© Bachelot Caron, courtesy Sébastien Nahon
Alors que Joël Peter Witkin est actuellement exposé à la BNF, Actuphoto a rencontré Marjolaine Caron et Louis Bachelot photographes et artistes contemporains spécialistes du meurtre et des faits divers pour Detective, The New Yorker, Libération, Le Figaro Litteraire, Les Échos, Les Inrockuptibles… afin de savoir quel regard ils portaient sur le travail de leur confrère.
La mort, le macabre... sont des univers que vous avez en commun avec le photographe Joël-peter Witkin, pourriez-vous comparer votre technique photographique à la sienne ?
Tout d'abord, Witkin est dans une tonalité noir et blanc, tout en étant très lié à la gravure. Notre travail est très différent du sien, hormis le fait que nous pensons nos photographies en couleur, nos images viennent d'une commande de presse, ce qui rend notre façon de photographier très éloignée de celle de Witkin. Le fait même de répondre à des commandes, à façonner notre façon de travailler en nous obligeant à travailler dans l'urgence, à l'inverse de Witkin qui prépare méticuleusement sa prise de vue, et utilise énormément d'éléments et de corps posés. Et puis nos images doivent parler à tout le monde et être facilement lisibles et c'est ici l'une des grandes différences avec les images de Witkin, dont le public ne saisit pas forcément toutes les références.
Le processus de création chez Witkin est très long et minutieux, chaque chose doit être à sa place. Il passe par des croquis et récupère un certains nombre d'éléments pour la réalisation de sa photographie, avez-vous la même démarche « très organisée » ?
Même si nous faisons aussi des croquis, pour préparer nos prises de vues, nous travaillons de manière rapide, et notre technique vient directement de cette urgence. Nous avons une histoire à illustrer et nous devons réaliser l'image au plus vite avec ce qui nous entoure dans notre atelier en Bourgogne. Ensuite nous retravaillons l'image par ordinateur, avec des pliages et des montages, puis nous remplaçons à la palette graphique chaque pixel à la peinture. A l'inverse de Witkin, nos prises de vue sont très rapides, mais c'est le travail de montage, de collage et de peinture qui vient après la prise de vue qui nous demande du temps.
À la différence de Witkin vos œuvres peuvent avoir un rôle informatif lorsqu'elles illustrent notamment des articles de presse, les scènes de mort et de violence dans ces cas là ont bien été réelles et vous en faîtes l'illustration, n'est-ce pas difficile de remettre en scène ces drames lorsque l'on sait qu'ils sont tirées de faits réels ?
Nous pensons à la mort comme tout le monde, notre corps est un futur cadavre, mais à partir du moment où l'on demande à nos modèles de prendre telle ou telle pose, nous sommes dans la comédie, le théâtre. Nous pensons davantage à l'image qu'au sujet. Il est évident que nous y pensons lorsqu'on reçoit l'appel du rédacteur en chef qui nous raconte un fait divers horrible, mais lors de la prise de vue nous sommes vraiment dans le jeu et la comédie. En dix ans, nous n'avons eut qu'une seule image compliqué à réaliser. L'histoire était trop forte et nous a ému. Il s'agissait d'illustrer une scène de crime avec une femme qui avait violé et tué ses enfants. Nous avions à cette époque des enfants du même âge, et donc forcément ça nous a touché.
© Bachelot Caron, Les poupées 2005, 60 x 34 cm, Courtesy Sébastien Nahon, Galerie Beaubourg
Le fait que votre travail ait aussi une part informative, cela peut-il être un frein à votre création ?
Nous assumons entièrement le fait d'être des illustrateurs avec des images théâtrales et très colorées. Notre logique est avant tout d'être informatif, et c'est ce travail de presse qui nous a façonné et donné une dextérité. Aujourd'hui, nous nous détachons de ce travail d'illustration pour nous tourner davantage vers un travail d'art contemporain, mais nous ne voulons pas arrêter car cela fait partie de l'origine de notre travail. Évidemment, la liberté est beaucoup plus grande quand on travaille pour une exposition que pour une publication, mais c'est cette contrainte qui nous intéresse. Même s'il y a énormément de références, de subtilité, et même une culture dans nos images, elles sont faciles à lire, du fait que nous venons de l'illustration, et c'est ce qui fait notre marque de fabrique, notre force. C'est ce que nous apportons à l'art contemporain.
Le fait de retravailler les images, n'est-ce pas un moyen de rendre le sujet acceptable ?
Marjolaine Caron : Il est vrai que la manière de travailler les formes avec la couleur, le montage et la peinture est un moyen de faire accepter le sujet, et nous détacher de sa brutalité. C'est ce qui est très intéressant aussi chez Witkin, ses images sont très dures, mais le fait que la forme soit retravaillée, je pense que cela aide à les rendre acceptables. Son travail de mise en scène avec des références historiques est un moyen de dédramatiser aussi le sujet.
Louis Bachelot : C'est vrai que le côté séduisant de nos images (couleur, mouvement...) permet de faire accepter le sujet que l'on traite. Parler de la mort avec beauté, avec l'histoire et la mythologie est plus facile. Mais finalement ce n'est pas le sujet qui est important, c'est la forme qui compte. Généralement, notre inspiration vient de la forme, dans une peinture, ou dans une lumière, et alors l'histoire se créée comme un prétexte.
Qu'il s'agisse de grands peintres ou de grands photographes, Witkin ne cesse d'utiliser des références à l'histoire de l'art dans son travail de création, cela vous arrive-t-il de vous inspirer lorsque vous photographiez ?
