© Olivier Roller
Ils font notre actualité, portent la responsabilité du destin d'une nation, et sont supposés se dévouer à cette tâche. Et pourtant, ils sont sans cesse décriés et désavoués par des sondages, des baromètres d'opinion, qui tâtent le pouls exaspéré de la population. Nos hommes et femmes politiques ont bon dos, et ils font partie d'un monde où l'information, et surtout les images, circulent aujourd'hui plus vite. Comment contrôlent-ils le reflet qu'ils nous renvoient, ou comment, au contraire, celui-ci leur échappe-t-il ? Si les conseillers en communication sont aujourd'hui ceux qui aident les politiques à peaufiner leur image, les innombrables photographies qui nous parviennent d'eux, dans les journaux ou les programmes TV, ne sont pas de leur fait : ils ne peuvent pas contrôler un flux perpétuel. De ce point de vue, la photographie politique porte donc la responsabilité de fournir une représentation du pouvoir, que celle-ci soit validée par le politique ou non. Le pouvoir de l'image politique revêt une valeur spécifique, et de nombreux photographes se confrontent au genre. Rencontre avec deux d'entre eux, Jean-Claude Coutausse et Olivier Roller, qui abordent la chose avec des démarches diamétralement opposées. Cela dit, plusieurs aspects se rejoignent, se recoupent, se répondent. Approche croisée autour de personnalités qu'on adore détester, mais qui sont nécessaires : les politiques, confrontés à leur image photographique.
L'un est photojournaliste au Monde depuis environ douze ans sur la politique française. L'autre est artiste photographe. L'un photographie les hommes politiques pour un journal, l'autre pour ses expositions. L'un les prend dans leur environnement, l'autre les amène dans son studio. La litanie binaire pourrait continuer, tant Jean-Claude Coutausse et Olivier Roller ont chacun une approche photographique différente quant à la politique. Il faut dire que leur travail et leur public ne sont pas du tout les mêmes ; cependant, leurs sujets photographiés sont identiques. Des politiciens, dont les images nous parviennent quotidiennement, venant suppléer et parfois même remplacer leurs idées et leurs discours dans nos esprits.
Les photographes qui parviennent à s'approcher de nos politiques jouent donc un rôle dans l'image que le pouvoir renvoie de lui-même. Jean-Claude Coutausse estime qu'il « partici[pe] à la vie démocratique de [son] pays. […] Il est important de se faire une haute idée de son travail et du journal dans lequel on travaille ». Une responsabilité qui explique la rigueur extrême de sa démarche.
Du communicant lisse à la faille du monde intérieur
Toute personne qui a vu cette façon dont Manuel Valls se chauffe avant une interview à France Inter (vidéo ci-dessus) a dû d'abord rire. Mais la vidéo est également déconcertante. Il devient presque enfantin, avec ce cri et cette façon de se taper les mains l'une contre l'autre. Cet accès à la part animale de l'homme, au monde intérieur que le politique renferme, est exactement ce que recherche Olivier Roller dans son travail photographique. Il nous le confie explicitement : « J'essaye de voir le verso de leur masque. Il y a chez tous une porte ouverte vers un monde intérieur, qui est intéressant […] On a tous, par l'éducation, mis de côté cette part animale que l'homme possède. Les hommes politiques l'ont de façon plus marquée, parce que dans ce métier il faut tuer, et être tué. Les politiques sont des chats, ils ont plusieurs vies.» Au début de ce qu'Olivier Roller appelle une « séance », la personnalité politique entre dans son studio, s'assoit en croyant que la photo va être anecdotique, selon la norme de ses affiches et de ses portraits pour la presse. Mais au fil du dialogue entre le photographe et le politique, la faille émotionnelle conduisant à l'intériorité de la personnalité politique s'entrouvre, et c'est cet instant que Roller veut saisir.
