Pierre Feuillette (Jean-Michel) et Paulette Vielhomme (Claudine) s'embrassant au café Chez Moineau, Rue du Four, Paris (1953) © Ed Van Der Elsken
En haut de l'escalier, un photographe nous prends en photo. L'autoportrait de l'artiste reflète son approche : faire les choses à l'envers. En tout cas, à l'envers des classiques tels que Walker Evans, selon la commissaire d'exposition Hripsimé Visser.
Jean-Michel Mension (Pierre) et Auguste Hommel (Benny), Pairs (1953) © Ed Van Der Elsken
Une femme en sous-vêtements qui observe ses films, deux corps qui s’enlacent, le ton est donné. La photographie d'Ed Van Der Elsken est personnelle voire intimiste. La première salle, un peu en annexe, présente l'extrait de plusieurs de ses films et diaporamas photo dont Aventure à la campagne. Le quotidien, la nature et la simplicité, laissent entrevoir la facette poétique de l'artiste. Il ne s'agit que d'un des films que l'artiste a réalisé, tenté depuis sa jeunesse par le cinéma, et dont des extraits sont présentés sur quelques écrans éparpillés tout au long de l'exposition. Comme la salle, cet aspect bohème de sa personnalité reste un peu en annexe et son réel parcours commence à Paris, dans les années 50.
Vali Myers et Auguste Hommel, Café Chez Moineau, Paris (1952-54) © Ed Van Der Elsken
En tant que photographe de rue, c'est la vie de tous les jours, la personnalité, l'univers de cette jeunesse parfois décadente qui est au cœur des premières photos de l'exposition. Il s'est immergé dans cette ambiance, allant jusqu'à nouer des liens avec les jeunes parisiens et partager leurs vies. Des regards malicieux, des corps dansants tordus par la tension et en surplomb, l'édifiante photographie « Pierre Feuillette (Jean-Michel) et Paulette Vielhomme (Claudine) s'embrassant au café Chez Moineau, Rue du Four ». La passion des jeunes gens absorbe les visiteurs, tandis qu'à coté, le reflet troublé et troublant de Neptune interroge. Ces photos ont donné un livre-roman à l'eau de rose, Une histoire d'amour à Saint-Germain, très peu apprécié dans le monde de la photographie mais qui a permit à l'artiste de voir ses photos repérées par des grands noms tels que Guy Debord. Son intérêt pour l'approche cinématographique se sent dans ces livres filmiques, présentés comme une suite d'images comme si il voulait intégrer le temps entre les pages.
Vali Myers (Ann) devant son miroir, Paris (1953) © Ed Van Der Elsken
C'est parmi les visages en gros plan, les expressions volées et les posent typiques que sa muse apparaît. Vali Myers ou « la belle rousse », qui fût également la muse de Patti Smith. La photographe américaine reconnaît elle-même s'être inspiré d'Ed Van Der Elsken. Jeune danseuse australienne, elle est devenue un sujet récurrent des photographies d'Ed Van Der Elsken, comme les femmes qui ont partagées sa vie.
Pierre Feuillette, Paris (vers 1953) © Ed Van Der Elsken
La salle présente aussi de magnifiques portraits en couleurs, chargés de la personnalité de leurs sujets. Le photographe a toujours eu une sensibilité pour la couleur, alors même que le style était dénigré par ses pairs. Les photos de Paris sont les plus nombreuses, comme une période d'incubation du photographe. La capitale dans son quotidien, ses habitants, ses manifestations aussi comme des communistes dans la rue le 1° mai 1949. Quelques photos domestiques de la famille d'Ed Van Der Elsken avec Ata Kando, qu'il a rencontré au sein de l'agence Magnum, et ses trois enfants. Certaines sont mises en scène et d'autres prisent sur le vif, comme l'oeuvre de l'artiste en général.
