Gilles Boëtsch
Anthropologue et chercheur au CNRS, Gilles BoËtsch dirige un laboratoire qui s'appelle « Environnement, santé, société ». Il travaille actuellement sur un projet de « grande muraille verte » en Afrique, qui cherche à «lutter contre la désertification et le changement climatique, qui réside dans une approche novatrice : tout en créant et consolidant une ligne de défense par des activités de reboisement et d’aménagement, la Grande Muraille va contribuer efficacement au développement intégré des zones rurales traversées et aux actions de lutte contre la pauvreté dans le cadre d’un développement durable. ».
D'après le spécialiste, il s'agit de créer une forêt dans une zone sur-paturée où il y a beaucoup de bétail, protégée par des barbelés et de regarder les impacts sur l'environnement, les micro-organismes du sol, l'animal, le végétal et l'homme, sa santé, son alimentation : c'est un observatoire.
Pour Actuphoto, il étudie le rapport entre le livre de Charles Fréger, Wilder Mann ou la figure du sauvage, et l'exposition en cours au Musée du Quai Branly, « L'invention du sauvage : exhibitions ».
Rencontre avec un spécialiste passionné.
En quoi consiste précisément votre métier d'anthropologue et de chercheur au CNRS ?
Je suis anthropologue-biologiste. Je travaille sur l'évolution de l'homme et sa diversité. Depuis une vingtaine d'années, je m'intéresse à la conception du corps, son changement, d'où la revue « Corps » aux Editions du CNRS, donc je m'occupe.
Je m'attache au savoir acquis sur l'autre, à la construction du savoir par les supports : d'abord la vision, les images, le texte. Ce qui a beaucoup changé maintenant, c'est par exemple l'introduction du film, du cinéma. Parce qu'il faut savoir que toutes les constructions que l'on a en Occident, c'est-à-dire autant aux Etats-Unis qu'en Europe, par exemple sur l'Afrique, qui a fait des grands films dessus, ce sont finalement les Américains avec Tarzan. Tous les Européens pensent que l'Afrique, c'est Tarzan. C'est la vision que l'on a de l'Afrique. Ce sont des pensées qui ont perduré pendant très longtemps et qui ont construit des imaginaires plutôt négatifs parce que la réalité ce n'est pas dichotomique, entre d'un côté un progrès, une modernité et de l'autre côté, des choses primaires, élémentaires, voire bestiales. Tout cela participe, y compris encore aujourd'hui, à la construction d'une altérité un peu radicale : pour schématiser : « les autres ne seront jamais nous ».
Après les jardins de l'acclimatation, à côté des grandes expositions universelles puis coloniales - il n'y en n'a pas eu beaucoup : Lyon en 1896, Marseille en 1906 puis en 1922 et Paris en 1931 – ou des foires, des gens organisaient ce que l'on appelait des « villages noirs ». Ils construisaient un village et les Africains jouaient leur propre rôle d'Africain en Afrique. Et ce dans toutes les grandes villes : Nantes, Orléans, Limoges, Toulouse, Strasbourg etc. On a des cartes postales et des témoignages; vous pourrez regarder dans le dernier numéro de la revue Corps, j'ai fait un cahier iconographique qui montre de nombreuses cartes postales et d'exhibitions. Ce tout construisait une barrière entre le strasbourgeois et le sénégalais dans son village, au moment de la prière etc.. Et puis ils se débrouillaient toujours pour emmener une femme enceinte pour qu'il y ait par la suite, accouchement au village, cela relançait les entrées, etc. C'était un peu la zoologie, vous voyez !
Que pensez-vous du livre de Charles Fréger Wilder Mann? Connaissiez-vous déjà ce photographe ?
Je ne connaissais pas le photographe mais le thème de ce livre. Je le connais bien puisque j'ai participé à des colloques, en particulier sur le masque et sur le carnaval. Ce qui est intéressant, c'est l'histoire du rapport entre l'homme l'animal et les hommes/animaux parce qu'il y a toujours cette ambiguité, c'est une très longue tradition. Ce n'est pas qu'européen, on retrouve cela au Tibet, en Asie, en Afrique avec, par exemple, les sectes des « hommes-léopards ». Vous voyez, il y a toujours eu cette ambiguité, ce besoin de métissage entre l'homme et la nature, puisque que dans ce cas-là, l'animal est considéré comme la nature. L'homme, c'est ce qui sort de la nature et l'animal, c'est ce qui est la nature donc l'homme-animal, c'est le lien entre la nature et la culture pour être un peu anthropologue structuraliste levi-straussien.
Ce qui est intéressant dans ces choses-là, c'est qu'il y a toujours un élément très intéressant, qui autorise le passage de la nature à la culture.
