© Antoine d'Agata
Antoine d'Agata fait partie de ces photographes hors normes. Sa photographie est à part, elle s'inscrit dans un univers qu'il s'est construit et dans lequel il évolue sans prudence, en faisant abstraction du regard d'autrui. Son travail, on l'adore ou on le déteste. Mais le plus important est de le comprendre, que l'on partage sa vision de la vie ou non.
Il est venu à la photographie très tard, à trente ans. Après une école de photo à New York, il fait des images pendant une année, puis arrête, avant de reprendre en 1998. Il a alors 37 ans, ce qui est tard pour un photographe.
Il commence la photo après une dizaine d'années de voyages à travers le monde, puis, lorsqu'il revient en France il rencontre une femme avec qui il a deux enfants. Il arrête donc les voyages, et devient maçon, barman, rmiste et père de famille !
Certes il a toujours travaillé en agence. Vu' à l'époque et Magnum aujourd'hui, mais toujours en faisant le minimum de compromis. Il s'est toujours battu pour photographier ce que qu'il estimait essentiel, à sa façon. http://actuphoto.com/21904-antoine-d-agata-et-son-tra-s-pola%EF%BF%BDmique-a-ice-a-.html">Son, sorti il y a un mois, est un journal, une expérience photographique dans lequel Antoine d'Agata est son propre acteur, aux côtés des prostituées qu'il a cotoyé.
Rencontre avec un photographe troublant, perturbant, dérangeant presque, mais qui, avant tout, assume sa conception de la vie et surtout de la photographie.
© Antoine d'Agata
Pourquoi et comment la photographie ?
La photo est venue par hasard, mais j'ai découvert que c'était facile à maitriser et à appréhender, et que cela permettait instantanément de donner une vision du monde. Cela m'autorisait à assumer ma place dans le monde, tout en régurgitant une vision de ce que je vivais, de ce que je voyais.
Pouvez-vous nous expliquer votre démarche photographique, le fait que vos photos soient floues, qui est loin de s'inscrire dans la lignée de ce que l'on peut voir habituellement ?
Ce fameux flou est pour moi un détail, ça n'a jamais été un style, ni un parti pris esthétique, mais photographier ce que j'estimais nécessaire dans les conditions que j'estimais nécessaires, c'est à dire en gardant le moins de contrôle possible sur l'image, en réfléchissant le plus loin possible, en étant le plus possible présent dans les situations, acteur des situations.
Le flou s'est imposé, par manque de maîtrise technique, l'inconscience à travers l'alcool, la drogue, le sexe, une volonté de lâcher prise. Très vite, je me suis rendu compte des possibilités qu'offrait le flou en terme de montrer le niveau de différentes réalités.
Souvent mon travail est perçu comme un journal, ce qu'il est aussi, mais cela reste pour moi un travail très documentaire, où je choisis des territoires stratégiques dans la société où l'on vit, qui sont délaissés, oubliés, mis de côté, négligés, et que j'estime hautement signifiants d'un point de vue politique, économique, sociologique.
Le fait que je sois partie prenant des situations, que ma vie soit liée à celle des gens que je photographie, est ma façon de pousser la photographie jusqu'à la limite de ses possibilités. L'outil est souvent négligé : les gens l'utilisent générallement comme illustration.
La photographie permet d'élaborer une vision du monde, tout en nécessitant de vivre des situations. C'est la caractéristique pour moi essentielle de la photographie, et l'on étudie pas assez cela.
Je m'évertue à continuer à regarder le monde, tout en assumant la position que j'ai pris dans ce monde.
© Antoine d'Agata
Cela a-t-il toujours été évident pour vous de traiter les thème de la déviance, de la prostitution, de la drogue ?
Ça a été plus inconscient, plus instinctif au départ, et au fil des années, ça devient plus clair et les choses deviennent plus conscientes.
Pour moi, les gens que je photographie ne sont pas des junkies ou des prostituées, ce sont des gens qui n'ont aucun pouvoir dans le monde dans lequel ils évoluent, et qui trouvent dans le vice au sens large un échappatoire, et une issue à la situation économique. Ce qui m'intéresse c'est comment la jouissance, quelle qu'elle soit, y compris sous ses aspects les plus sordides, permet de sortir ces gens de leur situation économique, comment ils réussissent à exister le plus possible.
