Sophie Elbaz
Née à Paris en 1960 de père né en Algérie et de mère française, Sophie Elbaz partira en 1983 aux Etats-Unis étudier à l'international Center of photography de New York dans le programme de photojournalisme.
Jusqu'en 1995, elle couvre des conflits dans le monde entier comme reporter de guerre pour l'agence Sygma. Puis, en 1995, elle part pour Cuba ; pendant 4 ans, elle photographiera Cuba et l'opéra de la Havane.
A l'occasion du Mois de la Photo, elle expose au Musée d'art et d'histoire du judaisme « Géographies intérieures ».
Explications.
Il y a-t-il des photographes qui vous ont inspiré ?
J’ai eu une passion pour Robert Franck. J’ai cherché à comprendre sa sensibilité, décortiquer ses cadrages, saisir cette fragilité qui lui donne ce regard décalé sur le monde. J’étais bouleversée par sa poésie. Il y a eu aussi William Klein, Henri Cartier-Bresson, Emmet Gowin, Eugene Richards, Rio Branco , Cristina Garcia Rodero, Diane Arbus, Lisette Model, Avedon, Shoji Ueda, et plus récemment Antoine d’Agatha, Klavdij Sluban ,…
Mais mes premiers maîtres ,très jeune ont été non des photographes mais des réalisateurs Antonioni, Tarkowski Visconti, Renoir, Pasolini, Marker et Dreyer. Avec le cinéma, je suis tout de suite entrée dans un monde magique. Je suis toujours cinéphile…
Vous avez réalisé plusieurs photoreportages. Puis vous avez changé d'orientation photographique, pouvez-vous m'expliquer pourquoi ?
Je suis passée du « monde autour de soi » à « soi dans le monde ». Je me suis installée à Marseille, au passage du siècle, au bord de la Méditerranée, et je suis allée dans une île perdue dans l’ouest de l’Atlantique, Cuba.
Il ne s’agissait pas d’un abandon mais de l’évolution de mon engagement humaniste. Il fallait que je me donne la liberté nécessaire pour rejoindre mon imaginaire propre. Je m’étais nourrie de l’expérience des autres mais je n’étais pas dans mon histoire. J’ai donc quitté l’agence (Sygma devenue Corbis) en janvier 1995. Je suis ensuite, à la faveur d’une rencontre, partie pour Cuba avec l’idée de retrouver mes « tripes » et de refaire des images : j’avais l’impression de ne plus savoir, en étant immergée dans la guerre des images, photographier et prendre le temps de sentir la photo.
Il me fallait retrouver mon âme. Une documentariste m’avait proposé de l’accompagner en tournage à Cuba dans le théâtre Garcia Lorca de La vieille Havane. J’ai pris mon Leica et un 35mn et j’ai plongé, en noir et blanc, dans l’univers de ce grand théâtre. Cet univers m’est devenu un but en soi. J’y suis retournée en 1996, ainsi de suite jusqu’en 2007. Je me suis amarrée à l’île qui devint mon nouveau laboratoire.
Jean-Luc Monterosso, Directeur de la Maison Européenne de la Photographie lors de mon exposition dans ses murs en 2008, L’Envers de Soi, écrira : « Mais rares sont les reporters, qui, dans l’histoire de la photographie, entreprennent un voyage intérieur. Raymond Depardon avait pourtant, dès 1981, dans sa « correspondance new-yorkaise » réalisée pour le journal Libération, porté le coup de grâce au reportage dit « objectif » que la tradition humaniste avait poussé à ses limites. Nous donnant à voir des « images mentales », il nous rappelait que la seule aventure capable d’être vécue était l’aventure intérieure. C’est dans cette perspective que s’inscrivent les photographies de Sophie Elbaz. Cette forme d’authenticité faite d’osmose impose un style : celui d’une photographe libérée de tout préjugé qui renoue avec ses origines et son passé. »
Parallèlement, à partir du changement de siècle, je développe une technique particulière où se retravaillent ses images par un procédé organique. Ce champ expérimental lui permet la transformation d’images prises au cours de ses voyages et une autre manière de penser la photographie. L’image n’est plus fixée à la prise de vue, mais en devenir. Cette vision poétique dans le champ du rêve nous renvoie à notre mémoire du monde, en références aux origines, aux mythes et à nos archétypes fondateurs.L’évolution de son imaginaire la fait ainsi émerger de manière plus créative dans la sphère artistique. Origines, série Africaine, sera exposée pour la première fois à Bamako en 2003, puis à Paris, Barcelone, Milan, Berne et à la Réunion.