Le summum de la nature dans ces représentations photographiques de Charles Fréger, c'est l'ours puisqu'il est considéré comme l'animal sauvage presque humain. Et il y a toujours, par exemple dans les fêtes où il y a un ours - un homme déguisé en ours, entendons-nous bien - une danse avec une femme. C'est la femme qui permet à l'animal de passer de la nature à la culture et donc il y a un rôle sous-jacent de la sexualité. Se déguiser de la sorte comporte de nombreuses fonctions : d'abord, c'est toujours des rituels d'« exorcisme », c'est un peu petit peu comme le carnaval.
Savez-vous d'ailleurs pourquoi fête-on le carnaval ? C'est un moment extrêmement important puisqu'il s'agit du moment de l'inversion de l'ordre social. Durant un carnaval, le roi du carnaval est brûlé. Il y avait la fête des fous qui ressemble beaucoup au carnaval en Suisse, c'est-à-dire que l'on ne met un roi qu'un jour pour le tuer après, au Moyen-âge. Le carnaval, c'est la fête : les gens se lâchent en faisant la fête parce que les contraintes sociales sont très dures alors on se moque des curés, on fait tout, on a le droit de tout faire. C'est un peu comme avant avec les Bacchanales et les Saturnales dans l'Antiquité, c'est un moment où l'on fait la fête, on se débride, on respire un peu puis après on retourne à l'ordre établi. Ce qui est intéressant avec le carnaval, c'est que c'est en même temps un ordre politique inversé mais c'est aussi un ordre théologique inversé. Au moment du carnaval, on mangeait beaucoup, à une époque où d'abord il n'y avait pas beaucoup à manger, et surtout où l'idéologie dominante était de sauver son âme et pour cela, il fallait faire le carême, le ramadan etc ; ce sont des rites de purifications et le carnaval était justement un moment de rupture où l'on pouvait manger, profiter de la vie, être extrêmement matérialiste, et aller contre l'idée de la sauvegarde de l'âme. Et d'un seul coup, on s'intéressait à son corps, on donnait du plaisir. Alors les plaisirs, c'est tous les sens : sexuels etc puisque c'était complètement débridé.
Ce livre vous a-t-il plu, l'avez-vous trouvé intéressant anthropologiquement parlant ?
Oui, tout à fait. Je ne connaissais pas ces photos mais je connaissais les personnages et les thèmes, avec effectivement ce rôle de l'animal et du végétal qui rappelle le lien intime que l'homme doit garder avec la nature. On vient tout de même, en Occident comme en Orient, d'un rapport extrêmement ambigu avec la nature où elle a toujours été représentée comme quelque chose d'un petit peu agressif, négatif.
Au Moyen-âge par exemple, pourquoi les hommes ne vivaient pas chacun dans sa maison comme aujourd'hui, pourquoi vivaient-ils en village, pourquoi la nuit il ne fallait pas sortir, il fallait rester entre soi, il y avait la veillée où l'on racontait ce qu'il se passe dehors, on rassurait les enfants parce que dehors il y avait les lutins, les géants, les hommes des bois, des genres de loups-garous : des tas d'êtres issus du paganisme, qui ne sont en aucun cas les monstres de l'enfer chrétien, dont il fallait absolument se méfier. Comme la fête des morts, la veille de la Toussaint, il faut faire une fête pour les morts pour qu'ils ne reviennent pas, parce que dehors vous aviez tous ces êtres-là plus les morts. Pour contrecarrer tout cela, il y avait les rituels, les fêtes comme une forme de reconnaissance de l'animal dans la nature, des hommes-animaux de la nature comme les loups-garous qui sont des humains qui se transforment en loups et il y en a beaucoup comme cela.
Pourquoi ? Chez l'homme, il y a toujours cette dualité, on a un côté très civilisé et de l'autre, on a une dimension animale en nous qui peut nous conduire à la sauvagerie. Cela se situe au niveau des individus qui vivent dans un contexte, dans un milieu, et par rapport à cela s'ajoute « l'étranger », l'Autre sauvage, c'est-à-dire le sauvage exotique, qui lui, n'est pas binaire ou dual : il est tout le temps sauvage. Pour certains, cela peut-être le jour ou la nuit, mais eux, c'est tout le temps. Cela renvoie également à une sorte de sauvagerie interne qu'on veut évacuer donc on stigmatise l'autre. Les gens se disaient : lui est derrière les barbelés au jardin de l'acclimatation, à côté des ours, des singes, moi je suis de l'autre côté et je regarde donc je suis un spectateur donc je suis civilisé et qui dit civilisé signifie que j'ai réussi à annihiler, tuer, cacher tout aspect bestial que je peux avoir.
Y a-t-il une photographie qui vous a particulièrement plu ?
Oh, beaucoup ! Toutes.
Alors y en a-t-il une qui vous a dérangé ?