Ata Kando vérifie un tirage photographique sous une lampe, Paris (1953) © Ed Van Der Elsken
L'exposition construite de manière chronologique poursuit sur son travail en Afrique. Il s'y rend sur invitation de son beau-frère qui travaillait alors à Oubangi-Chari, en tant que commissaire de la colonie française qui est devenue indépendante l'année suivante. Durant ces trois mois de reportages pour le compte de la maison d'édition De Bezige Bij, Ed Van Der Elsken a tenté de capter « l'Afrique authentique » mais son rapport très personnel aux photographies est visible dans les tirages de scènes de chasse ou de spectacles et va à l'encontre d'une quelconque objectivité. Pour ça, ce sont les coutumes et les rituels importants de la communauté du village qu'il a photographié. Certains évènements étant privés, il a demandé aux enfants de les dessiner, comme le rituel de l'excision. Il a tiré de cette période un livre photographique qui s'intitule Bagara, signifiant « buffle » dans le langage local. Cette première expérience photographique hors d'Europe a donné le goût du voyage à l'artiste qui, une fois rentré, a décidé sa femme Gerda Van Der Veen de faire le tour du monde avec lui.
"Guérisseur" exécutant une danse rituelle pour une bonne chasse, Oubangi-Chari (République centrafricaine) (1957) © Ed Van Der Elsken
Après l'Afrique donc, ce sont les photos d'une vingtaine de pays qui s'enchainent sur les murs de la salle. Le voyage qui s'est déroulé en 1959 et 1961 était financé par les reportages photographiques et les petits films réalisés pour la télévision du photographe, tandis que sa femme écrivait pour des revues. L'Afrique du Sud, les Philippines, Hong Kong, les Etats-Unis, des destinations à travers lesquelles il recherche l'essence du pays et de sa culture. Son tour du monde se concentre alors sur ses habitants, ses lieux emblématiques. Les photos du Japon, où il est retourné 15 fois, attirent particulièrement l'oeil par leur mélancolie toute occidentale. Reflet d'une société ou reflet de la profondeur de l'artiste ?
Fille dans le métro, Tokyo (1981) © Ed Van Der Elsken
Enfin, le couple bohème a terminé son voyage en Amérique du Nord, résidant pendant plusieurs mois à New York. Ces photos très fortes sont malheureusement présentées en petit nombre. C'est durant cette expérience qu'Ed Van Der Elsken commence réellement à filmer. Son style particulier se retrouve dans les deux médias, l'outil étant considéré comme un extension de son corps. Humainement, il se rend compte de l'extrême pauvreté où vivent certains, ce qui lui a fait dire : « A Paris dans les années 50 j'étais sombre (…) mon voyage autour du monde m'a appris la résilience ».
Réfugiée, Hong Kong (1959-1960) © Ed Van Der Elsken
A son retour, les difficultés pour éditer son ouvrage photographique Sweet Life, tiré de son voyage, le poussent vers la réalisation et le cinéma. Sa pratique photographique s'inscrit alors réellement dans la photographie de rue puisqu'à cette période il ne fait que témoigner de la jeunesse d'Amsterdam, des mouvements contestataires des années 60 et surtout, du jazz. Les clichés de cette nouvelle musique, disposés de manière dynamique, expriment la tension, la joie et la passion. Elles ont été principalement réalisée à l'occasion de concerts, comme ceux de Miles Davis, Lionel Hampton et Ella Fitzgerald.
Chet Baker lors d'un concert au Concertgebouw, Amsterdam (1955) © Ed Van Der Elsken
L'exposition se clôture par ces photos puisque l'artiste s'est par la suite principalement concentré sur ses films. D'ailleurs, des extraits de sa dernière oeuvre cinématographique, Bye, qui retrace en autoportrait son cancer, sont présentés dans la dernière salle de l'étage. Très intime, ces images expriment les sentiments profonds de l'artiste, comme la tristesse, la peur, la douleur et la colère.
Couple s'embrassant, Japon (1974) © Ed Van Der Elsken
« Montre qui tu es ». L'adage d'Ed Van Der Elsken représente parfaitement la recherche qu'a mené l'artiste tout au long de sa vie. Par une démarche documentaire, il a photographié les gens pour chercher à savoir qui ils étaient, remettant en cause la place de la photographie, qu'il a expérimenté comme un processus existentiel. Ce photographe de la vraie vie, chasseur d'images, comme il se considérait lui-même, a bouleversé le monde de la photographie en Europe. Son point de vue personnel, qui transparait fortement, et son utilisation de la couleur, ont rendu ses images emblématiques.
« Il ne voyait du monde que ce qu'il pensait du monde. » Cees Nooteboom.