Fillette juive allemande à son arrivée au camp de réfugiés de Harwich. Angleterre, 2 décembre 1938. © Mémorial de la Shoah/CDJC
Nellu Cohn est né en Roumanie en 1956.
Son père a été déporté à 17 ans dans un camp de travail de la région de Transnistrie, petit bout de terre entre la Moldavie et l'Ukraine. Il a survécu aux camps, mais non sans mal. Sa mère, à 13 ans, parvient à se cacher alors qu'un pogrom tue 12 000 personnes en pleine rue à Jassy, ville Moldave.
C'est dans ce contexte familial que Nellu Cohn évolue, dans un univers ou, finalement, tout est dit par bribes, comme s'il s'agissait d'un sujet à oublier. Il débute alors des études de musique : « Ma mère me disait qu'être musicien me permettrait d’exercer partout ou je le souhaiterai. Elle voulait que j'ai un métier où je puisse, partout où je serai, trouver du travail ». Il se rend après son bac à Jérusalem pour ses études, puis à Paris où il est admis au Conservatoire National Supérieur de Musique (CNSMDP). C'est une véritable chance pour lui, car Paris était le seul endroit qui lui permettait de faire cette formation gratuitement, uniquement par mérite : « J'ai beaucoup de reconnaissance envers la France car j'ai eu accès à de grandes études gratuitement. Pour un artiste, vivre en France est un rêve, un pays riche en cultures, le pays des plus grands ».
Il devient alors compositeur, et est également, pendant 15 ans, chargé de cours à Paris III Sorbonne où il enseigne le rapport entre la musique et la société. Il faisait de la photo pour le plaisir, comme beaucoup. Mais lorsqu'un jour il cherche un livre sur Tel Aviv et qu'il ne le trouve pas, il décide de faire lui-même un livre sur le sujet, qu'il connaît bien. De fil en aiguille, une galerie locale s'intéresse à ses clichés et décide de l'exposer, et la mairie de Tel Aviv lui commande un guide de la ville. Désormais, Nellu Cohn est un photographe renommé et traite avec justesse et passion d'une ville dont il ne se lassera jamais.
Dans le cadre du 70 ème anniversaire de la rafle du Vel'dhiv, deux expositions ont lieu conjointement à l'Hôtel de ville de Paris et au Mémorial de la Shoah, sur le sort des enfants juifs pendant le drame, spécifiquement à Paris pour « C'était des enfants » à l'Hôtel de ville et en Europe pour « Au cœur du génocide : les enfants dans la Shoah 1933-1945 » pour le Mémorial.
Nellu Cohn nous donne son avis sur l'exposition du Mémorial de la Shoah, qu'il a découvert avec nous.
Que pensez-vous de cette exposition ?
Je fais partie de la « deuxième génération », donc pendant longtemps j'ai cru que le passé de mes parents n'avait pas d'influence sur moi. En grandissant, je me suis rendu compte que j'avais tort, et que cela faisait partie de ma vie.
J'ai trouvé l'exposition intéressante car la Shoah est étudiée ici du point de vue des enfants, ce que l'on a pas toujours l'habitude de voir. La démarche est intéressante mais aussi difficile pour moi car elle me renvoie à ma propre histoire familiale.
Il y a plusieurs photographies connues, mais j'ai découvert également des clichés que je ne connaissais pas, et qui m'ont vraiment interpellé. Visuellement, c'est une exposition très forte.
Que pensez-vous de la situation de ces enfants pendant la guerre ? Pourquoi est-ce, à votre avis, un sujet dont on parle moins ?
Boris Cyrulnik, neurologue, psychiatre, éthologue et psychanalyste explicite cela avec justesse, dans le concept américain de « résilience », qu'il a développé. La résilience est « un phénomène psychologique qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l'évènement traumatique pour ne plus vivre dans la dépression. » Ce phénomène exposé par Cyrulnik, pourrait expliquer pourquoi le sujet des enfants dans la Shoah a longtemps été tu, et pourquoi il est si peu traité encore aujourd'hui.
