© Eugène Atget
Le vernissage de l'exposition Paris, qui réunit environ 200 photos du photographe Eugène Atget (1857 – 1927) au Musée Carnavalet, est l'occasion d'un long voyage. Temporel d'abord, puisque les clichés sépias ou brun-violacés du photographe documentaire plongent le spectateur dans un Paris de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Urbaniste ensuite, quand il se transforme en balade dans une capitale parfois étrangère à celle que l'on peut arpenter de nos jours.
Dans les couloirs du Musée Carnavalet, les effluves des peinture qui colorent les murs de jaune, taupe et bleu-vert, et les commentaires des visiteurs nous rappellent pourtant que nous sommes bien en 2012 : « Oh ! Tu reconnais la cour du Dragon ! Et ici la rue Mouffetard ! ». Le plaisir profond de l'exposition se trouve bien là : entre la satisfaction de reconnaître des rues souvent traversées, l'étonnement d'apprendre ce qu'elles étaient par le passé et de découvrir de nouveaux quartiers, voire Paris tout entier. L'ambiance feutrée des salles, faiblement éclairées pour conserver le bon état des images, s'ajoute à la nostalgie qui se dégage des œuvres. Montreuil n'est encore qu'un terrain vague, des savoir-faire s'éteignent et des bâtiments sont en déconstruction... Atget témoigne des débuts du XXe siècle comme Doisneau le fera cinquante ans plus tard. Les poses longues de la chambre à soufflet révèlent une ville en perpétuelle évolution parfois traversée d'habitants devenus des fantômes.
À l'occasion du vernissage de l'exposition, nous avons rencontré Françoise Reynaud, conservatrice du département photographique du musée Carnavalet. Elle nous parle d'Atget et du travail de ce « fournisseur d'images » qui, avec ses photographies documentaires pionnières, a su séduire le Musée Carnavalet et la Bibliothèque Nationale.
© Actuphoto
Comment avez-vous choisi les photos exposées ?
Nous avons regardé toutes nos images puisque toutes, sauf celles prêtées par les États-Unis,, viennent de la collection Carnavalet. C'est une exposition qui à la base a été pensée pour être montrée en Espagne et aux Pays-Bas, puis en Australie : on voulait donner une image d'Atget qui soit complète par rapport à son œuvre et aux différents thèmes qui sont représentés dans cette collection. On a donc sélectionné les images en y incluant une certaine diversité : des œuvres du début de sa carrière jusqu'à la fin, couvrant les différents sujets qu'il a traités.
Pensez-vous qu'il faille bien connaître Paris pour pouvoir pleinement apprécier cette exposition ?
Je ne pense pas. Je pense que si l'on connaît Paris on est d'autant plus intrigué. Le fait de reconnaître quelque chose dans une photo, c'est toujours une espèce de jouissance intellectuelle qui rappelle des souvenirs. Mais le but n'était pas tellement de plaire à ceux « qui connaissent ». Nous voulions plutôt montrer l'oeuvre d'un photographe qui, par son travail documentaire à la base, prend une stature d'artiste. Atget devient le père de la photographie moderne mais pas par sa propre volonté : par ce qu'on a fait de lui après sa mort, notamment grâce au travail de promotion de Berenice Abbott, qui a fait connaître le travail d'Atget aux États-Unis et lui a donné plus de visibilité en Europe.
En quoi Atget peut-il être définit comme le « père de la photographie moderne » ?
Il a traité son sujet de manière souvent très anti conventionnelle par rapport à la photographie de l'époque, soit héritée du XIXe siècle avec une mise en page très traditionnelle, soit pictorialiste, une photographie qui essayait d'imiter les tableaux, la gravure ou le dessin. Atget est donc vraiment « l'anti-photographe » quant à sa manière de traiter le sujet et sa technique. Il est vraiment l'héritier du XIXe siècle par ses négatifs, ses tirages, son appareil de prise de vue. Il n'a jamais utilisé une technologie moderne pour faire ses images, il a même refusé de le faire alors qu'au début du XXe siècle des techniques permettaient déjà d'obtenir des négatifs moins grands. De la même manière, il n'a pas intégré dans sa pratique les progrès technologiques survenus après la Première Guerre mondiale.
