Creole Soul © Fanny Viguier
Fanny Viguier
Comment vous êtes-vous lancée dans la photographie ?
Mon arrivée dans le monde de la photo part d’un intérêt pour les arts plastiques, j’ai commencé mon parcours à l’école des beaux arts de Nantes et j’ai poursuivi avec un master d’histoire de l’art à la Sorbonne. Après ma première visite des Rencontres d’Arles, j’ai réalisé qu’on pouvait penser la photo comme moyen plastique à part entière, là où je ne l’avais toujours considéré que comme un médium illustratif. C’est là que j’ai décidé d’approfondir la question, j’ai donc fait l'école des Gobelins. Depuis il paraît que je suis photographe.
Vous avez réalisé des séries comme Gwenola ou Winter Pool Party où il y a un jeu de lumière et de mise en scène des corps très original par rapport aux photos que l'on a l'habitude de voir dans le monde de la mode...
S’agissant de la mode dans mon travail, j’ai commencé par traiter cette question à travers la notion du corps : le corps comme matière, l’idée de la masse, de la forme. Dans les séries
Gwenola et Winter Pool Party, j’ai indirectement travaillé sur le rapport entre le tissu, les couleurs et le corps plus ou moins en tension.
Winter pool party © Fanny Viguier
Il faut savoir de quelle mode on parle. Effectivement, si on se réfère aux magazines féminins les plus connus, ces deux séries apportent un autre regard. Mais si on s’intéresse aux magazines de niche qui proposent des regards plus novateurs sur la mode, on se rapproche beaucoup plus de ma vision des choses. Mais il faut comprendre que ces « formes nouvelles » sont par la suite reprises par l’industrie dite « classique » de la mode. D’autres sont ensuite réinventées et ainsi de suite... Plus généralement, la mode est un aller-retour entre les podiums et la rue. En ce moment, les codes et les discours qui gravitent autour de cette industrie et de ses représentations changent énormément. Les remises en questions des modèles établis sont plutôt intéressantes. De mon côté je me situe quelque part aux abords de la photographie plasticienne et de la photographie de mode.
Est-ce cette idée de chambouler les codes qui vous intéresse dans la mode ?
Dans mon travail personnel, ce qui m’intéresse globalement, c’est de décloisonner les genres. Je construis mes séries plus personnelles, telles que Creole Soul où Attitude, autour de l’idée de mode comme portrait social ; la culture, les racines et l’éducation dont elle peut parler. C’est avant tout une manière de parler de soi, même lorsque l’on pense ne pas forcément y prêter attention. La mode, ce sont aussi et surtout les individus.
Comment est venue l'idée de cette collaboration entre vous et le créateur Vincent Frédéric pour Creole Soul ?
C'est Vincent Frédéric qui est à l'origine du projet. Il est originaire de Guadeloupe et travaille beaucoup sur ses racines. Il s'est questionné quant à la manière de remettre en valeur un folklore qui n'est plus au goût du jour et il l'a fait à travers le textile. C'était à moi de mettre son idée en image. Ce qui aurait pu au départ n'être qu'un « lookbook »* a fini par devenir quelque chose de bien plus profond car nous y questionnons l’histoire de la représentation de l’homme Créole.Les Caraïbes sont au confluent de plusieurs continents, ils sont chargés d’une histoire coloniale importante via l’esclavagisme. C'est une série que nous pensons à deux. Sans lui, ce travail n'existe pas et inversement.
Comment s'est déroulée la réalisation de la série Creole Soul ? Quelles ont été les étapes par lesquelles vous êtes passés avant d'arriver au résultat final ?
Nous avons d'abord fait deux shootings en studio en 2014, avec les premiers prototypes réalisés par Vincent, en prenant pour référence de vieilles cartes postales du siècle dernier que l'on a voulu moderniser. Puis, au printemps 2016, nous sommes partis tous les deux en Guadeloupe et nous avons organisé des shootings sur place en prenant comme modèle des gens qui n'étaient pas issus du mannequinat, qu'on a parfois abordés dans la rue. Les lieux du shooting étaient choisis pour qu'on ne tombe pas dans le cliché exotisant « plage et cocotiers » des représentations caribéennes. Nous avons pour ça, choisis des lieux chargés d’un certain mysticisme.
Creole Soul © Fanny Viguier
Creole Soul © Fanny Viguier
Creole Soul © Fanny Viguier
Creole Soul © Fanny Viguier
C'est Vincent qui m'avait donné cette contrainte au départ et il a eu raison car ça permet de donner un côté intemporel à l'oeuvre. Le noir et blanc renvoie à l'ancien, au début du siècle, là où la couleur va plutôt nous ancrer dans le présent. Par ailleurs, Vincent travaille beaucoup ses vêtements en noir et blanc, c'était donc cohérent d’y faire écho dans le traitement de l'image.
Bien que l'essentiel de votre travail soit lié à la mode, vous avez également réalisé des reportages sur l'Inde ou encore la Thaïlande. Votre approche, votre manière de travailler est-elle différente ?
Les hommes que j’ai photographiés en Inde sont définis non par un visage mais par la structure des vêtements qu’ils portent ou par la découpe de leur corps dans l’espace. Les vêtements, la gestuelle et l’espace urbain étant pour moi des indicateurs forts de sens, ces images fonctionnent comme le portrait subjectif d’un territoire mêlant natures mortes et anti-portraits. Cette série a en réalité été un élément clé dans mon travail. J'étais à ce moment-là habituée à travailler uniquement en studio. Je me suis confrontée à la rue, qui plus est dans un pays extrêmement différent du mien, que je découvrais. C’est mon premier rapport à la street photography, qui depuis fait partie intégrante de mon travail.
India © Fanny Viguier
Sur votre site, vous précisez prendre certains de vos clichés au téléphone portable, comme c'est le cas pour la série « Attitude » par exemple, qui a été entièrement faite au smartphone. Dans quel but ?
Au début, ce n'était pas une volonté particulière. C'est un ensemble de petites situations sur lesquelles je suis tombée dans le métro, que je prenais en photo avec mon téléphone, et puis j'ai commencé à accumuler une collection de clichés. J'aime bien le téléphone d'une part pour sa qualité formelle, car il n'a pas de profondeur de champ. Il met tout au même plan, les silhouettes, les drapés et le mobilier urbain y deviennent des sortes d’aplats colorés qui se répondent. J'aime aussi sa discrétion, là où l'objectif d'appareil photo fait un peu peur. Cela me permet de prendre mes modèles en photo sans qu'ils le sachent. Car c'est leur façon d'être, déchargée de la conscience de l'objectif, qui m'intéresse.
Attitude © Fanny Viguier
La série Creole Soul va être étoffée ; ce projet à encore de longs jours devant lui.
J'ai également une nouvelle collaboration en projet avec http://sw-en.com/", marque de prêt-à-porter dédiée à la gent masculine et qui se veut label multiculturel. Leurs collections allient le contemporain occidental au costume musulman. Cette perspective me fait énormément plaisir car je suis leur travail depuis le début. L’idée qu’on se soit « reconnu » parce qu’on véhicule finalement les même valeurs est aussi rassurante que gratifiante.
Par ailleurs, j’ai envie de développer un côté documentaire plus approfondi dans « Attitude ». J’ai également envie de donner la parole aux sujets. C’est une mise en lumière de la beauté et du multiculturalisme. Cela fait donc sens de partager cette prise de parole avec ces identités multiples.
* Lookbook : catalogue de photographies permettant de présenter une collection ou un modèle.