Non. On avait fait un catalogue sur le yéti, il y a en quelque sorte des liens dans ce livre sur ce sujet.
Il y a les « Big foot » du Canada, l'Almasty du Caucase, le yéti du Tibet... tous les continents en ont, c'est intéressant ! Même en Afrique. Leur théorie est très simple, vous connaissez l'histoire de l'homme : il y a les hominidés ; quand on arrive aux homo sapiens, il y a homo sapiens sapiens et homo néanderthal. Alors pour certains, ce sont des néandertaliens mais cela ne tient pas la route parce qu'ils sont plus proches de nous, qui sommes des sapiens sapiens venant du Moyen-orient alors qu'eux étaient davantage européens.
Nous sommes de ce fait descendants du Moyen-orient et ils auraient été un peu plus proches de l'idée que l'on se fait de l'homme moderne et d'un autre côté, tel qu'ils les représentent, c'est-à-dire plein de poils, c'est entre l'ours et le singe, c'est plutôt contradictoire. Pour tous, c'est un rameau humain qui a évolué en parallèle mais là on se retrouve confronté au modèle génétique d'évolution que l'on connait, car qui dit « vie » dit « biologie » et qui dit « biologie » dit « reproduction ».
Par exemple la terre n'est pas un être vivant puisqu'elle ne se reproduit pas, contrairement à ce que disent certains. Mais un être vivant se reproduit, est né de parents, a des enfants. Prenez le monstre du Loch Ness : le problème de Nessie est qu'elle est toute seule donc elle n'a aucune possibilité de se reproduire, elle a trente milliards d'années donc vous voyez, cela ne tient pas la route.
Comment pourriez-vous créer un parallèle entre l'exposition de l'invention du sauvage du quai Branly et la figure du sauvage du livre de Charles Fréger ?
Wilder Mann, c'est une figure du sauvage européen et comme je vous ai dit, c'est que dans l'un c'est endogène et dans l'autre c'est exogène. Dans le livre, cela fait à la limite partie de notre culture, de nos angoisses, de nos frayeurs puisque c'est nous et l'animalité : c'est un exorcisme de nos peurs. Dans l'Invention du sauvage au Quai Branly, on est au contraire dans une réalité et dans des aspects exogènes, c'est-à-dire que c'est un autre que l'on voit, un peu « martien » et qui paraît plus distant d'une humanité que ne sont les autres ; Ils surprennent car viennent de l'extérieur, ils interrogent. C'est un très beau travail quand même parce que l'iconographie du livre est très intéressante.
Il y un autre musée du masque animal en Italie, Roca Grimalda dans lequel de nombreux ethnologues se sont intéressés aux masques et à ses représentations. Ces musées sont plutôt en Italie et en Belgique, finalement pas tellement en France. A l'approche du carnaval, « Sortir les masques » est très ritualisé : quand on met le masque, on n'est plus soi-même, on est transformé, même psychologiquement car le masque a une force très puissante, d'impact sur l'autre et sur vous-même. L'humain devient un support matériel à une idée spirituelle qui passe par le masque : c'est le masque qui envoie un message et détient la vérité.
Y a-t-il une finalité utile à tous ces rites traditionnels ?
Il ne s'agit pas d'un phénomène isolé. C'est sur toute l'Europe, surtout centrale. Le rôle de l'ours est essentiel, la chèvre également : ce sont des animaux qui deviennent un peu totémiques, tout comme le sanglier. On reprend des animaux avec lesquels on va pouvoir s'identifier dans un rapport un peu totémique. Et il n'y a pas que les chasseurs mais aussi les éleveurs.
Regardez là, Les cloches, c'est la civilisation, c'est l'élevage, c'est le bruit, cela permet de savoir où sont les troupeaux. Les animaux sauvages n'en ont pas et vous ne pouvez donc pas savoir où ils se trouvent. Il y a toujours un aspect très sauvage avec cette petite touche de civilisation. Là, c'est une tête de vache et vous avez la fourche de l'agriculteur, etc. Il y a toujours cette ambiguité même si c'est du végétal.
Au niveau de la recherche, autant tout ce qui est autour de l'animal est bien connu, autant tout ce qui est autour des végétaux, ne l'est pas. C'est vrai qu'il y aurait des études à faire. On prend donc des animaux à taille humaine en règle générale, pas des souris.
