Christian Lutz a 40 ans. D'origine suisse et membre de l'agence Vu', il a étudié en Belgique et photographie depuis une quinzaine d'années. En 2003, il débute une trilogie sur le pouvoir, qui va s'articuler en trois axes : le pouvoir politique avec Protokoll, le pouvoir économique avec Tropical Gift et enfin le pouvoir religieux avec In Jesus’ Name. Les deux premiers ouvrages sont sortis respectivement en 2007 et 2010. Le dernier, qui devait achever la réflexion du photographe, était prévu pour novembre 2012. Etait. Car à sa sortie, l'artiste reçoit un courrier glacial. Par une décision judiciaire, la diffusion du livre est interdite. Une décision qui le laisse sans voix.
Le 24 janvier dernier, suite à la première audience du photographe et de son éditeur, la justice a provisoirement confirmé la censure.
Rencontre avec l'artiste, qui s'explique.
Avez-vous eu des difficultés à réaliser vos deux premières séries sur le pouvoir politique et économique ?
Non, et je ne m'attendais pas à en avoir non plus pour ce dernier ouvrage. Ma démarche photographique relève d'un véritable travail d'immersion : c’est-à-dire que je m’immerge complètement dans le milieu qui m’intéresse et dialogue constamment avec les personnes que je photographie.
Pour les deux premiers ouvrages, j’avais passé un contrat avec les protagonistes de mes histoires. Je ne devais citer ni mes sources ni les noms de certaines entreprises.
Pour le 3e, j'étais sans cesse en interaction avec les managers de l’église et leurs membres. Tout le monde me connaissait, ainsi que ma démarche photographique. Je photographiais au vu et su de tous. C'est ce qui était censé me protéger des mauvaises surprises qui m’attendaient, mais cela n'a apparemment pas fonctionné.
Pouvez-vous nous expliquer comment s'est organisé et déroulé le dernier volet de votre trilogie sur le pouvoir religieux ?
Un dimanche matin, j'ai pris un train jusqu'à Zurich pour assister à une célébration de l’ICF, l’une des plus importantes églises libres de Suisse. Il y avait plusieurs centaines de personnes. Parmi elles, beaucoup de jeunes
A la fin de la célébration, je me suis rendu auprès du pasteur principal et lui ai présenté mon projet sur le pouvoir et ma démarche. Le pasteur m'a ensuite introduit auprès d’autres responsables de l’ICF. Nous avons alors eu des échanges très fructueux, ils se sont montrés très ouverts d'esprit.
Nous avons discuté des contradictions qui existent au sein de l'église, de la nature de cette entreprise religieuse et surtout de l'angle d'approche que j'aurais dans mon travail. Puis ils m'ont laissé dans le silence une semaine, ils ont cherché sur internet tout ce qui pouvait me concerner, pour finalement accepter le projet.
Ensuite durant toute une année, j'ai photographié différents évènements, les célébrations, baptêmes, spectacles de théâtre, bref pratiquement toutes leurs activités.
Pourquoi avoir choisi de suivre l'ICF (International Christian Fellowship) ?
C'est un courant évangélique qui a un succès extrêmement important en Suisse et dont la quantité de « visiteurs » - c’est ainsi que l’ICF nomme ses fidèles - se décuple en un temps record. Ils ont des stratégies de marketing très efficaces. L'ICF se comporte comme une entreprise financière. Ils le disent d’ailleurs eux-mêmes et ne s'en cachent pas.
Vous avez pourtant déjà exposé des images issues de ce reportage sans problèmes
Oui, il s'agit d’une quinzaine d’images qui ont été exposées au Musée de l’Elysée, à Lausanne, puis au Musée de Bagnes, dans le Valais. Parmi ces images, certaines sont dans le livre aujourd'hui. A chacune des expositions, les membres de l'ICF étaient invités. Ils n’ont eu aucune réaction. On me reproche actuellement de ne pas avoir soumis le travail, mais je tenais toujours au courant les responsables de l’église. S'ils m'avaient demandé de soumettre quoique ce soit, je l'aurais fait.
In Jesus' Name est aujourd'hui interdit de distribution. A quel moment a-t-il été censuré ? Comment cela est-il arrivé ?
Le livre est sorti pour Paris Photo le 16 novembre, et dix jours après, le 27 novembre, il y a eu cette mesure du tribunal civil de Zurich qui nous obligeait, l'éditeur et moi-même, à cesser toute distribution du livre, à retirer tout matériel visible sur la toile, et du réseau libraire. J'ai été surpris de la rapidité du courrier du tribunal, sachant que le livre n'était pas encore sorti sur le marché suisse.
Que vous reproche-t-on exactement ?
Je ne sais pas exactement, mais ce que j’imagine, c'est qu'il y a un décalage entre la surabondance d'images de communication dans laquelle les membres de l’ICF baignent depuis des années, et mon approche visuelle réaliste et ethnologique. J'ai beau eu leur expliquer le photographe que j’étais et les enjeux de mon travail, cela n'a pas suffi.
Il y a eu 21 plaintes déposées contre moi et mon éditeur, sous le motif d’enfreindre le droit à l’image. Elles concernent 19 images différentes. Pourtant, les séquences avant et après ces photographies incriminées montrent bien la complicité avec les sujets photographiés. Elles montrent aussi que les plaignants étaient conscients et partie prenante de mon projet.
Quel est aujourd'hui le recours possible ? Y-a-t-il un espoir de voir votre livre publié un jour ?
Pour l’instant, nous attendons le jugement écrit. La confirmation de la censure ne nous a été signifiée qu’oralement, à ce stade. Je sais que le juge n’a finalement retenu « que » 13 images dites problématiques. Mais je ne sais encore ni comment ni pourquoi. Ce qui est certain, c’est que nous irons jusqu’au bout. Car il ne s’agit pas de Christian Lutz et de son travail, mais d’une défense de la liberté d’expression, de la liberté de l’art et de la liberté d’informer. Le comité de soutien qui s’est constitué pour l’existence de « In Jesus’ Name » prouve bien que l’enjeu touche au-delà de ma propre personne.
Censurer ce travail, c’est porter une atteinte à la démocratie. Et si cette censure est confirmée, nous – les photoreporters, les journalistes, les scientifiques – seront obligés de soumettre tout ce que nous faisons, de nous autocensurer et de ne faire plus que des ouvrages de communication.
Avez-vous des projets à venir ?
Oui heureusement ! Je travaille actuellement sur un projet à Las Vegas, sur l'illusion/la désillusion du rêve américain, la fin d'un exemple. Une histoire un peu sombre et décadente sur l’illusion que procurent le jeu et les plaisirs éphémères. L’approche est très différente des trois ouvrages précédents. Elle est plus cinématographique, de l'ordre du rêve… du mauvais rêve.
Propos recueillis par Claire Mayer