Je ne suis pas comme eux car pour moi c'est un choix, depuis la photographie j'ai le moyen d'entrer dans ce monde, d'en sortir, d'évoluer, contrairement aux gens que je côtoie, qui eux n'ont pas le choix. Parfois c'est compliqué, tout mon boulot repose sur ce rapport de confiance que j'ai avec ces personnes qui m'offrent leur image, et quelque fois il faut imposer ce rapport de confiance malgré cette défiance que je ne suis ni extérieur, ni dans le même monde.
Les choses évoluent aussi, en ce qui concerne la période dont parle Ice, les rapports étaient fondés beaucoup sur la drogue, ce qui facilite et complique tout : le fait de consommer les mêmes produits, d'être sujets aux mêmes addictions, d'avoir les mêmes faiblesses et en même temps les mêmes désirs, fait que ça crée une proximité, une confiance presque instantanée. Cela fait des années que je n'ai plus à expliquer ce que je fais, parce que le rapport à la défonce résout tout, on est dans les mêmes besoins, la même urgence, ce qui simplifie les choses.
Vous aviez pourtant commencé le documentaire, avec votre série « Huis-Clos », pourquoi avoir arrêté ?
Ce n'est pas que j'ai délaissé ce type de photographie, c'est quelque chose qui m'intéresse moins. J'ai une fascination et une nécessité de photographier la nuit, qui est quelque chose qui fait partie de moi, que je ne peux pas contrôler. En parallèle à cela, de part mon parcours de photographe d'agence, quand je peux– et c'est pas souvent parce que le monde de la photographie s'est beaucoup codifié, formaté – je photographie le jour, la guerre, la migration, des choses liées à l'histoire, le monde du travail ect …
Qu'est ce qui vous fascine dans le thème de l'errance, de la perdition, du vice ? Recherchez-vous à faire une forme de catharsis, de vous libérer de certaines choses ?
La seule chose dont j'essaie de me libérer, c'est de la peur que l'on a tous de cette impuissance à comprendre, à gérer notre destin d'homme. Vivre de façon la plus intense possible, c'est une façon de se libérer de ce poids. Le reste, je ne le vois pas comme une catharsis, mais comme une façon de garder la force de continuer à confronter les choses qui me font peur.
Parfois, le spectateur pense que je ne photographie que ce qui me fait plaisir, ou ce qui me plaît ou me fascine, mais ce n'est pas vraiment ça, je vais vers les choses que je ne comprends pas, qui me font peur, qui me détruisent. Je pense que la seule issue que l'on a en tant qu'humain, c'est d'aller au-delà de nos forces, de lâcher prise, de prendre des risques. C'est plus une volonté de plus voir, de mieux voir, de plus vivre, de mieux vivre, de plus sentir, de mieux sentir.
Votre dernier livre Ice est sorti il y a un mois. Si vous deviez en faire un pitch rapide, vous diriez quoi ?
C'est le journal d'une addiction forcenée et volontaire, la drogue étant choisie comme moyen non pas de refuge, mais d'exploration du monde. A travers ma propre expérience, j'essaie de témoigner de territoires complètement délaissés, mal compris ou réduits à une dimension totalement caricaturale. Le livre est une tentative honnête de montrer le monde sans se réfugier derrière des postures trop faciles.
Depuis un mois, quelles sont les retombées de ce livre ? Dans la presse, auprès du public ect … ?
Les réactions sont assez extrêmes : soit les gens trouvent que c'est le meilleur livre que j'ai fait, soit ils n'osent pas l'ouvrir ou n'ont pas envie de le faire. J'ai parfois entendu ces mots d' « auto-destruction » : les gens en ouvrant le livre ont le sentiment de participer à ce processus d'auto-destruction. On est habitué à des photographies qui sont inoffensives, formatées.
J'ai beaucoup de respect pour les photographes de guerre, mais tout le discours derrière me dérange, on est dans le spectacle, dans des consensuels sur ce qu'est la guerre, la souffrance, un certain nombre de visions humanistes pré-mâchées du monde.
Aujourd'hui, j'ai du mal à trouver des photographies qui remettent en question ma façon de voir et de comprendre le monde, tout est calculé, trouve sa place dans des logiques économiques, esthétiques, rien ne dérange. J'ai l'impression que la critique et le public sont à la recherche de choses qui viennent conforter nos horizons esthétiques, un point c'est tout. Ce qui m'intéresse dans la photographie, ce sont les choses qui remettent en question toute mon appréhension.
Pourtant le travail de photographes comme Joel-Peter Witkin dérange aussi en présentant dans leurs clichés leur vision de la mort …
Il y a des travaux comme ceux-là pour lesquels j'ai du respect, mais de part mon parcours, je suis plus attaché à des photographies qui sont plus en lien direct avec la réalité quotidienne du monde dans lequel on vit.
