Le musée du Jeu de Paume présente du 20 janvier au 22 mars 2009 une exposition exceptionnelle intitulée « Robert Frank, un regard étranger. Paris / Les Américains ».
Cette exposition est l’occasion de revenir sur l’oeuvre d’un maître incontesté de la photographie documentaire, auteur du célèbre livre de photographies intitulé Les Américains, publié par Robert Delpire en France en 1958 (1959 pour l’édition américaine chez Grove Press), et qui fit l’effet d’une onde de choc dans l’histoire mondiale de la photographie.
Située au rez-de-chaussée du musée, l’exposition propose un dialogue entre d’une part l’ensemble des clichés du livre Les Américains (prêtés pour l’occasion par la Maison Européenne de la Photographie), et d’autre part les photographies de Paris prises entre 1949 et 1952 (une sélection issue des entretiens entre l’artiste et Ute Eskildsen, présentée au Museum Folkwang de Essen). Entre les photographies de l’Amérique et celles de Paris, le visiteur peut s’arrêter dans deux espaces de projection confinés et découvrir le premier film de Frank Pull My Daisy (1959), ainsi que sa vidéo la plus récente True Story (2004).
Les Américains
La première partie de l’exposition consacrée aux Américains dévoile une version en trois dimensions du livre de Frank. L’accrochage respecte l’ordre du livre et aucune photographie ne manque à l’appel. La surprise est de taille et l’on ne peut que se réjouir de la possibilité d’une rencontre physique avec les images. La seule lecture des légendes des photographies nous font vivre le voyage de Frank : « Hoboken (New Jersey) », « Chicago, St.Helena (South Carolina) », « Detroit », « Savannah (Georgia) », « Butte (Montana) », « From New York to Washington »…Toute l’Amérique est là : les flics, les cow-boys, les serveuses de diners, les prêtres, la télé, les voitures américaines, sans oublier les juke-boxes et les stations service… Les mots de Kerouac, tirés de la préface de l’édition américaine, sont rapportées sur les murs du musée : « il a photographié avec agilité, sens du mystère, génie, et avec la tristesse et l’étrange discrétion d’une ombre, des scènes qu’on avait jamais vues sur la pellicule ». L’exposition des photographies des Américains restitue de façon tangible l’intensité du voyage de Frank, dont l’oeil acéré a su décrypter le visage sans fard d’une nation entière.
Lorsque le jeune photographe soumet son projet à Walker Evans pour une bourse Guggenheim, il le décrit en ces termes : « je parle de ce qui est là, n’importe où et partout […] : une ville la nuit, un parking, un supermarché, une autoroute, l’homme qui possède trois voitures et l’homme qui n’en possède aucune, le paysan et ses enfants, […] la dictature du goût, le rêve de grandeur, la publicité, les néons, le visages des dirigeants et le visages des dirigés, les stations service et les bureaux et les arrières cours… ».
Frank part sillonner les Etats-Unis avec sa femme Mary et ses deux enfants entre avril 1955 et juin 1956. Le résultat de ce road trip dévoile une imagerie dont le vocabulaire est bien loin des canons photographiques de l’époque : Frank essuie aux Etats-unis le refus de la publication de son livre. La critique qui le fustige illustre alors l’abîme qui sépare le portrait qu’il dresse des américains et l’image triomphante que l’Amérique veut se donner d’elle même. Dans les années 1950, les critères qui caractérisent une bonne photographie sont définis et encouragés au sein des magazines illustrés comme Life, ainsi qu’au sein du Musée d’Art Moderne de New York. La photographie est perçue comme une fenêtre sur le monde, elle doit être facilement lisible et présenter les qualités indispensables de clarté et d’authenticité.
La mise à mal de ces critères par Frank est sans doute la raison pour laquelle le livre marque un point de rupture - ainsi qu’un point de non retour - dans la tradition de la photographie documentaire. Le tournant opéré réside dans la façon dont Frank appréhende ses sujets. Loin d’incarner des représentations authentiques du réel, les photographies de Frank s’apparentent davantage à une réaction épidermique du photographe à ce qu’il voit. Le verdict est sans appel, ses photographies suggèrent - sans jamais dénoncer - une Amérique tout autre que celle des discours officiels. C’est en effet une Amérique du racisme – l’Amérique de Rosa Park et du début de la lutte pour les droits civiques, l’Amérique de la guerre froide, du McCarthysme, de la menace du nucléaire, l’Amérique des starlettes et des classes laborieuses, l’Amérique des marginaux, des bureaucrates, le portrait d’une nation tourmentée et peuplée de solitudes.
Paris
La deuxième partie de l’exposition présente les photographies (parfois inédites) prises à Paris entre 1949 et 1952 et dont certaines sont rassemblées pour la première fois au sein de l’exposition.
Les photographies de Paris s’inscrivent davantage dans la tradition d’un Paris mythique, une tradition qui remonte à Eugène Atget et qui s’est perpétuée par la suite avec Brassaï et son célèbre livre de photographies « Paris de nuit » (1933).
Si la trame de l’exposition réside dans l’omniprésence du motif des fleurs, il n’en reste pas moins que le Paris de Frank est un Paris mélancolique et comme à l’opposé de la photographie de carte postale. Ici, les places et les monuments sont noyés dans une brume épaisse et aucune indication de lieux n’est précisée. Aux portes de Paris, de jeunes enfants jouent dans des terrains vagues. Frank saisit les signes visuels d’un Paris populaire qu’il découvre aux Halles, à travers les petits métiers, les aveugles accordéonistes, les vendeurs de journaux, les fêtes foraines, le métro et les cafés.
Les photographies de Paris permettent au public de découvrir un aspect moins connu de l’œuvre de Frank. Chronologiquement antérieures aux Américains, les images de Paris dévoilent un jeune photographe alors en pleine conquête d’une vision sensible et originale.
L’exposition s’accompagne du catalogue « Robert Frank : Paris », aux éditions Steidl, Göttingen / Jeu de Paume, Paris, 2008 (Ed. française).
Laetitia Barrere.