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Samuel Bollendorff, ancien membre de l'Oeil Public aujourd'hui membre de l'agence VU reconnu pour ses webdocumentaires et le réalisateur sonore Mehdi Ahoudig se sont associés à la fondation Abbé Pierre pour aborder le sujet du mal-logement.
Avec son directeur Patrick Doutreligne et les équipes de la fondation, ils ont conçu un projet original et protéiforme ; webdocumentaire, livre aux éditions Textuel et affiches exposées le long du Canal Saint-Martin à Paris, en collaboration avec la mairie du 10ème. Nous avons parcouru avec eux les rives du Canal et recueilli leur témoignage.
Quelle a été la genèse du projet A l'abri de rien ?
Patrick Doutreligne : Cela fait maintenant deux ans ; nous cherchions, au niveau de la Fondation, à toucher un public plus jeune que la moyenne des téléspectateurs du 20h. Plus précisément, utiliser des nouveaux moyens de communication pour les toucher, autre que les campagnes d'affichages, les mailing, nos points presse et conférences de presse. On m'a alors parlé du webdocumentaire et on m'a mit en contact avec Samuel et son fameux webdoc sur la Chine. On peut effectivement y voir alterner photos, vidéos, commentaires écrits, et aller ensuite piocher sur internet, comme le font de nombreux jeunes assez régulièrement. L'idée d'afficher les photos est venue bien plus tard.
On a sorti ce webdoc en s'assurant que les gens en ressortent dignes et respectés. On ne voulait surtout pas jouer le pathos. On ne désirait voler ni une photo ni une image pour la donner en pâture au grand public ; Samuel établissait le contact avec les familles pour qu'elles leur fassent confiance. On espérait réellement mêler le respect de leur intimité et montrer ce que représentent aujourd'hui les situations de mal-logement.
Samuel a ensuite pris le relais pendant neuf mois, en fournissant le webdoc que l'on a inauguré il y a un an maintenant. C'est là qu'il nous a proposé - prenant en considération les échos et les prix qu'a accumulé ce webdoc tant au niveau général qu'humanitaire - un livre dans lequel seraient reproduites toutes ces photographies. La cerise sur le gâteau a été la préface d'Eric Cantona, avec qui nous avions monté, à l'époque, la vraie fausse candidature à la présidence de la République. Samuel nous a demandé d'intercéder auprès d'Eric pour signer la préface.
L'exposition s'est organisée sous la houlette de Samuel et grâce à un partenariat entre Agnès B. et la ville de Paris.
Samuel Bollendorff : Ayant déjà travaillé sur des webdocs, j'avais été confronté au fait que les images dans un webdoc constituaient déjà une finalité formidable mais aussi un matériel qu'il était possible de déployer autrement. D'où cette volonté notamment de travailler en argentique pour que ces images aient cette force qui leur permettent d'en faire un livre, une exposition etc.
On a donc rencontré Agnès B., marraine de la Fondation, qui a décidé de soutenir le projet. De fil en aiguille et de réseau en réseau, nous avons d'abord rencontré le Point Ephémère, puis nous sommes souvenu qu'un grapheur avait déjà investi les murs du Canal il y a quelques années. C'est aussi un lieu symbolique, après l'épisode Des enfants de Don Quichotte et de l'investissement du canal. J'aime l'idée de s'approprier l'espace public, un peu comme sur Internet lorsque l'on poste quelque chose, ça part, telle une bouteille à la mer. Cet événement vit maintenant presqu'en dehors de ceux qui l'ont réalisé. Les gens passent, et pas forcément parce qu'ils viennent voir l'exposition, vont être confronté à une histoire et rencontrer des destins. Je trouve que le rappel de ces problématiques au travers de ces rencontres que le public peut faire au gré de sa déambulation dans la ville, c'est aussi une manière de rappeler un message, en envoyant des bouteilles à la mer. On s'était engagé à décoller les affiches le 8 avril vis-à-vis du service d'hygiène de la ville mais le maire trouvait cela dommage. Bien sûr, le risque de dégradation est présent mais peut-être que ces problématiques seront-elles toujours présentes dans les esprits. En l'occurrence, c'est de la réflexion plasticienne mais l'enjeu est surtout citoyen puisque l'on a voulu agir sur l'espace public. C'est dommage car il fut un temps où la presse s'exposait sur les murs. Aujourd'hui, elle n'est plus productrice de ce genre de sujets. On s'est donc réapproprier les murs pour continuer à montrer des histoires documentaires.
Ce qui est incroyable, c'est la vitesse à laquelle s'est réalisé ce projet. Trois mois auparavant, cela n'existait pas. Il y a deux mois, on a validé le projet, et un mois plus tard, on faisait les demandes. Les affiches ont été collées il y a huit jours. Je pense que c'est cette spontanéité qui a permis à l'objet, un peu fou, d'exister. Les partenaires ont voulu s'engager et ont généré un véritable engouement.
Comment avez-vous trouvé les personnes à photographier?