Il y a des travaux comme celui de Witkin qui explorent des univers intérieurs, qui m'interpellent moins dans leur démarche et dans mon questionnement personnel, qui est plus « qu'est-ce qu'on fait dans le monde dans lequel on vit ? ».
Mon parcours est une longue et lente tentative de me défaire de ce que j'ai connu et de ce qui a été fait, expérimenté.
Ne pensez-vous pas que votre expérience peut représenter un danger pour certaines personnes ? Vous êtes désormais un personnage « public », ne croyez-vous pas que votre travail peut pousser certaines personnes à faire comme vous et se mettre en danger ou mettre autrui en danger ?
Jusqu'aux années 2005, il y a eu pas mal d'expositions, de livres, j'étais dans un cercle où mon travail avait pas mal de retentissements, et j'ai fait le choix de ne plus rien faire pour me replonger dans mon travail. Depuis des années je vis sur un mode nomade, où je n'ai exposé et publié que le minimum, et qui me permettait à moi-même d'aller plus loin.
Les images, quand on est photographe et que l'on est publié, font qu'elles ne sont accessibles qu'à une certaine tranche de la société et finissent par être intégrées dans un monde culturel, qui implique des limites. Mais mon boulot n'est pas de protéger ou d'éduquer, mais de montrer ce qui se passe aujourd'hui dans des parties de la société où les gens n'ont pas le choix, n'ont pas accès à la dignité humaine.
Ma priorité n'est donc pas de me préoccuper de la morale, mais de la réalité de pans entiers de la société, qui vivent dans la négligence.
Mon but a toujours été de prendre les risques qui s'imposent avec les gens que je photographie et de partager au maximum cette existence, ces expériences, aussi amorales, condamnables soient-elles, plutôt que de me positionner de l'autre côté de la barrière, et de regarder avec défiance et compassion le monde.
© Antoine d'Agata
Qu'est-ce qui a été le plus difficile pour vous dans la réalisation de ce livre ?
Au fil de ces années que retracent le livre, la photographie s'est appauvrie jusqu'à s'anémier totalement, lié à la matière même de mon expérience et des produits chimiques dont je parle dans le livre.
Cela a toujours été mon but, que la vie prenne le pas sur la photographie, jusqu'à ce que la photographie ne soit plus nécessaire. En même temps c'est toute l'ambiguité du projet, car lorsque la photographie prend le dessus, elle meurt. Ce qui a été difficile, c'est de trouver la force, lorsque j'étais à bout, de donner une forme au texte. Le travail de Rafael Garido (qui a réalisé l'édition du livre ndrl) a donc été essentiel dans ce sens, je lui donnait la matière et il faisait le découpage, qui est un travail énorme.
Pour les textes, sans Rafael je n'aurais pas pu le faire, pour les images j'ai fait du mieux que j'ai pu. L'ice est une drogue qui enferme l'esprit dans des blocages mentaux, comme un disque rayé permanent, qui fait que ça rend très compliqué les détails du processus d'editing, de mise en forme.
Des mois ce sont écoulés depuis le livre, et j'ai les mêmes difficultés, je ne pense pas qu'elles disparaissent avec le temps. Mais tout ceci fait partie des conséquences de mes choix et je ne m'en plains pas, je vis avec.
Etes-vous satisfait de votre livre ?
J'ai rarement fait un bouquin qui aille aussi loin dans la cohérence, dans la prise de risque et dans l'engagement, et je suis fier de cela, quelques soient les réactions. Le livre va loin dans cette volonté de sortir de la photographie, et d'en faire un outil unique de découverte et d'engagement dans les choses du monde.
Avez-vous une famille ? Qu'en pense-t-elle ?
J'ai quatre filles de 18 ans, 17 ans, 11 ans et 5 ans, de trois mères différentes.
Aucune d'entre elles ne veut rentrer dans mon travail, elles savent de quoi il traite, mais elles ne veulent ni aller sur internet, ni en entendre parler, même si certaines ont chez elles mes livres. Nous n'en parlons jamais, mais elles savent par leurs mères. Elles n'ont, je pense, ni l'envie ni la volonté de rentrer là-dedans, ce que je respecte entièrement, et que je protège.
