Joan Fontcuberta
Le point de vue de Joan et ses questionnements ne sont pas du tout apocalyptiques. Et ce dont il parle ne nous renvoie pas du tout à la science-fiction mais à une nouvelle réalité du monde contemporain. Un monde dans lequel la fonction et le rôle de l’image sont radicalement différents de ce qui a fondé, durant un siècle et demi, notre manière de voir et de regarder. Le changement le plus radical est structurel : nous sommes passés du temps de la photographie à celui de l’image. Et, alors que la photographie était une manière de représenter, de questionner ou de décrire le monde en le tenant à distance, l’image est devenue un des éléments constitutifs de la société dans laquelle nous vivons et évoluons ; au même titre, finalement, que les flux financiers ou les enjeux sur le pétrole ou autres matières premières. Nous commençons ce dialogue au moment où l’Euro “vaut” un dollar et demi, au moment où le baril de pétrole “vaut” plus de cent dollars, au moment où Getty Images, qui a été l’un des acteurs essentiels du marché de la photographie depuis vingt ans est racheté par un fond d’investissement pour deux milliards de dollars. Nous vivons désormais dans un monde dont les règles de l’économie ont été bouleversées, dans lequel la valeur, spéculation aidant, est virtuelle avant que d’être “réelle” ou matérielle. C’est dans ce monde que les enjeux de l’image se développent, s’affirment. Des images qui sont également un enjeu marchand - davantage les images animées que celles qui restent fixes - et autour desquelles, en raison de la faillite de la presse et de l’imprimé, se déroulent de spectaculaires batailles économiques.
Je crois qu’il est temps, alors que nous continuons à regarder le flot d’images qui nous environne et nous entraîne avec notre “vieille” culture de consommateurs de la photographie, de prendre conscience d’un changement d’époque, de culture peut-être. Il est également temps de savoir que nous n’avons jamais vu des photographies, mais seulement leur mise en forme, leur utilisation, leur participation à un point de vue, qui n’était pas forcément celui du photographe. Si nous voulons résister parce que nous estimons que la relation au réel doit continuer à se fonder sur l’expérience physique, j’ai le sentiment que nous devons à la fois dire que la photographie est un outil exceptionnel de relation au réel, qu’elle est par nature dénuée de vérité et en défendre les enjeux face à ce qui se passe aujourd’hui. Avec le numérique, avec la possibilité pour quiconque de transmettre ses images, le monde devient davantage virtuel que réel. Et la vitesse est devenue valeur première. Tout, tout de suite, vieux rêve qui nous propulse vers la catastrophe. Virilio l’avait bien vu, il y a plus de vingt ans. Et les jeux des politiques avec l’image le confirment aujourd’hui.
Il existe un mode de résistance, mais qui ne trouve pas sa place dans la société: celui des photographes qui continuent à affirmer que la photographie est un mode pertinent d’exploration du réel. Peut être que le seul mode de résistance, mais en sommes nous capables, serait de ralentir les choses, d’affirmer notre refus de la vitesse reine.