Boris Cyrulnik n'a pas développé ce concept sans raisons, puisqu'il a lui-même été un enfant caché. Durant l'occupation, ses parents le confient à une pension pour lui éviter d'être arrêté, puis cette même pension le placera à l'Assistance publique où il est recueilli à Bordeaux par Marguerite Farge, institutrice bordelaise. Pourtant, en 1943, lors d'une rafle, il est regroupé avec d'autres enfants juifs à la grande synagogue de Bordeaux. Il parvient à se cacher, puis il est récupéré par un réseau de résistants, qui le placent comme garçon de ferme jusqu'à la Libération. Ses parents ne survivront pas à la déportation, et il s'installera à la fin de la guerre à Paris chez une tante. C'est cette expérience traumatisante qui le conduira à devenir psychiatre.
Le point de vue des enfants après la guerre a été traité, mais n'a pas été mis sur le devant de la scène tout simplement car ils devaient se reconstruire. Ils devaient vivre.
Mais aussi, dans les années 50/60, un résistant qui avait été déporté était un héros, tandis qu'un juif qui avait été déporté, c'était gênant. Alors le sujet a été beaucoup tu au départ. Je me souviens, en 1968 lors de l'invasion de la Tchécoslovaquie, mes copains m'ont dit : « fait attention, les juifs vont encore être tués ! ».
Non seulement ces enfants étaient des victimes, mais il était essentiel qu'ils avancent et surtout qu'ils se reconstruisent.
Vous connaissez bien Tel Aviv qui est votre terrain de prédilection pour vos images. Quelles ont été pour vous les conséquences de la guerre là-bas ?
A Tel Aviv, il y a le musée de la diaspora Beit Hatfoutsot qui est un endroit unique, c'est un musée sur l'histoire du peuple juif. Il retrace avec force ce que vit ce peuple depuis des millénaires. C'est un musée important là-bas.
Mais Tel Aviv est également une vraie ville européenne qui a complètement fusionnée avec l'Orient. Très vite, lors de la montée du nazisme, beaucoup de gens se sont rendus là-bas, de tous les pays d'Europe, pour s'y réfugier. Il y a, dans cette ville, un véritable mélange de cultures, et quelque soit son orientation religieuse, aucun regard n'est posé sur vous, vous êtes libre et vous ne vous sentez pas jugé.
Quel est le cliché qui vous a le plus interpellé ? Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
La photo du petit garçon qui est face à sa famille, séparé d'eux par des barbelés. Cette photo m'a profondément marqué et choqué. L'enfant a, sur cette photo, une étoile de David dans le dos, c'est terrible car même de dos on comprend le sens de l'image. Cet enfant est là, dans le couloir de la mort, devant sa famille qui connaît son sort et son sacrifice. Tout le monde serait bouleversé devant ce cliché.
Un enfant désigné pour la déportation fait ses adieux à sa famille à travers la clôture de la prison centrale pendant la « Gehsperre ». Ghetto de Lodz, Pologne, septembre 1942.
© United States Holocaust Memorial Museum, Washington.
Certaines images sont très dures. Que pensez-vous du poids moral d'images telles que celles de l'exposition ? Pensez-vous que tout doit être montré ?
Cela dépend évidemment de ce qui est montré.
Les images qui sont très dures, voire insupportables à regarder comme par exemple celle d'une anonyme pendue à Minsk, ne doit pas être pour moi montrées dans la presse ou les expositions. C'est important que ces images soient conservées scrupuleusement et que nous puissions y avoir accès, mais elles ne doivent pas être montrées à outrance, dans des expositions ou dans des journaux. Ces photos ne doivent surtout pas être supprimées, elles font partie d'un patrimoine, d'une histoire.
Les photos présentes à l'exposition du Mémorial sont accompagnées de textes qui sont essentiels à leur compréhension.
Propos recueillis par Claire Mayer