Avant de réaliser une épreuve, le photographe américain Ernest Withers se posait trois questions : Est-ce blessant ? Est-ce vrai ? Est-ce bénéfique ? Je ne suis pas convaincu que ces problématiques, pourtant primordiales, soient toujours au coeur des préoccupations du marché de l’image. Elles le sont en revanche dans les réflexions artistiques, et ce quelle que soit l’inflexion des réponses proposées. Une photographie nous touche dès lors qu’elle établit un lien de proximité, qu’elle nous concerne ou que nous pouvons nous l’approprier : Où sommes-nous ? Que possédons-nous ? Qu’en faisons-nous ? C’est en mettant en avant ces interrogations qu’un engagement par l’image devient constructif, dépassant le constat au profit du plaidoyer, déplaçant le documentaire vers le sensible.
J’ai souhaité faire témoigner de ses souffrances une Terre qui, comme le déplore Pablo Néruda, «s’est imposé l’Homme pour châtiment» ; une Terre fatiguée et meurtrie qui semble aujourd’hui vaincue dans le rapport de forces que nous lui imposons. J’ai souhaité révéler les relations que nous entretenons avec nos paysages, dans l’antagonisme des pratiques et les oppositions de discours. Jamais nous n’avons autant parlé d’écologie, ni dans le même temps, autant émis de poison pour notre planète. Jamais nous n’avons autant contesté nos modèles libéraux, ni autant consommé et envisagé l’objet comme une finalité. Du ciel, loin de la sueur et des homélies, ces considérations prennent forme dans un théâtre de géométries inconnues et mésestimées que je tente de mettre en lumière.
Le voyage que je propose est ainsi à la confluence de l’anecdote et de l’empirisme, de l’anomalie et de l’ubiquité, du tangible et de l’abstrait. Revendiquant son indépendance à la vulgate écologique et son appartenance aux problématiques sociologiques, il se veut alerte des mutations profondes de notre monde et de notre civilisation.
Le paysage est le médium par lequel nous pouvons lire et déceler les désirs de notre société. Pour les mettre en lumière, j’ai souhaité ne retenir photographiquement que des fenêtres restreintes de la surface terrestre. Le cadrage est en cela déterminant, volontairement désorientant, extrémiste jusqu’à l’abstraction. La suppression d’éléments majeurs – le ciel, la ligne d’horizon ou les infrastructures identifiables – nous perd dans un univers irréel que nous ne parvenons plus à reconstituer mentalement de notre point de vue familier. Les perspectives abruptes ou les détails singuliers emprisonnent le regard dans la contemplation d’un monde troublant ; c’est le nôtre, mais nous ne le re-connaissons pas. Il ne s’incarne plus dans une belle vue commune et banale mais dans un assemblage où les formes se répètent et s’accumulent jusqu’à perdre leur sens. Ce qu’il reste de la réalité, ce sont des géométries radicales ou des aplats indécis, des lignes totalitaires ou des frontières confuses. Ce territoire devenu abstrait met alors en exergue les processus politiques et économiques qui le régissent.
Les « calligraphies de l’ère industrielle », qui asphyxient du sol l’horizon de nos panoramas, livrent depuis les airs des chefs-d’oeuvre d’agencements et de camaïeux. Alors que sur Terre nous serions choqués par la vision d’un étalage de déchets ou d’un stock démesuré de marchandises, nous n’en retiendrions à hauteur d’oiseau qu’une palette graphique certes hasardeuse, mais terriblement belle. Ce décalage est particulièrement prégnant dans les constructions modernes où la géométrie et l’hypertrophie imposent leur rythme au paysage. Nous n’avons de cesse de pratiquer une architecture qui ne se lit que du ciel, s’exprimant depuis l’urbanisation tentaculaire jusqu’à l’agriculture high-tech, depuis les zones commerciales omniprésentes jusqu’aux pôles industriels abscons.
Je me suis ainsi focalisé sur des « patterns », ces formes artificielles, aseptisées et déshumanisées de nos paysages. S'il s’avère particulièrement déroutant d’observer la dimension esthétique de ces îlots géométriques, le point de vue aérien reste objectif et ne masque pas la réalité des sujets. Mes photographies tentent de dévoiler un monde à notre image, un paysage miroir de notre société. Ces textures à la précision chirurgicale ou ces motifs aux allures de fractales incarnent alors une sorte de revers machiavélique : la beauté du diable.