SB : Nous avons réalisé une enquête de neuf mois pour la Fondation Abbé Pierre, qui a évidemment été un énorme fournisseur de contacts.. Nous avons donc pu nous appuyer sur leur réseau, ainsi que celui de Mehdi et moi-même, qui travaillons depuis quinze ans sur des problématiques sociales.
Avec Mehdi Ahoudig, comment avez-vous organisé vos rencontres ?
SB : On était tout le temps tous les deux, que ce soit en repérage, en plein travail ou même lorsqu'il y en avait un qui "n'oeuvrait"pas. C'était important pour les gens de voir « qui on était ».
Patrick Doutreligne (de dos) et Samuel Bollendorff. Paris, le 5 avril 2012.
PD : Cinq cent mille personnes vivent dans des campings aujourd'hui parce qu'elles ont été expulsées de leurs logements ou parce qu'à la fin d'un été, elles ont pensé que cela pouvait durer ainsi et ne sont pas remontées dans le nord ou à Paris l'hiver.
Quand on le dit, cela semble anecdotique mais quand on le voit... personne ne peut dire que c'est choisi. Effectivement, au bout d'un moment, ces personnes se résignent à rester sur place mais c'est leur manière d'assumer tout en subissant. Tout l'attrait du camping-caravaning l'été associé aux vacances, ce n'est pas du tout le même topo en hiver...
Sur cette photo dans un quartier de Marseille, on voit une petite fille qui se cache le visage. Comment mettre à l'aise ces personnes qui n'ont pas l'habitude de s'exposer et sont parfois dans des situations « gênantes » ?
SB : La fondation et son réseau nous ont ouvert de nombreuses portes d'entrée, une relation de confiance s'étant déjà établie avec ces familles. Mehdi Ahoudig et moi avons aussi l'habitude de rencontrer des destins fragiles. Le plus important était de leur préciser que nous n'étions pas « la télé »; le micro et la photo, c'était autre chose : on arrivait, on parlait avec les gens et ils racontaient leur histoire au micro. Face à un micro, vous savez à quel point la parole peut être plus libre. Il pouvaient tout à fait craquer, flancher, être fragile, ce n'était pas le moment où on les regardait. C'est après que l'on réalisait une image d'eux et qu'ils pouvaient reprendre le contrôle de leur image et donc préserver leur pudeur. Ce dialogue entre la photographie et le son permettait de préserver tout cela, et il nous a paru très important de leur expliquer notre manière de travailler : c'était un gage de la fabrication du climat de confiance.
Combien de temps duraient vos entretiens ?
SB : Globalement, on avait du temps et des conditions de travail formidable, puisque l'on a eu neuf mois de travail. Malheureusement, en presse française aujourd'hui, alors que cela ne couterait pas cher, on ne dispose pas du même temps pour travailler. On pouvait donc se permettre de passer du temps avec les gens, passer plusieurs fois avant de les enregistrer ou de les photographier.
Évidemment, on essayait de planifier nos rencontres à l'extérieur sur une journée, par exemple face à un agriculteur dans les Pyrénées ; en région parisienne, on pouvait consacrer un temps d'approche, de délicatesse, pour ne pas brusquer. On pouvait s'accorder le luxe de passer du temps avec quelqu'un sans qu'il ne se passe rien.
Quel type d'appareil avez-vous utilisé pour obtenir cet aspect panoramique ?
SB : Elles ont été prises au Leica M6, en argentique. En réalité, pour cette image (qui tapisse un mur du Point Ephémère, ndlr), ce sont 20 photos que j'ai récupérées pour recomposer la pièce... Mais avec ce côté volontairement "non parfait" qu'elles pourraient avoir si j'avais utilisé des logiciels qui permettent de faire des panoramiques. C'est vraiment « fait à la main », mais dans l'optique d'un photomontage.
Cela permet de réaliser un portrait normal, qui est un vrai portrait fort (image du centre) et de l'étendre en composant autour, sans être obligé d'avoir la bonne expression à ce moment-là. Je pars d'une image, et tout le contexte vient par la suite.
Aviez-vous des références d'images en tête, de photographes qui auraient couvert des sujets similaires ?
SB : Avant tout, quinze ans de photographies au long desquels je me suis d'abord inscrit dans un photojournalisme assez classique puis, au fur et à mesure, je me suis rendu compte que ces images me « glissaient dessus », ne servaient plus, alors je voulais faire des choses plus en arrêt, quelque chose de plus frontal, plus arrêté et surtout de travailler avec le texte parce que l'image seule, cela ne suffit pas. Vous enlevez les textes, là, et on n'a plus du tout le même impact. L'image permet d'aller voir le texte, d'où la force de cette exposition. La même idée est à la base du webdocumentaire : l'image permet d'écouter ! (rires)
M. Doutreligne, de quels moyens d'action dispose aujourd'hui la Fondation Abbé Pierre ?
PD : Avant tout de 350 000 donateurs, puisque la Fondation vit quasi exclusivement des dons, et 120 salariés et 250 bénévoles.
