Enrichie d'un nouvel espace depuis janvier 2011, la Pinacothèque de Paris a pour ambition de faire dialoguer mille ans d'histoire de l'art.
Depuis le 3 octobre, elle fait se confronter la vision sur le Japon de deux peintres, Van Gogh et Hiroshige. Dans le cadre du mois de la photo, un autre regard est proposé, celui du photographe Denis Rouvre. Son exposition « Low Tide - Le Japon du chaos » apporte une vision contemporaine sur ce pays. Le 11 mars 2011, un tremblement de terre de magnitude 9 survenait au large des côtes de l'île de Honshu au Japon, puis un tsunami dévasta près de 600 kilomètres de côtes de la région de Tohoku, faisant 21 000 victimes et disparus, auquel il faut ajouter les accidents des centrales nucléaires de Fukushima qui s'ensuivirent.
Habitué à réaliser des portraits de personnalités maintes fois récompensés, Denis Rouvre a souhaité partir à la rencontre de ces japonais déboussolés et de ces paysages dévastés. Le résultat : une exposition poignante, où l'atmosphère sombre de l'endroit, conjugué aux paysages meurtris et à la souffrance des visages fait réfléchir sur l'impuissance de l'homme face à l'adversité de la nature. Il a reçu un World Press catégorie portrait pour l'un des clichés de l'exposition Low Tide.
Rencontre avec ce boulimique de la photographie, puisque Denis Rouvre sera aussi présent dans une exposition collective à la mairie du 4e dans le cadre du mois de la photo de Paris. Il exposera également à partir du 8 novembre à la Galerie Bailly un autre travail entrepris au Japon, sur les sumos, au sein du festival Photo Saint-Germain.
Low Tide © Denis Rouvre.
Pourquoi avoir choisi de vous intéresser à la situation japonaise ?
J'ai été au Japon car j'étais interrogatif sur la notion de chaos dans un pays très riche, très organisé, structuré.
C'est vrai qu'on a l'habitude de voir des catastrophes dans énormément de pays en développement, de pays du tiers-monde. Et là tout à coup, une telle catastrophe arrive dans l'un des trois plus grandes puissances mondiales. Je voulais déjà me rendre compte de mes propres yeux de cette notion de chaos. Je voulais me confronter à une réalité qui m'échappait et que mon imagination rejetait.
Combien de temps êtes-vous restés sur place ?
J'ai fait deux voyages de quinze jours, l'un en novembre 2011, l'autre en février 2012.
Le premier voyage, j'allais un petit peu pour voir, je n'avais pas d'idée précise. Mais en fait, une fois sur place, j'ai commencé à travailler très vite, à faire des portraits et des clichés de paysages. Toutefois, je n'avais pas assez de recul.
J'ai eu besoin d'y retourner pour continuer de manière plus précise, plus directe. J'avais plus de distance vis-à-vis du sujet. J'ai fais beaucoup plus de paysages, car je m'étais rendu compte en regardant mes premiers clichés que j'avais beaucoup à aller chercher de ce côté là.
Comment avez-vous procédé une fois sur place ?
J'ai commencé à parcourir les côtes dévastées en voiture. Très vite, l'évidence m'est apparue qu'il fallait que j'enregistre tout ça, tout ce désastre. J'ai alors commencé à prendre des paysages en photo, sans vraiment savoir ce que je faisais.
Face à ces maisons dévastées, j'ai commencé à me poser des questions sur la population. Je suis alors parti à la recherche de ces rescapés. Je les ai trouvés dans des maisons provisoires, où ils avaient été totalement relogés.
Je demandais à les rencontrer pour qu'ils témoignent, puis je faisais un portrait d'eux avec mon Hasselblad. En fait, je m'installais dans la maison du chef des différents villages, je montais un studio, puis j'allais frapper à chaque porte des maisons provisoires en compagnie de mon assistant photo et de mon interprète.
Low Tide © Denis Rouvre.
Comment la population a réagit face à votre démarche ?
Elle était très craintive. C'est dans la culture japonaise cette méfiance, mais c'était encore plus vrai après ce désastre.
Il n'y a peut être qu'une personne sur cinq qui a accepté de partager son expérience avec moi et de se laisser photographier. Mais cette personne-là, c'était celle qui avait le plus la rage de s'en sortir, d'envie d'aller de l'avant le plus rapidement possible.
Chaque rencontre était différente, et m'a beaucoup appris. Ce qui est important pour moi, c'est de voir ce que chaque habitant a pu transmettre à travers la photo, alors que ce n'est pas forcément ce qu'elle peut dégager en dehors de cette séance de photo. Il peut par exemple y avoir des gens très effacés, mais qui tout à coup devant l'appareil photo se transforment, vont au-delà d'eux-mêmes. Il y a cet instant de vérité de l'appareil photo qui fait que la personne est forcément différente puisqu'elle se met en scène.