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On apprend dans l'exposition que quatre négatifs d'Atget figurent parmi les collections du Musée Carnavalet. Pourquoi n'en avoir exposé qu'un seul ?
Nous voulions montrer le traitement qu'il appliquait à ses négatifs. Montrer les quatre n'était pas passionnant : il y en avait un presque pareil que celui exposé, d'un jardin, et deux autres en intérieur. Disons que nous avons pris le plus beau.
À l'époque d'Atget, aurait-on pu qualifier son travail d'historique ou nostalgique ?
Des photographes de l'époque étaient dans le nostalgique, mais pas Atget. Il était plus dans l'illustration d'une thématique. Certaines des photos qu'il prend sont « avant démolition » ou « avant disparition », mais elles agissent plus comme témoignage que comme nostalgie. Le terme « nostalgie » a pour moi une connotation légèrement péjorative. C'est notre propre regard qui rend les photos d'Atget nostalgiques.
La présence d'êtres humains est rare dans les photographies d'Atget.
Dans la série des Petits métiers, il illustre une activité en photographiant les personnes qui la pratiquent. D'un autre côté, quand des « fantômes » passent pendant sa prise de vue, ou des visages derrière les vitrines, ça ne le gêne pas forcément.
Pour les nus, c'est autre chose. C'était une commande d'un artiste de nu qui a demandé à Atget de photographier des prostituées. Des quatre nus exposés, seulement un est une vraie prise de vue : les autres sont des photographies d'images récupérées.
© Actuphoto
Avez-vous une photographie préférée dans l'exposition ?
J'en aime beaucoup, et dans chaque thématique j'en préfère quelques-unes. Les images choisies l'ont été avec mes collègues de la Fondation MAPFRE et du Fotomuseum de Rotterdam, soit parce qu'il fallait montrer différents aspects de l'oeuvre d'Atget, soit parce que leur intérêt intrinsèque justifiait leur présence.
Texte, images et propos recueillis par Aurélie Laurent.
Le 25 avril 2012.
Exposition itinérante "Vieux Paris"
Rotterdam (Nederlands Fotomuseum): du 24 septembre 2011 au 8 janvier 2012
Paris (Musée Carnavalet) : du 17 avril au 25 juin 2012
Sydney (Art Gallery of New South Wales) : du 21 octobre au 15 novembre 2012
Au printemps 2012, le musée Carnavalet présente l’œuvre parisienne de l’un des plus célèbres photographes du XXe siècle, Eugène Atget (Libourne, 1857 - Paris, 1927). L’exposition propose une sélection de 230 épreuves réalisées à Paris entre 1898 et 1927, à partir des fonds du musée Carnavalet, complétés par ceux de la George Eastman House de Rochester et des collections de la Fundación Mapfre à Madrid.
Cette rétrospective, qui réunit des images très connues et d’autres demeurées inédites, dresse un portrait atypique de la capitale, loin des clichés de la Belle époque. Le visiteur y découvre les rues du Paris d’antan, les jardins, les quais de Seine, les anciennes boutiques et les petits métiers ambulants. Les photographies d’Atget révèlent en outre l’évolution de sa démarche : à ses débuts, cet autodidacte cherche à rassembler des paysages et des motifs, puis des images de rues parisiennes pour les vendre en tant que modèles aux artistes. C’est à partir du moment où il se consacre aux rues de Paris qu’il retient l’attention d’institutions prestigieuses comme le musée Carnavalet ou la Bibliothèque nationale, qui vont alors devenir ses principaux clients jusqu’à la fin de sa vie.
