y avait d’abord l’idée que je mettais en correspondance avec un tableau classique, non comme une parodie mais comme un support pour la composition, Il fallait ensuite rechercher le bon casting, et l’environnement (le décor et accessoires).
La difficulté était de faire coïncider les 4 éléments pour que la photo prenne vie. Cela m’a pris deux ans pour réaliser les 85 images du livre.
« Strangers in the Light » © Catherine Balet
D’autre part, il était important pour moi que les scènes restent les plus naturelles possible. Même s'il s’agit d’une mise en scène, j’aspirais à ce qu’il y ait un maximum de vérité. Pour cela, j’aime laisser une grande part à l’imprévu, au moment de la prise de vue, pour mieux interagir avec les modèles et laisser la magie opérer. Et tout cela est assez stressant !!
L’autre difficulté était dans le fait que toutes les scènes étaient éclairées exclusivement avec les outils numériques. C’est une lumière assez ingrate et difficile à doser lors des longues pauses exigées par le clair-obscur ».
« Strangers in the Light » © Catherine Balet
« Strangers in the Light » est un voyage lyrique à travers l'univers technologique auquel nous sommes tous confrontés. Un univers dont il est aisé de faire partie, mais plus difficile à quitter. Inconsciemment, nous sommes prisonniers d'une époque de surabondance technologique. Les photographies de Catherine Balet, au-delà de leur beauté esthétique et photographique, ont un mérite important, celui de nous mettre face à notre déni.
Ses conclusions sont malheureusement – heureusement peut-être pour certains – d'une véracité inquiétante : « En référant mes images à la peinture classique, j’aspire à réfléchir à la fulgurance de l’ère technologique où le temps s’est accéléré. Les peintures anciennes ont pour moi ce silence qui manque parfois dans la fébrilité ambiante. Je m’interroge si l'humanité ne verse pas dans le léger vertige d’une technologie toute puissante. devenue indispensable et indissociable de notre quotidien. Depuis une vingtaine d’année, les objets numériques ont profondément révolutionné notre rapport au monde, engageant un véritable culte de la machine et créant une réelle dépendance. La mémoire de l’humanité a été remise entre les mains de ces objets numériques. Un outil fantastique de connexions humaines mais a double tranchant ! »
« Strangers in the Light » © Catherine Balet
Elle espère que nombreux seront ceux qui porteront de l’intérêt à son travail « Je me suis beaucoup investie dans ce projet et comme tout artiste j’aspire à ce qu’il soit partagé. J’ai été surprise par l’intérêt que les jeunes, qui sont nés avec et vivent entourés de technologie, ont manifesté pour ce travail. Certains ont pris conscience de l’omniprésence des objets électroniques dans leur vie. »
En attendant, « Strangers in the Light » est disponible dans un ouvrage d'une belle édition, Steidl, et exposé, en partenariat avec la Polka galerie, à l'Espace Jean-Legendre de Compiègne jusqu'au 30 mai 2013.
Vous avez désormais toutes les cartes en main. Il est essentiel d'en être conscient, vigilant, et de garder la rêverie brouillée par ces ondes …
« Strangers in the Light » © Catherine Balet
Claire Mayer