Vous êtes un portraitiste reconnu. Est-ce que vous abordez de la même manière un portrait d'une célébrité et un de la population japonaise rencontrée sur place ?
Oui, j'appréhende tous les gens qui me font face de la même façon. C'est la personne que je rencontre qui va faire la force du portrait.
Après, c'est sur que d'une série à l'autre, je vais évoluer les lumières, je change aussi un petit peu les fonds suivant ce que j'ai envie de raconter. Dans le cas présent, je ne voulais absolument pas contextualiser les portraits : je voulais que les gens se retrouvent dépourvus de tout environnement, de tout artifice. Là où je les photographiais, ce n'était pas leur environnement, ce n'était pas représentatif de ce qu'ils étaient puisqu'ils avaient été relogés tous dans des maisons totalement identiques. Ils avaient a priori tout perdu, ce qu'ils avaient ne correspondait pas du tout à ce qu'ils avaient construit au fil de leur vie. C'est vraiment pour cette raison que j'ai voulu décontextualiser, enlever toute notion à un lieu afin que ces portraits deviennent aussi dépouillés que l'était leur nouvelle vie.
Low Tide © Denis Rouvre.
Comment s'est organisée cette exposition dans le Cadre du Mois de la photo ?
Marc Restelini a vu mon travail et l'a apprécié.
Il m'a invité à venir exposer à la Pinacothèque, en parallèle avec les deux autres expositions L'art du voyage d'Hiroshige, et Rêves de Japon de Van Gogh. Il a trouvé qu'il y avait une vraie légitimité : compléter ces deux approches picturales sur le Japon par une vision plus contemporaine.
Un livre Low Tide est également en vente à la Pinacothèque, qui sortira en librairie à la fin du mois. Il regroupe 110 photographies (il y en a une quarantaine d'exposées). L'exposition est un travail plus minimaliste. Dans le livre, j'ai mis aussi certains des témoignages que j'ai recueillis. Mais ce n'est pas du tout la légende des photos, d'ailleurs je les ai mis face à des paysages et non face aux portraits. Ce sont plus des impressions, des phrases entendues ou dites, qui viennent ponctuer mon approche, comme une anecdote. Il y a un petit côté documentaire là dedans parce qu'il y a une information sur quelque chose, mais ce n'est pas la vocation première. Mon travail n'est pas photojournalistique. Je voulais vraiment aborder un même sujet par trois vecteurs différents : portraitss, témoignages, paysages.
Il en est de même dans l'exposition : je voulais mêler portraits et paysages, mais pas les associer en diptyque. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai choisi deux formats différents. Mais après, il n'y a pas une organisation bien précise. Il y a juste l'idée de la vague, de l'ondulation dans l'accrochage.
Low Tide © Denis Rouvre.
Avez-vous pour projet de retourner au Japon ?
Oui, cela fait partie de mes projets. Il faut que j'y retourne pour compléter mon travail sur l'univers des sumos japonais. J'en propose déjà une partie à la Galerie Bailly du 8 au 30 novembre dans le cadre du festival Saint-Germain. En fait, cette exposition regroupe trois travaux différents : quelques images de ma précédente exposition Lamb, quelques autres de cette exposition Low Tide, et enfin mon travail sur les sumos.
© Denis Rouvre.
Pourquoi vous êtes vous intéressé aux sumos ?
J'ai toujours été intéressé par le dépassement de l'homme dans l'adversité et l'esthétique qui s'y associe. J'ai déjà travaillé sur les catcheur américains, les lutteurs sénégalais. Chez les sumos, ce qui m'a intéressé aussi, c'est la féminité qui peut se dégager de ces corps pleins, une autre vision de la virilité.
Comment avez-vous pris contact avec les sumos ?
C'était un peu difficile. Déjà que le Japon est un pays insulaire, assez replié sur soi ; mais le milieu des sumos n'est en plus pas du tout intéressé par ce genre de choses.
Ca a mis deux ans. Mais lorsque je suis parti pour faire les clichés de l'exposition Low Tide, je suis parvenu parallèlement à entrer dans un club de lycée japonais. J'ai fais les photos, je les ai tout de suite envoyées à l'entraîneur. Et après j'ai pu faire 3-4 clubs de sumo, cooptés par le premier. Mais je ressens vraiment le besoin d'y retourner pour compléter.
Avez-vous d'autres projets ?
Dans le cadre du mois de la photo, j'expose également au sein d'une exposition collective à la mairie du 4e. Elle regroupe les portraits réalisés par 12 photographes de l'agence Modds.
Robert de Niro © Denis Rouvre.
Propos recueillis par Claire BARBUTI