
Engramme :
n. m. du grec en (dans) et gramma (écriture). Trace organique permettant le souvenir. Trace biologique de la mémoire, dont l’existence reste hypothétique.
"Engrammes" est un travail photographique sur les lieux de mémoire de la Shoah en Europe, sous la forme d’un parcours et d’un questionnement sur la représentation du souvenir et de l’oubli.
Ces lieux ravivent évidemment de très douloureux souvenirs et les représentations de cette mémoire abondent dans ce sens à juste titre. J’ai souhaité toutefois, à travers ce travail, proposer une autre possibilité, d’autres chemins de représentations afin que notre perception de l’évènement évolue encore et toujours, s’enrichisse. J’ai choisi de montrer autrement malgré les traumatismes. Ces lieux de mort furent aussi des lieux de vie, un temps, malgré tout et le sont parfois redevenus. Ils sont indéniablement des espaces spirituels, des lieux-sépultures envahis de ces présences disparues.
N’y aurait il pas, même dans les lieux oubliés, quelque chose d’impalpable, de caché, qui pourrait activer en nous un engramme et nous permettrait d’accéder à une mémoire vraie ?
La Falaise
« La mémoire et ses enjeux sont devenus si envahissant dans le monde contemporain que l’on a pu se mettre en quête d’une « juste mémoire » (Ricoeur, 2000), idéalement soustraite à une emprise abusive du passé, conçu comme une sorte de deuil accompli qui maintiendrait la balance entre le devoir de mémoire et le besoin d’oubli ».
Joël CANDAU, dans l’introduction de « Anthropologie de la mémoire ».
Comparé au caractère extrême de l’évènement, il peut paraître déplacé, voire malvenu, de parler d’oubli concernant la mémoire de la Shoah. De plus, l’énergie et les moyens mis en œuvre pour pérenniser cette mémoire ne seront jamais à la hauteur des traumatismes subis (chaque personne qui se penche sur le sujet a-t-elle cette sensation ?). Des milliers d’hommes et de femmes œuvrent chaque jour pour rendre cette mémoire plus accessible et compréhensible. Travaux de recherches et d’archivages pour les uns, approches pédagogiques pour d’autres, sans compter cette masse d’anonymes, dont je fais partie, qui à leur manière, bonne ou mauvaise et quelle que soit leur raison profonde, se questionnent sur cet évènement.
Et pourtant, cet oubli, ce besoin réel de mettre cela de côté, est en chacun de nous. Nous avons pourtant conscience qu’il est impossible de le voir disparaître de notre mémoire, il ne le faut pas, mais il serait plus simple et plus supportable qu’il n’ait jamais eu lieu (c’est une évidence) et qu’il ne soit pas nécessaire d'en parler.
Pour ma part, j’ai choisi de montrer. Pas par plaisir, ni défi, ni voyeurisme, mais par nécessité. Nécessité pour moi de voir ces lieux, comme je l’explique dans le texte « Pourquoi travailler sur la Shoah », puis de montrer et de rendre compte de ce que je voyais, puisque mon medium est la photographie (et non l’écriture ou la peinture, pour ne citer que ceux-ci). De cette nécessité sont apparus des problématiques propres à l’outil de travail et au sens même d’une telle représentation. Montrer pour montrer, comme tout acte qui ne se justifie que par son existence ou pour ma seule satisfaction, n’était d’aucun intérêt. Il était donc vital de questionner cette représentation, ce que j’essaie de faire entant que photographe, mais aussi d’insuffler au cœur des images les raisons profondes qui me poussent à effectuer ce travail : montrer ce Quelque chose d’impalpable que je ressens dans ces lieux.
J’étais aujourd’hui à Gross Rosen, l’un des plus importants camp de concentration sur le territoire polonais. À peine des ruines, tout au plus des vestiges de murs si arasés et érodés qu’ils semblent fatigués de porter ce souvenir en eux, usés de devoir porter cette mémoire trop lourde pour quiconque, n’ayant qu’une envie, celle de disparaître, de tomber dans l’oubli. Je suis resté un moment devant ce flan de falaise, ancienne carrière et lieu de torture par le travail, qui plonge à pic dans des eaux immobiles. J’aurais pu y rester des heures et photographier sans cesse cette roche noire, découpée et gigantesque comme si elle pouvait me révéler la réponse à cette quête. Chaque nouveau lieu rencontré apporte son lot de questions et de réponses en demi-teinte. À Dachau, ce fut le pouvoir de suggestion de la photographie, sa capacité à « altérer » la réalité ; à Terezin, l’ambivalence, le plaisir brut de photographier un mélange de beauté architecturale, de mémoire, d’abandon et de commémoration ; à Buchenwald, la désolation. Puis il y a les sites qui vous prennent, qui vous happent avec une puissance sourde et souterraine, tel Gross Rosen, et ceux qui vous perdent, vous emmènent hors du temps, tels Treblinka ou Sobibor. Il y a aussi ceux qui réveillent en vous une colère qui n’a pas lieu d’être dans de tels endroits, mais qui s’avère irrépressible tant ce qui en est fait paraît irrespectueux : Auschwitz et son armada de touristes. Mais tous sont magiques. Ils sont envahis d’une force spirituelle prégnante, parfois douloureuse, toute en contradiction mais indéniable. J’aime ces endroits en tant que lieux spirituels, pour leur consistance. Ils sont pleins et riches malgré ce vide, cette absence et ce traumatisme. Je suis retourné voir cette falaise, le lendemain, et la sensation première était toujours présente. Je ne sais pas quand je pourrais enfin dire : « Ça y est, j’ai fini. ». Certainement pas tant que ces sentiments demeureront ancrés en moi, et que je souhaite évidemment partager.