C'est à elles de faire leur choix, je n'ai jamais tenté ni de leur montrer ni de leur cacher. Pour l'instant, elles ont besoin de se protéger de ce travail, à tort ou à raison. Mais je pense que mon travail servira un jour, quand elles le jugeront nécessaire, pour comprendre ce que je fais, pourquoi je le fais, de savoir que leur père n'étais pas juste un junkie ou un barge, mais avait des raisons profondes de faire ça.
Comment vivez-vous socialement le positionnement que vous avez pris ? Avez-vous eu des ennuis avec les autorités, les politiques ?
J'ai fait le choix dans le livre de ne pas parler de tous les problèmes concrets, ponctuels que j'ai eu pour différentes raisons sur lesquelles je ne préfère pas m’appesantir. Il y a tout un aspect des choses dont je ne peux pas parler, des histoires, des complications liées à mes documentaires. Le monde de la nuit est assez compliqué, et le livre l'évoque à demi-mots.
Plusieurs choses ne sont pas résolues, mais tout cela est anecdotique et non essentielle dans mon projet.
La prise de risque, il y a toujours un moment où on la regrette – à tort ou à raison – en même temps, on a tous nos destins d'hommes et de femmes à assumer et à vivre, ce sont des choix quotidiens. Beaucoup de gens prennent le minimum de risques, vivent dans un confort relatif, mais de mon point de vue, nous avons qu'une vie et nous sommes là pour l'attirer ou la pousser la plus loin possible. Pour moi se préserver physiquement et prendre des risques esthétiques, ça n'a pas de sens.
Comment vivez-vous les critiques des gens ?
Sincèrement, ni les compliments ni les critiques ne me touchent aujourd'hui. J'ai réussi à me défaire de cela, je n'ai rien à prouver à personne et je n'ai pas d'objectif en ce sens. Mon ambition, elle est dans mes actes, dans mes choix de vie. Je n'attends rien de personne.
Vos séries représentent-elles une progression dans votre vie ?
Tout ce que j'ai fait en photographie n'est qu'une seule et même chose. Cohérent et progressif, je l'espère.
Si vous pouviez traiter de n'importe quel thème autre que l'errance, la nuit, ce serait quoi ? Avez-vous envie de passer à autre chose ou de continuer sur cette voie ?
J'étais en Libye au mois de septembre, à Tripoli, où j'ai fait mes dernières images. J'ai fait le choix de ne plus faire d'images jusqu'à la fin de l'année. Je me suis lancé sur un nouveau projet, faire une vidéo sur les mêmes questionnements, je commence le montage en septembre. Cela laisse la place à d'autres choses, le projet est surtout basé sur de longs entretiens que j'ai eu avec ceux que j'ai photographiés, qui change pas mal la perspective que le spectateur pourrait avoir là où il ne voit que sexe, vice, perdition, il va se rendre compte – je l'espère – de l'intensité, la profondeur des personnes que je photographie. Ce sera sous la forme d'un documentaire, autour d'une vingtaine de rencontres avec des femmes de la nuit dans différents lieux.
Charles Baudelaire, Paul Verlaine ou encore Arthur Rimbaud ont revendiqués leurs expériences littéraires sous l'emprise de drogues : comprenez-vous de ce fait leurs démarches ?
Oui, j'utilise la drogue comme moyen de connaissance, d'exploration, comme le faisaient ces écrivains. La différence, c'est qu'en général, toutes les drogues qui ont servies de matière aux écrivains, étaient des drogues hallucinogènes ou qui amenaient vers l'ivresse. Or les drogues contemporaines, qui sont des molécules artificielles, comme l'Ice en Asie, annihilent toute ivresse, donnent une lucidité extrême mais compliquée. Ce qui m'intéresse dans cette défonce, c'est qu'elle amène au plus près du monde, sans laisser aucun espace pour se réfugier, se cacher. Elle ne procure ni ivresse ni rêve.
Des projets ?
J'ai une exposition en cours dans un musée à La Haye, en Hollande.
Je prépare une expo à Paris en janvier prochain qui va être différente : je vais confronter deux regards en profondeur, celui de la nuit et celui du jour. Je vais utiliser plein de séries du jour qu'on ne connaît pas, mais qui sont essentielles pour moi. C'est la première fois que je vais présenter ces deux regards, qui ont toujours fait sens pour moi. Le monde de la nuit en essayant d'assumer ma position le plus loin possible, et le monde du jour avec un regard qui est beaucoup plus critique, beaucoup plus distant, froid. Mais les issues sont les mêmes.
Un livre sortira sur ce travail.
Propos recueillis par Claire Mayer