La Fondation s'organise autour de trois axes d'action : l'aide aux associations qui travaillent sur le terrain, l'innovation - autrement dit avoir la possibilité de ne pas attendre les autorisations des pouvoirs publics, des financements pour lancer des nouvelles idées ou des nouvelles manières de traiter les personnes défavorisées - et enfin, interpeller et la population et les pouvoirs publics sur les problèmes de mal-logement.
Nous avions déjà produit un livre de photographies d'Eric Cantona qui nous avait consacré une quinzaine de jours pour exposer les difficultés de mal-logement; cette fois, on a essayé d'être un peu exhaustif : avec Samuel, on a listé les typologies de mal-logement afin de les rendre réelles, en images et avec de vraies personnes.
Il nous fallait trouver quelqu'un comme Samuel, qui ait cette sensibilité. De notre côté, nous nous engagions à lui ouvrir les portes. Les gens ne veulent pas, a priori, montrer leurs difficultés. Comme la Fondation les aide, ils sont beaucoup plus ouverts. Une fois la porte ouverte, ils sont ravis de pouvoir exposer leur situation : parce que personne n'est à l'abri de telles difficultés. L'intérêt, comme l'a expliqué Samuel, c'était de donner du temps, et de montrer des personnes.
SB : L'enjeu était d'incarner la statistique car il est impossible de se faire une image mentale de « 3,6 millions de personnes ». D'où, également, l'enjeu de travailler sur la parole et l'image. Pour moi, la photographie est juste un outil pour susciter de l'attention et donc de l'écoute. C'est ce qui était formidable avec Mehdi : on les écoutait, tout en opérant cette rencontre entre le son et la photographie.
Quel bilan dressez-vous de ces dernières années en matière de logement?
PD : Nous connaissons situation paradoxale : les hommes politiques ont aujourd'hui une vision plutôt séparatrice entre la politique générale et la France de propriétaires qui est devenu un slogan et un moyen d'emballer les prix, que ce soit en matière de construction ou de location. Conscients de cette déviance, ils organisent des voitures-balais pour les plus défavorisés... Les choses ne peuvent plus fonctionner de la sorte.
La problématique du logement va du sans-abri jusqu'au logement de luxe : elle est systémique. On ne pourrait pas travailler un petit coup avec les sans abris et un grand coup avec les personnes des catégories supérieures. Aujourd'hui, c'est comme ça en France. D'où notre colère : on ne peut pas continuer à l'accepter. On pourra installer toutes les mesures que l'on veut, mais tant que, dans une économie de marché, l'écart entre l'offre et la demande est trop important, l'offre se renchérit. La campagne étant partie sur le pouvoir d'achat, on a essayé d'en profiter car le premier poids du pouvoir d'achat, c'est le logement. Le quart du budget des ménages part dans la catégorie « se loger et se chauffer ». Une grande pétition à été lancée, avec 150 000 signataires dont six candidats inscrits sur les listes qui ont signé le contrat social soumis par la fondation. Cela dépendra du résultat du 6 mai, comme toujours...
SB : Cette nuit là, il faudra leur rappeler qu'ils ont signé ! (rires).
Attendez-vous une réaction des pouvoirs publics ? Y a-t-il eu des retours ?
PD : Des élus sont venus, la Mairie de Paris a soutenu l'exposition, le Conseil Régional était présent. Aujourd'hui, on est plus sur un effet secondaire, c'est-à-dire que l'on vise la vraie définition de la démocratie : on touche d'abord à la population pour qu'elle dise elle-même à ses élus que c'est inacceptable. Parce que toucher les élus avec cela n'a qu'un poids très limité, surtout en campagne électorale. Ce que nous a appris l'Abbé Pierre, c'est de leur rappeler qu'ils sont élus par leurs citoyens, et que ce sont eux-même qu'il faut toucher.
SB : A l'origine, mon travail n'est pas d'être auprès des politiques. Mais la seule chose que je puisse espérer faire sur un sujet comme celui là, c'est de montrer au public des réalités pour tenter de changer l'opinion publique qui pourrait par la suite susciter la peur chez les politiques quant à leur réélection ou non.
D'autre supports comme une parution en presse sont-ils prévus ?
SB : Aucun portfolio ou autre support n'est prévu. En revanche, la presse relaye l'événement et c'est aussi cela qui est important. C'est là tout l'enjeu : parler du sujet. Si la presse a envie de publier des portfolios c'est très bien, mais il faudrait surtout que cela soit l'occasion de parler du mal-logement.
Ce qui est intéressant à travers cette exposition, c'est que quatre-vingt dix pour cent des personnes qui voient ce travail ne savent pas qui l'a fait... En revanche, ils sont à la rencontre des gens, et c'est cela qui est important, à mon avis.
Propos recueillis par Antoine Soubrier, photographies Aurélie Laurent. Mardi 10 avril 2012.
Le webdocumentaire A l'abri de rien : http://www.a-l-abri-de-rien.com/#/intro