Artiste visuel diplômé des Beaux-Arts de Paris, Emeric Lhuisset a plus d'une corde à son arc. A 29 ans, ce « jeune » artiste manie avec brio aussi bien la vidéo, l'installation, la performance, la réalisation de livres... Autant de projets multiples et variés qui font le succès probant de cet artiste.
Invité du Festival Photo Off 2012, « coup de coeur » de l'équipe organisatrice pour la deuxième année consécutive, Emeric Lhuisset présente cette année sa série « théâtre de guerre », qui questionne la place de la mise en scène de l'image dans la représentation du conflit.
Entretien avec Emeric Lhuisset, que vous aurez certainement l'occasion de rencontrer sur son exposition à Photo Off jusqu'à dimanche 18 novembre.
« Théâtre de guerre » © Emeric Lhuisset
Utilisez-vous un médium artistique en particulier pour traiter vos sujets ?
Non pas spécialement. Je prends vraiment le medium qui me semble le plus adapté pour traiter la problématique que je vais aborder. Cet été, par exemple, j'ai réalisé un projet vidéo en Syrie, où j'ai filmé 24h de la vie d'un combattant de l'armée syrienne libre en plans séquences qui va être diffusé après en temps réel. J'ai fait aussi des photos là-bas, mais finalement je ne vais pas vraiment les utiliser, je les ai plus fait pour justifier d'une pratique vis à vis des combattants avant de faire ma vidéo.
Pouvez-vous nous expliquer exactement ce qu'est votre projet « théâtre de guerre ? »
J'ai travaillé en Colombie avec la guérilla des FARC, en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, en Syrie, donc je connais pas mal les zones de conflit. Je me suis ainsi beaucoup questionné sur la place du photographe de guerre aujourd'hui. Son rôle aujourd'hui, c'est d'être le plus proche possible du réel, on veut des images de plus en plus « fraîches », c'est à dire qu'une image qui a déjà deux semaines est déjà presque trop vieille, on veut une image quasi instantanée.
Al Jazeera, par exemple, a envoyé un reporter filmer en live une manifestation en Syrie, c'était la première filmée en direct, les auditeurs ont pu à ce moment se sentir au cœur de l’action. On perçoit bien ici cette volonté d'être le plus proche possible de la réalité. A l'heure actuelle, les combattants produisent eux-mêmes des images, ils seront toujours plus proche de la réalité que les photographes, car ils font partie intégrante de la réalité du conflit ; ils sont acteurs du conflit, et pas seulement des témoins. Quand les combattants se mettent à produire des images, on peut donc se demander quelle est la place du photographe de guerre aujourd'hui, est-ce toujours être le plus proche possible de la réalité?
On peut aussi se questionner sur la mise en scène dans la représentation des conflits.
« Théâtre de guerre » © Emeric Lhuisset
« Théâtre de guerre » est un travail sur la question de la mise en scène dans l'image de conflit. La photographie est toujours présentée comme une preuve du réel, alors qu'en fin de compte, dans l'image du conflit, la mise en scène a toujours été présente.
Quand on regarde les premières images de conflit, le temps de pose ne permettait pas de prendre des images sur le vif, on était donc fréquemment dans une mise en scène, mais qui était imposée alors par la technique : que ce soit la guerre de Crimée ou encore la guerre de sécession, où l'on a vu les premières images de cadavres, qui étaient déplacés dans un souci de mise en scène, d'esthétisme.
La guerre de 70 va être vraiment une période charnière très intéressante. La photographie commence à prendre un peu plus d'importance. Cette guerre va être une défaite de la France. Il va y avoir toute une réflexion sur la représentation de cette défaite ; jusqu'à présent, quand on montrait un conflit, on montrait la stratégie des lignes qui avait menée jusqu'à la victoire, le général victorieux avec ses troupes, l'empereur ou le roi, alors que là on ne va plus pouvoir représenter la stratégie qui va mener à la victoire puisqu'il n'y a pas de victoire, ni de général victorieux. Du coup il va y avoir un questionnement sur la représentation de ce conflit, et on va finalement plutôt représenter des soldats lambda, sur des cadrages assez réduit (proche des scènes de genres du Naturalisme). Un autre point important, est que l’on est plus sur des armées de mercenaires comme l'on pouvait avoir à l'époque des rois, on est avec des armées de citoyen ; n'importe quel citoyen peut être appelé sous les drapeaux, y compris des peintres qui vont alors devenir des témoins directs du conflit, comme le sont aujourd’hui les photographes de guerre.