Au sein du parcours de l’exposition, une salle est consacrée à la présentation d’un ensemble de 43 tirages du photographe, collectionnés dans les années 1920 par l’artiste américain
Man Ray : cet album, aujourd’hui conservé à Rochester (Etats-Unis), permet de mieux comprendre l’influence d’Atget sur les Surréalistes. En regard des tirages d’Atget, le public découvrira également le travail d’Emmanuel Pottier (Meslay-du-Maine, 1864 - Paris, 1921), son contemporain pratiquement inconnu, qui, à l’instar d’autres photographes, a exploré le sujet du Paris pittoresque.
L’exposition s’organise autour de grands thèmes, afin de mettre en valeur la cohérence du travail documentaire et artistique sur la capitale réalisé par Atget, de 1898 jusqu’à sa mort en 1927. Une sélection de 183 œuvres a été opérée parmi 5 000 des 9 000 tirages d’Atget conservées dans le fonds photographique du musée Carnavalet.
En contrepoint est présenté un album de 43 photographies d’Atget collectionnées par l’artiste américain Man Ray : ce rapprochement permet de comparer la démarche historique d’une institution publique avec celle, plus esthétique, d’un artiste proche du surréalisme. Par ailleurs, un choix d’une vingtaine d’images réalisées par un contemporain d’Atget, Emmanuel Pottier, amène le visiteur à comprendre combien le thème du « Vieux Paris » était une préoccupation d’actualité au début du XXe siècle.
La confrontation de ces trois ensembles apporte un nouvel éclairage sur l’œuvre d’Eugène Atget en faisant ressortir la richesse de sa démarche, la variété des thèmes qu’il a abordés et la qualité artistique de son style, fondateur pour l’histoire de la photographie moderne.
La première salle est consacrée aux photographies représentant l’activité urbaine de la capitale. Tout d’abord sont exposés les petits métiers de la rue, les activités ambulantes qu’Atget sait vouées à disparaître, telles que celles de vendeurs d’abat-jour, de jouets, de primeurs ou joueur d’orgue de barbarie. La visite se poursuit avec les façades de boutiques et les étalages témoignant de la diversité des petits commerces au tournant du siècle. Les enseignes varient : « À la biche », « Au joueur de biniou », « Au griffon », ou « À Jean Bart ». Le musée Carnavalet propose dans ses salles permanentes de beaux spécimens de ce type d’enseignes.
À partir de 1902, Atget s’écarte de cette série pour se consacrer à l’Art dans le Vieux Paris. La figure humaine n’a plus une place centrale dans son œuvre et ne revient que ponctuellement dans des ensembles restreints comme celui des chiffonniers vers 1910-1914 et sa série sur les prostituées dans les années 1920. Les « zoniers » sont ici présentés comme un des métiers urbains les plus traditionnels, exercé par ceux qui collectent vieux chiffons, ferrailles et papiers et dont les habitations se situent près des anciennes fortifications.
La deuxième salle présente un ensemble de vues de la Seine et des parcs et jardins parisiens. Ces clichés témoignent parfois d’une certaine mélancolie. Y figurent des activités disparues des bords du fleuve : bains, bateaux-lavoirs, péniches… Les vues des parcs montrent la statuaire mythologique et les vases qui les habitent et les décorent. Une vitrine permet de découvrir l’un des quatre négatifs d’Atget conservés au musée Carnavalet, représentant un jardin rue Saint-Guillaume. Cette plaque de verre au gélatino-bromure d’argent montre les caractéristiques techniques des prises des vues d’Atget.
Cette partie de l’exposition est consacrée à l’un des thèmes qui a rendu célèbre Atget : les rues de Paris. Ses photographies de perspectives, de rues, de façades, de places, impasses, hôtels particuliers et cours d’immeubles laissent apparaître un Paris éloigné des clichés de la Belle Époque. Rares sont les piétons ou les personnages, ce qui donne souvent l’impression d’une ville fantomatique. Atget opère avec des temps de pose assez longs. Il se positionne pour mettre en valeur les architectures et les détails décoratifs. L’appareil à plaques de 18x24 cm qu’il utilise garantit un excellent rendu des plus infimes détails.