Nous nous inspirons sans cesse de la peinture et de références picturales, sans forcément chercher à les imiter, mais cela fait partie de notre culture visuelle. Nous avons fait les Beaux-arts tous les deux en sculpture et nous avons travaillé en tant que scénographes pour le cinéma. La photographie est finalement assez récente pour nous, cela fait dix ans que nous la pratiquons. Dans notre dernière exposition, une dizaine d'images s'inspiraient d'oeuvres célèbres, notamment «Les joueurs» inspirée de Delatour, «Les Tricheurs» de Caravage, ou encore «Ophélie» de Gustave Moreau...
© Bachelot Caron, Les joueurs, 2011, 83 x 100 cm Courtesy Sébastien Nahon, Galerie Beaubourg
Qu'avez-vous ressenti la première fois que vous avez-vu des photographies de Witkin ?
MC : La première fois c'était dans un magazine photo, j'avais 15 ans, je les ai pris de plein fouet, j'étais à la fois fascinée et horrifiée, mais je ne les ai pas jugées comme quelque chose d'amoral ou d’inacceptable. Ses images créent un sentiment d'effroi et de fascination, dont Witkin joue beaucoup. Il exerce une fascination, c'est très surprenant.
LB : Moi je n'aime pas tellement, je trouve ça très fort, mais je suis peu réceptif à son travail. Pourtant, j'adore les corps et la mort m'intéresse, mais ce qui me gêne dans le travail de Witkin, est qu'il soit trop « maniéré », trop « méticuleux », et le fait de vouloir tout contrôler me gêne, je me retrouve davantage dans le travail de Matthew Barney, bien qu'il soit aussi méticuleux, je trouve qu'il a une vraie folie.
Anne Biroleau, commissaire de l'exposition explique que « le public est souvent dérouté, par les modèles assez particuliers qu'il va recruter, les personnes handicapées, les obèses, les personnes qui ont des pratiques un peu masochistes, et le travail qu'il fait sur les cadavre. » Selon elle, c'est parce que le travail de Witkin renvoie à la dure réalité du destin de chacun d'entre nous : la mort. Êtes vous d'accord avec son analyse, pensez-vous que le public soit mal à l'aise face aux photographies de Witkin parce que la mort reste un thème tabou dans notre société et que chacun tente ne pas y penser ?
MC : La mort est difficile à aborder dans notre société où l'on ne parle que de sécurité. Je pense que lorsqu'elle est abordée par des créateurs elle déstabilise encore plus, car l'artiste déstabilise plus que le sujet. Witkin a été choqué avec un accident et la tête de la petite fille qui a roulé à ses pieds. Il a toujours été fasciné par le corps, c'est un choc moteur pour sa création. Moi, c'est différent mon père, Gilles Caron a disparu dans un conflit, je ne suis pas dans la réalité du corps comme Witkin, mais davantage dans un fantasme immatériel. Witkin prend les corps à pleine main, pour moi c'est inimaginable d’être confronté à ce type de réalité.
LB : Pour moi, il n'y a pas de grandes œuvres sans qu'il y ait un rapport avec la mort. Nous faisons partie de la première génération qui n'a pas connu la mort en direct sur notre territoire. Aujourd'hui, la mort est un fantasme, elles est en image, mais reste un tabou. L'artiste ose s'y confronter mais la personne lambda reste gênée par ce thème.
© Bachelot Caron, Ophélie 2008, 120 x 88 cm, Courtesy Sébastien Nahon, Galerie Beaubourg
Vous même avez-vous déjà choqué le public par vos images ?
Oui, cela nous est arrivé plusieurs fois... Les gens sont choqués que l'on puisse mettre en scène nos enfants dans nos images. Nous avons même des amis qui ne vont pas voir nos expositions parce que les sujets sont violents, mais pour nous cela reste une comédie.
Vous êtes-vous déjà autocensuré par peur de choquer ?
LB : Malheureusement oui, nous nous sommes déjà mis des barrières, parce que nous avons des enfants, mais je pense que nous pourrions aller plus loin dans nos images.
MC : Moi, je pense que l'on peut s'exprimer en détournant les sujets, en les rendant acceptables. Il faut être malin, on doit faire passer nos images avec nos obsessions. Il faut trouver des subterfuges comme Witkin, qui le fait très bien.
Texte et propos recueillis par Julie Garnier
Biographie des artistes
Marjolaine Caron et Louis Bachelot ont été pendant dix ans respectivement costumière et scénographe pour le cinéma, le théâtre, l'opéra et la publicité. Parallèlement, Louis Bachelot réalise des courts-métrages tandis que Marjolaine Caron illustre plusieurs ouvrages pour enfants à L'École des Loisirs et chez Acte Sud.
En novembre 2005, ils se font remarquer par une première exposition You don't know me présentée à la Galerie Trafic. Ils participent au printemps 2006 à l'exposition Noir, c'est la vie aux côtés de Sophie Calle, Jacques Monory et Virginie Barré au CAC de Meymac. En 2008, leur exposition Crimes et Délices, à Paris, est un succès. En septembre de la même année, ils exposent chez Cueto Project à New York.
En février 2010, Ils exposent au Château d'eau de Toulouse dans le cadre de l'exposition Simulacres et Parodies. De mai à juillet 2011, ils participent à l'exposition Non, pas ce soir au Musée d'Ixelles de Bruxelles. De juin à octobre 2011, l'exposition Vrai ou Faux les présente au Raum Linksrechts de Hambourg et à la Galerie Senn à Vienne en Autriche.
Délit d'Initiés/Inside Job est leur seconde grande exposition personnelle à Paris. Catalogue aux éditions "La différence", texte de Michel Poivert, interview de Jerome Sans.
© Bachelot Caron, Ornan 2008, 150 x 125 cm, Courtesy Sébastien Nahon, Galerie Beaubourg
Vignette : © Bachelot Caron, courtesy Sébastien Nahon