« Théâtre de guerre » © Emeric Lhuisset
De la guerre du Golfe (guerre sans images ?) à celle aujourd'hui d’Irak et d’Afghanistan, on ne montrera plus le corps de soldat occidentaux tué. On verra le portrait du soldat en uniforme lorsqu’il était vivant ou encore le cercueil avec le drapeau. C'est quelque chose de tabou, comme ça a été le cas dans la peinture de la guerre de 1870 où les peintures des corps de soldats morts étaient censurées.
Quand on voit l'évolution de la représentation des conflits, on voit que l'on a toujours eu des mises en scène, que ce soit pendant la 1ere guerre mondiale, la 2nd ou dans d'autres conflits.
Prenons par exemple la fameuse image de Robert Capa, du soldat fauché par une balle pendant la guerre d'Espagne, où il y a tout un débat sur le fait que ce soit une mise en scène ou pas.
Après tout, est-ce important que ce soit une mise en scène ou pas ? Si ça en est une, elle n’est pas destinée à mentir, mais à montrer le conflit, à montrer une réalité qui est celle de la mort de combattants.
Produire une image sur une zone de conflit, c'est toujours extrêmement difficile : quand les balles sifflent, c'est très dur de prendre des photos. D'ailleurs, on retrouve beaucoup d'images de conflits prises dans les combats urbains, parce que dans les combats urbains il est « plus facile » de prendre des images ; les combattants sont beaucoup plus proches, donc il est plus aisé de les prendre en photo et l’urbanisme permet de se protéger plus facilement des tirs.
A travers la mise en scène ne peut-on pas aussi penser la construction d'images-icônes ?
Quand on regarde les photos les plus marquantes des conflits, beaucoup sont des mises en scène : comme celle du drapeau américain sur Iwo Jima ou celle du drapeau soviétique sur le Reichstag, on est dans ces deux situations sur la construction d'une image-icône.
Idem pour la guerre en Irak : les images les plus connues sont des mises en scène, comme celles de la prison d'Abu Ghraib, la chute de la statue de Saddam Hussein et sa capture. Il est de plus intéressant de noter que ces photographies n’ont pas été faites par des photographes de guerre, mais par les combattants eux-mêmes.
« Théâtre de guerre » © Emeric Lhuisset
La mise en scène a toujours été présente dans l'image de conflit, pourtant ça reste un sujet tabou.
Dans ma série Théâtre de guerre, on est dans une vraie zone de conflit, avec de vrais combattants, auxquels je demande de rejouer leur propre réalité, en reprenant des mises en scènes de peintures de la guerre de 1870.
Que pouvez-vous me dire sur votre démarche ?
Ma démarche tourne autour de thématiques géopolitiques. Je réalise donc un travail de recherche comme le ferait des chercheurs. D'abord théorique en lisant des livres, en rencontrant des chercheurs spécialisés dans le domaine que je vais aborder. Puis un travail sur le terrain, proche d’un travail anthropologique, qui peut durer plusieurs mois voire plusieurs années, où je retourne régulièrement dans la zone. Enfin, une fois que je pense avoir saisi les principaux enjeux de ma problématique, je produits une œuvre qui va découler de cette étude.
Vous ne vous considérez pas comme reporter, mais vous êtes quand même toujours au cœur des conflits …
Je ne me considère pas comme reporter car je ne suis pas dans une démarche d'information, qui est publiée par la presse. Je produis très peu d'images.
En Irak, au début, j'ai sorti mon appareil lorsque j’étais avec le groupe de guérilla avec qui je travaille, c’était plus pour justifier ma présence, mais petit à petit je l'ai complètement délaissé.
« Théâtre de guerre » © Emeric Lhuisset
Comment êtes-vous arrivé à Photo Off ?
Eric Fantou, l'organisateur, a vu mes images par le biais d'un ami, et a trouvé mon projet intéressant. Il m'a donc contacté, nous nous sommes rencontrés, je lui ai expliqué ma démarche et je pense qu'il a eu un coup de cœur pour mon travail. J'ai donc été le photographe coup de cœur de Photo Off en 2011, et lorsqu'ils ont vu la suite de la série faite au moyen format sur des très grands tirages, ils se sont dit que ce serait vraiment bien de montrer la suite. J'ai donc accepté avec joie de recommencer l'aventure cette année.
Des projets à venir ?
J'ai une exposition personnelle à Beyrouth dans ma galerie, The Running Horse Contemporary Art Space, avec l'édition d'un catalogue.
Puis l’ARCO à Madrid, Art Dubaï et d’autres expositions à venir à Paris.
« Théâtre de guerre » © Emeric Lhuisset
Propos recueillis par Claire Mayer