Burryman, Queensferry, Ecosse, Royaume-Uni © Charles Fréger
On prend des ours, ou le cochon, qui est le plus proche de l'homme. Vous savez le cochon, le sanglier sont considérés comme le cousin de l'homme dans la mesure où aux Philippines les femmes élèvent en même temps un enfant et un cochon, qu'elles allaitent, s'il a perdu sa mère et l'animal fait alors partie de la famille. On le mange mais il en fait partie. On retrouve cela sur de nombreuses îles où on élève des porcs, comme au Vietnam, le porc est énorme et est un élément essentiel de patrimoine, de fierté etc. Chez les cannibales, en Inde aussi, il existait une ethnie dont j'ai oublié le nom, ils achetaient des enfants à 2, 3 ans, les élevaient jusqu'à 9, 10 ans et les mangeaient! Tout cela montre bien que tout n'est pas tout blanc, ou tout noir. Et nous, dans notre système on ne rentre pas dans des choses comme cela, on vient, on regarde les autres on se dit « ahh les sauvages.. » et puis voilà. C'est toujours binaire, toujours ces deux aspects en présence.
Wilder, Telfs, Autriche © Charles Fréger
Peut-on dater ces rites, les situer temporellement ?
C'est très ancien, ce sont des rites traditionnels. Le problème avec les rites traditionnels, c'est que cela s'invente tous les jours. Regardez comme c'est intéressant : vous avez le groupe des hommes, des hommes qui sont encore un peu animaux. C'est en Sardaigne. Il s'agit de rituels agricoles puisque c'est une population agricole et en plus, elle se rattache toujours, dans un sens, à deux choses importantes, au culte des morts, à la fertilité et aux récoltes donc à la sexualité car fertilité signifie la sexualité : il faut que la femme soit féconde et que la terre le soit aussi. La femme et la terre se ressemblent. Le culte des morts renvoie à la sauvagerie, aux ancêtres totémiques, à l'époque où les bêtes et les hommes vivaient ensemble.
Quel serait le principal point commun entre l'exposition et le livre ?
Le lien, c'est que l'on a toujours besoin de sauvage pour être civilisé : l'identité se construit toujours dans l'altérité. En ethnologie c'est bien connu, que ce soit en Afrique ou dans des zones rurales d'ici, le sauvage commence toujours au village d'à côté. On a toujours besoin des autres pour donner de la cohésion au groupe sinon on se taperait entre nous. Ici c'est plus complexe mais c'est plus ou moins la même chose.
Les couleurs sont-elles significatives ?
La couleur est peu étudiée et je pense qu'il y a de grosses études à effectuer. Vous voyez, il est évident que ces couleurs-là renvoient à la nature mais aussi la culture. Les couleurs comme le marron, le blanc et encore, le noir et encore – parce que l'on a du mal a trouver du blanc et du noir dans la nature même s'il y a le bois brulé, la neige - le rouge, le bleu renvoient à la nature. La couleur donne un aspect fantastique.
Cerbul (Cerf), Corlata, Roumanie © Charles Fréger
En général, on est dans le mortuaire, le morbide, là on est complètement dans le végétal. Le plus intéressant dans le livre, ce n'est pas la préface, c'est la fin car il y a un catalogue des masques et il s'agit d'un document extrêmement important.
A la vue de ces photographies, la surprise est à son comble lorsque l'on s'aperçoit que ces rites viennent d'Europe et non provenant des recoins les plus isolés du monde, issus notamment de tribus lointaines ou d'ethnies exotiques...
On nous parle de la mondialisation et finalement cela fait partie des résistances culturelles face à des standards et des normes de cette mondialisation.
L'intérêt de cette expo-exhibition, c'est de montrer comment dans des concepts globalisant, on a aussi une histoire qui s'appuie sur la différence et qui va à l'encontre du modèle universaliste et mondialiste, qui était par exemple la déclaration des droits de l'Homme. Le problème était que tout le monde devait être pareil or certains ne le veulent pas forcément. Ils ont droit aussi d'avoir leur identité, leur culture, leurs croyances... La mondialisation et son aspect universel font que l'on rentre dans le moule ou pas. Et les Français ont été à l'avant-garde de cela. Et la colonisation française, en particulier, a prôné – c'est un paradoxe – l'universel, les Africains apprenaient nos ancêtres les gaulois dans les écoles mais il n'empêche qu'en Algérie qui n'était pas une colonie française mais un département français donc la France, vous aviez tout de même deux types d'individus : les citoyens de la République et les sujets de l'Empire.
C'est-à-dire que tous les Maghrébins étaient les sujets de l'Empire alors que les Français qui vivaient là-bas étaient citoyens français. Alors comment voulez-vous, dans un Etat qui se veut « les droits de l'Homme, liberté, égalité, fraternité, etc. », créer deux entités sur un même espace sur les mêmes lois de la République qui ont des statuts différents. Déjà, c'est évident que les Algériens ne pouvaient pas supporter cela. Jusqu'en 1848, les noirs des Antilles n'avaient pas le droit de venir en France, c'était interdit et pourtant c'était la République. La première loi qui a édicté le gouvernement populaire qui a amené à la Révolution de 1848, a été d'abolir l'esclavage aux Antilles. Après un débat entre les anthropologues.
Propos recueillis par Ambrine Benyahia et Claire Mayer