L'Ile fantastique (tryptique diasec 60x60 cm), Algérie, 2007 © Sophie Elbaz
Pouvez-vous m'expliquer le sujet de cette exposition ? Pourquoi ce titre « géographies intérieures » ?
L'année 2012 marque les cinquante ans de l’indépendance de l’Algérie. Le Musée d'art et d'histoire du Judaïsme a choisi de se joindre aux nombreuses institutions qui souhaitent rappeler, par diverses approches, la date charnière que fut celle de 1962 dans l'histoire française et algérienne. Le MAHJ présente une exposition inédite retraçant les grandes étapes de l'histoire des juifs d'Algérie. C’est dans ce cadre et celui du Mois de la Photo que le MAHJ m’a donné carte blanche pour la création d’une œuvre contemporaine en résonance avec l’Histoire.
Le titre s’imposa de lui-même: « Géographies intérieures », métaphore de nos ailleurs imaginaires, de nos cheminements et errances…Ici il y a réorganisation de ma carte intérieure à partir du point d’origine, retrouvé.
Lorsque j’évoque les formes successives de ma relation avec mon histoire familiale paternelle et avec la ville de Constantine, je pénètre une marge incertaine : Celle de la mémoire, de l’imaginé et de la confrontation au réel.
L’importance de l’imaginaire dans l’accueil fait aux souvenirs hérités ou recomposés est primordiale. L’embellissement de la mémoire familiale dans le discours du deuil ou dans celui de la rupture caractérise souvent les visions de la deuxième génération.
Je suis née à Paris, à 47 ans, je pars seule en Algérie, en 2007, sur les traces de mes origines paternelles séfarades. J’y réalise alors un premier film à la mémoire de mon grand-père, Jonathan Elbaz, et une série de photographies. D’autres voyagent suivent.
Au cour de cette quête en plusieurs étapes je vais peu à peu me réapproprier ma propre histoire. J’arpente obstinément les lieux d’une histoire réduite au silence, mais, où la trace des absents, serpente du cimetière juif à la ville ancienne, fière des splendeurs ottomanes, une ville que mon grand-père paternel, Jonathan Elbaz a refusé d’abandonner en 1962. Ainsi s’accumule un matériau mémoriel au fil des voyages qui me plongea dans une expérience étrange : celle d'un dépaysement complet dans un pays si familier.
Aujourd’hui, c’est à partir de la "ré visitation" de ce matériau laissé en « suspend» que se crée une œuvre singulière et poétique dont la scénographie s’articule entre quatre espaces :
Dans le premier l’installation, Les choses cachées, pose la question de l’identité et de l’héritage transmis.
Le deuxième, celle du Passage, établie le lien entre les vivants et les morts, les souvenirs et les traces.
Le troisième espace, Qacentina blues, renvoie à l'idéalisation de l'origine retrouvée et reflète une perception totalement projective de la ville de mes ancêtres. Le film, Qacentina y est présenté.
Au terme du parcours, toute la dimension imaginaire s’efface progressivement devant la réalité : le silence des ruines. L’installation interroge l’Algérie d’aujourd’hui quant à « ses mémoires plurielles ».
Le projet s’élabora indépendamment du cahier des charges du Mois de la photo. Puis il passa en commission et répondait à la catégorie Enchantement et désenchantement d’une certaine manière. Les catégories du Mois sont suffisamment ouvertes pour pouvoir être créatif. Il fut validé ayant été au préalablement validé par la commission muséale.
© Sophie Elbaz
N'avez-vous pas le sentiment que le public est intrusif, en réalisant une exposition aussi personnelle ?
Je ne comprends pas votre question. Si je prends l’engagement de me dévoiler ainsi par rapport à mon histoire personnelle c’est que j’ai conscientisé ma démarche et donc l’assume pleinement. La création est un acte vivant une fois déposée dans l’espace publique. Elle est offerte en partage. Ma responsabilité d’artiste est alors d’accompagner ce qui est posé. Le visiteur décide, lui, de se l’approprier, de s’en emparer ou pas, instaurant le dialogue avec l’œuvre. Je suis au contraire à l’écoute de toutes ces résonances et de leurs singularités.
Propos recueillis par Claire Mayer