© Olivier Roller
Si Jean-Claude Coutausse ne procède pas selon cette espèce de maïeutique et de séance psychanalytique, il saisit néanmoins des postures, des mouvements et des regards de nos hommes et femmes politiques qui sont toujours signifiants. Ils suggèrent et racontent quelque chose de souterrain et d'intérieur. Pour continuer sur Manuel Valls, on peut prendre la photo de Coutausse que Le Monde a publiée dans son numéro daté du 21 juillet dernier. Les sourcils froncés du Premier Ministre au pupitre de l'Assemblée, son regard perçant, sa main baissée et son doigt qui pointe fermement vers le bas, marquant l'autorité de sa parole... On voit bien que le photographe ne choisit pas l'image au hasard. « Ce qui m'importe, c'est de donner du sens aux images. Je fais en sorte que mes images racontent des personnalités, des contextes, des événements […] Ce que je disais dans l'image de Valls, c'était que la soirée à l'Assemblée avait été assez houleuse, violente », nous explique-t-il. La photo signifie donc politiquement quelque chose. Elle n'est jamais dépourvue de sens dans le travail de Coutausse, ce qui est loin d'être le cas de toutes les photographies des politiques qui nous parviennent. Si le monde intérieur du politique n'est pas aussi palpable et saisissant que chez Roller, il y a néanmoins une signification suggérée à travers les postures, les regards et les angles. Une approche fine et assumée de l'actualité et de ses acteurs.
© Jean-Claude Coutausse
Le pouvoir de l'image dépasse le politique
Ainsi l'homme politique ne parvient-il que difficilement à maîtriser ce que son image dit de lui. Même si plusieurs remparts et limites se dressent devant les photographes : les conseillers en communication, les services d'ordre dans les meetings... Il leur faut rentrer dans l'entourage des politiques, être connus d'eux et faire partie de leur environnement identifiable pour avoir l'opportunité de saisir de belles photos. « On passe notre vie à essayer de repousser ces limites, confie Jean-Claude Coutausse. Mais les communicants n'arriveront jamais à contrôler la subtilité des images. […] Je trouve toujours quelque chose à dire dans une salle de meeting. » Les restrictions physiques n'empêchent jamais le travail rigoureux du photographe de se déployer, et Coutausse arrive en l'occurrence à saisir une image qui porte le sens qu'il estime juste et cohérent. Le pouvoir politique est représenté par le pouvoir du photographe, à travers sa technique et sa rigueur.
© Jean-Claude Coutausse
Pour Olivier Roller, l'accès est totalement différent : il bataille pour contacter les politiques, et leur annonce simplement qu'il est le seul maître de l'image. « Je leur dis : ''Ne vous attendez pas à ce que mon travail serve un quelconque intérêt politique'' […] Je m'engage à ne diffuser ces images que dans le cadre de mes expositions », explique-t-il. Oui, mais en contrepartie, le politique doit accepter de donner les clés du pouvoir à l'artiste, qui est l'ordonnateur de son image, et qui photographie ses sujets dans un style sans concession, déroutant, effrayant même. Gros plan, lumière qui n'émane que du visage, fond épuré et sobre... On se retrouve face à une posture inhabituelle, à une image qui fait chanceler la représentation habituelle que nous avons des politiques.
© Olivier Roller
« Pour moi, le rapport photographique est un rapport de pouvoir. Je dois maîtriser mon sujet. Mais ils ont toujours l'habitude, eux, d'avoir le pouvoir. Vont-ils accepter de se déposséder de leur pouvoir un instant ? […] Je veux qu'ils baissent leur garde », détaille Olivier Roller. Une approche bien particulière qui oblige les politiques à rentrer dans un système artistique, où la décision ne leur appartient pas. Et le photographe nous confie que la séance est l'occasion pour eux de se confronter à cette problématique de leur pouvoir à travers leur image. Marine Le Pen aurait ainsi d'abord quitté impulsivement le studio du photographe avant de s'essayer à l'exercice ; Christine Boutin, elle, se serait confiée : « Christine Boutin m'a par exemple dit de très belles choses sur la crainte du politique face à l'image. Elle m'a dit qu'elle a passé toute sa vie à essayer de se protéger des images, à ne livrer d'elle qu'une image lisse. Elle savait bien que je montrerais autre chose d'elle ». Au vu du résultat, elle avait bien raison...
