Thierry Cohen est un autodidacte. Il commence la photographie en 1985 comme assistant de studios de mode. Il est d'abord assistant freelance, et travaille ensuite de manière plus régulière pour deux photographes. Il collabore en premier lieu avec le photographe de mode David Seidner, puis assiste Bettina Rheims. Il se met par la suite à son compte, et a la chance de participer à un champ d'expérimentation mis en place par Apple. Aux côtés d'autres artistes, il a alors accès à un studio graphique où il peut se former sur les premiers Macintosh qui sont à l'époque peu rapides et peu puissants.
En tant qu'indépendant, il travaille beaucoup avec les techniques numériques. Il peut répondre à des projets très conceptuels pour la presse et réalise de nombreuses couvertures de magazines. Puis, pendant dix ans, Thierry Cohen travaille essentiellement avec les maisons de disques, dans le répertoire classique en particulier. Il collabore alors en tant que portraitiste, et a également l'opportunité de travailler sur la conception graphique. Puis, en parallèle, Thierry Cohen a des clients institutionnels et travaille pour des cabinets d'architecture.
En 2006, il se consacre essentiellement à ses projets personnels. Le premier, « Binary Kids », est présenté en 2008, et à l'occasion du Mois de la Photo 2012, c'est celui des « Villes éteintes » que Thierry Cohen montre à la galerie Esther Woerdehoff.
Son projet commence par un voyage préparatoire au Chili, son idée : dénoncer la disparition des étoiles. Pour cela, il décide de photographier des villes et d'y rapporter les ciels que l'on devrait voir si elles n'étaient ni polluées, ni éclairées. Cela est rendu possible en photographiant les ciels des déserts qui ont exactement la même latitude que les villes en question. Puis, tout a réellement débuté en octobre 2010, lorsqu'il s'est rendu aux Etats-Unis, avant de retourner au Chili, et d'aller au Brésil, pour photographier Rio et Sao Paulo. Enfin, l'année dernière, au mois de février et mars, Thierry Cohen a photographié les villes asiatiques et les déserts correspondants, à savoir le sud marocain et le Sahara occidental.
Les photographies de cette série sont sublimes et la présentation proposée par la galerie est très réussie. Les tirages sont numériques, à encres pigmentaires, en grand format, et encadrés sous Diasec. Ainsi, bien que les images soient sombres, cette présentation leur donne une luminosité éblouissante, et n'en met que bien plus encore en valeur les ciels étoilés au-dessus de ces « villes éteintes ».
Rio de Janeiro © Thierry Cohen
Comment est né le projet des « Villes éteintes » ?
Enfant, j'ai eu le privilège de pouvoir observer des ciels sublimes, et de voyager dans les déserts qui sont devenus pour moi un refuge à certains moments. Ce sont des lieux de silence et de contemplation. L'expérience du ciel est partagé par peu de gens Le constat était donc qu'on ne voyait plus les étoiles. C'est une problématique de pollution, d'environnement, car cela touche plusieurs choses : la biodiversité, notamment. Les oiseaux migrateurs ne peuvent plus s'orienter, ils s'épuisent dans les villes, et à New York, par exemple, nous les retrouvons morts aux pieds des tours. C'est également une problématique pour les insectes, mais aussi pour nous, car nous n'arrivons plus à être dans de vrais nuits. Il y a toujours de la lumière, une veilleuse, l'éclairage de la rue, alors que notre organisme a besoin d'être dans la nuit. Il y a notamment une glande du cerveau, l'épiphyse, pour laquelle l'obscurité est nécessaire. Elle est très importante notamment dans la production de mélatonine qui réduit le développement des tumeurs. Et puis, au-delà de ce côté environnementaliste, il y a l'idée que les étoiles ont toujours été un lien qui unit les hommes, celui-ci est fondamental. Les étoiles permettent aussi d'apprécier la place que nous avons dans l'univers, de s'interroger sur nos origines et de nous rendre compte que finalement, la Terre est quelque chose d'extrêmement petit. Je pense que si les individus n'ont pas la notion de finitude du monde, ils ne peuvent pas percevoir les dangers de la pollution, et accepter de changer les choses.
Au Sahara occidental, les Sarahouis, qui sont des nomades vivants dans des étendues gigantesques, se réfugient sous les acacias pendant la journée. Lorsque vous allez sous ces acacias, vous trouvez des déchets incroyables. A l'échelle du désert, ça ne se voit pas. Mais nous avons beau être dans un désert qui paraît infini, tout ce que l'on jette reste.
Le projet s'est donc construit petit à petit, il était en gestation depuis très longtemps. Il y a une chose pour moi qui est importante, c'est que la photographie n'est pas qu'une représentation du réel, mais aussi la possibilité de faire des propositions utopiques, prospectives, fictives. C'est donc ma façon de sortir du documentaire que l'on a beaucoup vu, qui peut m'intéresser dans certains cas, mais qui ne me fait pas rêver.