En 1922, l’artiste américain Man Ray (1890-1976) s’installe au 31 de la rue Campagne-Première à Montparnasse, dans le 14e arrondissement, à proximité d’Atget qui habite au 17 bis, depuis 1899. Il est l’un des premiers à pressentir le caractère fondamentalement « moderne » des photographies de son voisin. Il lui achète des tirages et contribue à valoriser son œuvre qu'il fait découvrir à son assistante Berenice Abbott (1899-1991) et au cercle des artistes surréalistes. Fascinés par les compositions et les cadrages d’Atget, ces derniers considèrent son travail proche des recherches plastiques de l’avant-garde ; dès 1928, certaines épreuves d’Atget seront même exposées parmi leurs clichés.
Les surréalistes apprécient particulièrement les images qu’ils peuvent réinterpréter et détourner, comme la fameuse scène de « l’Eclipse, place de la Bastille », qu’ils renomment « Les Dernières Conversions », à cause des spectateurs tournés vers le ciel. Man Ray réunit dans un album les tirages qu’il a achetés à Atget dans les années 1920. Le musée de la photographie, George Eastman House, à Rochester aux États-Unis, en fait l’acquisition en 1952. Cette exposition montre pour la première fois ces photographies en France. Après la mort d’Atget, la photographe américaine Berenice Abbott acquiert une partie importante de l’œuvre de celui qu’elle considère comme son mentor : des milliers d’épreuves accompagnées de leurs albums de référence et 1 787 négatifs sur verre. Elle vendra cette collection au Museum of Modern Art de New York en 1968, ce qui donnera lieu à toute une série de publications et d’expositions dans les années 1980.
En contrepoint du travail d’Atget, la sixième section de l’exposition propose aux visiteurs de découvrir le travail du photographe Emmanuel Pottier. Né à Meslay-du-Maine (Mayenne) en 1864, ce fils de cafetier débute sa carrière en tant que boulanger et sillonne la France et l’Espagne avant de s’installer définitivement à Paris en 1898. Si l’on connaît encore mal les circonstances qui l’ont amené à la photographie, on sait qu’entre 1899 et 1905, il vend 200 épreuves au musée Carnavalet, puis près de 2800 tirages à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, de 1904 à 1918. Il décède en 1921. Ses tirages, au format 13 x 18 cm, plus petits que ceux d’Atget, sont remarquables par leur similitude formelle. On retrouve ainsi plusieurs motifs traduits par les deux photographes avec un point de vue quasi identique comme : la Rue Férou (6e arrondissement) ou l’Entrée du passage des Singes (passage des Guillemites, 4e arrondissement). Les images de Pottier sont publiées à l’époque sous la forme de cartes postales, dont certaines colorisées, avec la mention Paris pittoresque et artistique ou Tout Paris. Comme Atget, sa démarche documentaire s’inscrit dans la lignée des photographes professionnels passionnés par Paris qui, à l’aube du XXe siècle, traquent les vestiges du passé.
L’ultime étape du parcours propose un thème iconographique cher au photographe, qui, en plus de ses clichés parisiens, s’est également intéressé aux paysages d’Île-de-France. Issues des collections de la Fundación Mapfre à Madrid, l’un des partenaires de cette exposition itinérante, ces photographies représentent les parcs des châteaux de Versailles et Saint-Cloud. Atget s’y rendait régulièrement pour photographier la végétation, les perspectives et les motifs décoratifs.
Cette dernière salle de l’exposition présente en outre l’un des célèbres portraits d’Atget exécutés en 1927 par Berenice Abbott. Une grande biographie du photographe et une liste impressionnante des institutions qui conservent ses images, donnent pour finir au visiteur l’occasion de s’informer sur la vie et la production de cet auteur devenu aujourd’hui une référence incontournable.
Vignette et images : © Eugène Atget