© Olivier Roller
Une vérité façonnée par l'angle
Que ce soit par le photojournalisme ou par l'art, le politique se voit attribuer une image de lui-même qui construit une vérité biaisée, façonnée par l'angle choisi du photographe. L'essentiel, pour Jean-Claude Coutausse, est que l'image lui semble juste et conforme à ce que lui veut dire de la personne politique photographiée. Lorsque Le Monde publie en une cette photo d'Emmanuel Macron, assis, qui regarde de travers François Hollande à l'autre bout de l'image, le sous-entendu de ce regard jeté de biais est laissé à l'interprétation du spectateur. Il veut en même temps tout dire et rien dire. Il suggère ce que Jean-Claude Coutausse veut faire passer : le fait que le jeune ministre pense à la présidence, ou en tous cas à la direction à donner à sa marche... Il suggère fortement, mais n'assène jamais aucune vérité péremptoire. « On n'est jamais dans la vérité... La vérité, j'en ai fait mon deuil depuis très, très longtemps... Je cherche à raconter avant tout, par l'image », explique le photojournaliste. L'image d'un politique a un pouvoir en tant que porteuse d'une réalité perçue par le photographe, mais ne vaut jamais comme vérité quant au politique lui-même.
© Jean-Claude Coutausse
De même, si Olivier Roller a certes une approche totalement différente de celle d'un photojournaliste, il cherche tout de même à saisir une vérité indéfinie, qui se fabrique à travers l'angle singulier qu'il choisit mais aussi à travers le spectateur, qui interprète l'image comme il l'entend. En tous cas, face à des photos si déconcertantes, il est obligé de se poser des questions s'il observe la photo plus longtemps, et c'est là la force du travail de Roller : pousser le regard à exercer son pouvoir interprétatif, à comprendre pourquoi le fait de voir un politique de cette manière l'interpelle. « Je prends certes le pouvoir sur mon sujet, mais pour qu'il se révèle, pas pour que je puisse plaquer une vérité sur ce que je pense de lui. » Le fait d'approcher les politiques ne permet pas seulement de réfléchir à leur reflet, à l'inversion de leur pouvoir qui se transfère à l'image ; il construit une pensée plus large de la photographie, que ce soit chez Coutausse ou chez Roller. La photographie saisit une narration, plus ou moins limpide, qui sert à convoquer des visions du monde différentes.
© Olivier Roller
Premier défi relevé par nos deux photographes : le contrôle que les politiques s'imposent quant à leur image. Coutausse capte des instants qui, avec des postures et des angles bien particuliers, sous-tendent un sens toujours intéressant. Roller le fait aussi, mais selon un mode tout à fait opposé : il pousse la logique jusqu'à l'extrême, il va jusqu'à sortir les politiques de leur environnement, de leur milieu, du caractère limpide de leur reflet qui devient trouble. L'un donne au milieu politique son sens caché, l'autre le crée en sortant l'animal politique de son enclos. Deuxième défi : la représentation singulière du pouvoir. Là encore, les deux y réussissent, l'un en accrochant le lecteur de journal avec une image qui elle-même comporte une silencieuse narration à décrypter ; l'autre en prenant le pouvoir sur un sujet, qu'il amène à sortir de sa représentation habituelle. Mais plus on tente de les cerner, plus le mystère politique reste entier. C'est peut-être là l'aspect le plus beau dans l'art : rester fasciné par ce qu'on a longuement étudié.
© Olivier Roller
Jean-Claude Coutausse : https://www.youtube.com/embed/LEX3hXx25hk"
Olivier Roller : https://www.youtube.com/embed/LEX3hXx25hk"