Et puis, en 2005, il s'est produit un événement dans ma vie qui m'a poussé à me réfugier dans le désert et de là le constat était évident : il fallait que je fasse quelque chose avec les étoiles. Ca s'est donc imposé à moi. Si l'origine était la pollution lumineuse, c'est devenu un sujet plus large. Les étoiles unissent les hommes, et c'est devenu l'occasion de lier à la fois des territoires désertiques très pauvres, et les temples du capitalisme que sont les mégapoles asiatiques, américaines et dans une certaine mesure, brésiliennes. On y est confrontés à une telle densité de population que s'en est insensé. Que sont devenus ces lieux de vie...
Pouvez-vous me parler de la démarche qui a été la vôtre ? Comment vous sont venues les idées telles que celle de photographier les villes de jour pour éliminer la lumière électrique de vos photos ?
Je tiens à un certain réalisme car la meilleure façon de faire ressentir que les étoiles manquent, c'est précisément de les montrer dans une situation totalement incroyable, à savoir, dans les villes. Dans la mesure où je n'ai pas les contacts politiques qu'il faudrait pour éteindre, pas seulement une ville, ça ne serait pas suffisant, mais une région entière, il a donc fallu trouver d'autres moyens. J'ai alors photographié les villes de jour lorsqu'elles sont éteintes, avec des ciels gris, sans ombre.
Il est important de montrer les étoiles au-dessus des villes, non pas n'importe lesquelles, mais de montrer les vrais ciels devenus invisibles. Ces derniers sont donc forcément ceux que l'on trouve à la même latitude que ces villes, à un autre moment. Afin d'avoir des ciels de qualité, il faut pouvoir se déplacer dans des lieux désertiques, à plus de 300 kilomètres de n'importe quelle zone urbaine, car il y a toujours une réfraction dans l'atmosphère qui produit une espèce de halo orange, d'autant plus que ce sont des poses très longues. Pour avoir les ciels correspondants aux villes, je me suis placé à la même latitude, et j'ai orienté mon boîtier exactement dans le même axe que pour la ville. Parfois j'ai photographié la ville en premier, parfois le ciel avant. Tout cela était préparé, j'avais des documents qui me permettaient de savoir exactement quel ciel je verrai. Ensuite, j'ai rapporté les ciels dans les villes.
Pour photographier les étoiles, j'ai utilisé des techniques d'astrophotographie assez basiques, dont une équatoriale qui permet de compenser le mouvement de rotation de la terre, et d'avoir des étoiles fixes, avec des temps de pose très longs.
Je vous disais que le réel m'intéresse, mais ce qui me passionne davantage est bien l'aspect prospectif et fictif de la photographie. Dévoiler les étoiles dans les villes, c'est d'une certaine façon, rendre visible l'invisible. Lorsque vous photographiez les étoiles avec des poses très longues, vous commencez à obtenir des choses que vous ne voyez pas à l'oeil nu : les couleurs des nébuleuses, beaucoup plus d'étoiles, de la profondeur.
Quelle technique avez-vous utilisé pour mettre en place la superposition de deux photos ?
Il s'agit d'une technique très ancienne. Gustave Le Gray faisait cela avec ses marines. A l'époque, il n'y avait pas de films qui permettaient à la fois d'avoir du détail dans le ciel et dans la mer. Il photographiait la mer, et les superposait en chambre noir. Cela permettait également de renforcer l'aspect dramatique. En utilisant le montage numériquement, je ramène le ciel à la ville.
Shangaï © Thierry Cohen
Etes-vous particulièrement sensibles aux combats écologiques ? Considérez-vous que cette exposition est une œuvre engagée ?
Oui, bien sûr que je suis sensible aux préoccupations environnementales, mais il s'agit aussi d'interrogations de fond sur les sociétés dans lesquelles nous vivons. C'est plus large que le problème écologique, c'est universel. J'ai réellement envie de parler du lien des étoiles. Il est curieux de constater que les gens en Syrie sont en pleine guerre civile, et que certains habitants du Japon, et des Etats-Unis, à la même latitude qu'Alep, au gré des mouvements de la terre, se retrouvent avec le même ciel, et les mêmes étoiles au-dessus de leur tête. Nous sommes tous sur la même planète. Il nous faut être plus unis, sans limites, sans frontières, et dans la mixité. Ce projet va au-delà de la problématique de la pollution lumineuse. Au fond, c'est un projet plus poétique. Les étoiles ont permis de guider les nomades, certains individus ont suivi les étoiles pour retrouver Jésus, pour les Juifs, Dieu a dit à Abraham que les étoiles étaient sa descendance, elles sont fondamentales pour les Musulmans. Le ciel permet à l'Homme de trouver sa place.
Il existe des associations astronomiques internationales qui travaillent à la protection des ciels noirs. Il militent pour que nous puissions .continuer à observer les étoiles et l'univers. En France, il existe très peu d'endroits où l'on peut avoir des points d'observation de bonne qualité. C'est la raison pour laquelle on va mettre des télescopes au Chili, aux Canaries, à Hawaï. Ce sont des endroits qui sont totalement noirs.
On ne peut plus voir les étoiles. il s 'agit alors de baisser l'éclairage des villes, de cesser d'illuminer le ciel, c'est inepte, tout comme la société dans laquelle nous vivons. La vision y est à court-terme, dirigée par le profit immédiat. Ce projet est une interrogation.
Comment avez-vous choisi à la fois les villes et les ciels que vous avez photographiés ?
Pour les villes, cela a été très simple. Je me suis attaché aux plus importantes. Certaines n'ont pu encore être réalisées, comme Mexico, ce sera dans un deuxième temps. Mon intérêt portait sur les plus représentatives du système économique, du type de société dans lequel nous vivons. Ces cités sont des villes lumières, Paris étant la première. New York, ou Los Angeles, sont sidérantes, sans parler des villes asiatiques.
Quant aux ciels, il y a une chose majeure à prendre en compte, la voie lactée. Elle est spectaculaire, riche en étoiles et en couleurs. Il y a un endroit plus particulier qui est le centre de notre galaxie. A certains moments de la nuit, et à certaines latitudes, on peut voir ce centre, et c'est absolument incroyable. Je ne suis pas un spécialiste de l'astronomie. Je m'y intéresse depuis longtemps, je suis surtout attiré par ce côté spectaculaire. Quand je vais dans le désert, je pars seul, je choisis un endroit qui a la même latitude que la ville que j'ai photographiée, et j'y reste trois quatre jours. Je peux aussi me déplacer si la météo n'est pas favorable.. Il n'y a qu'un seul endroit où je ne suis pas parti seul. Il s'agit du Sahara occidental, et ce pour des raisons de sécurité. C'est une zone occupée, un ancien espace de guerre et il est miné à certains endroits.
Mais sinon vous aimez partir seul ?
Oui ! J'ai besoin de cela, c'est un privilège inouï. En même temps, c'est une façon de se retrouver, de prendre sa place, surtout lorsque l'on vit dans des villes aussi énergisantes et excitantes que Paris.
Sur quel point de vue vous placiez-vous au moment de prendre les photos ?
Les points de vue sont parfois ceux de paysages. A Sao Paulo, j'ai passé beaucoup de temps à obtenir des autorisations afin d'avoir accès aux tours et réaliser les prises de vues en hauteur. Cette ville est intéressante par sa variation architecturale, et le chaos qu'il peut y avoir. Cela permet aussi de travailler sur l'échelle, et donc de renforcer l'immensité du ciel. Parfois, j'ai aussi eu besoin d'être dans la rue, de penser comment on percevrait les étoiles. Par exemple, cela s'est imposé de façon évidente pour Paris. Ca n'est pas une ville qui a un intérêt vue d'en haut, elle est composée d'une architecture très cohérente,, de même hauteur, avec peu de variation. Et puis à Paris, les choses se passent à l'échelle de la rue. C'est une plus petite ville, un musée, et je me suis attaché à montrer que c'est une cité plutôt intemporelle et qui évolue peu, contrairement à certaines villes asiatiques.
Tokyo © Thierry Cohen
Vous évoquez Gustave Le Gray, fait-il partie des photographes qui vous ont inspirés ? Avez-vous vu l'exposition qui lui est consacré au Petit Palais ?
Ce qui m'intéresse, et qui est fondamental en photographie, c'est l'expérimentation. Lorsque l'on observe l'Histoire de la photographie, on ne peut pas la détacher de l'Histoire de la technique. Avec le numérique, nous pouvons toujours expérimenter. Le Gray le faisait car il en avait besoin. Il ne parvenait pas à trouver de réponse immédiate à sa volonté de fabrication des images. Il était d'une extrême modernité.
Néanmoins, je n'ai pas encore été à l'exposition qui lui est consacrée.
Comment le projet en est-il arrivé à être exposé au Mois de la Photo ?
Esther Woerdehoff aimait le travail et souhaitait le présenter au mois de novembre 2012, il m'a paru alors naturel de le soumettre pour le Mois de la Photo. Deux choses me paraissaient importantes : montrer le travail, et le publier. Un ouvrage est édité chez Marval avec des textes de Maylis de Kerangal, prix Médicis en 2010, et de Jean-Pierre Luminet, astrophysicien.
Quels sont vos futurs projets ?
La continuation de celui-ci, il n'est pas terminé. Toutes les villes qui m'intéressent n'ont pas été photographiées. Puis il y a cette envie d'approfondir cette notion de lien qui unit les hommes.
Quelles autres villes avez-vous envie de photographier ?
Mexico, Chicago, Dubai. L'architecture m'intéresse tout particulièrement. Peut-être aussi Calcutta et d'autres avec un caractère plutôt d'ordre historique.
Propos recueillis par Adèle Latour