The Dress III, Collaged inkjet print, 2014 © Sara Davidmann
93 lettres, 52 enveloppes, 31 photographies individuelles, 4 albums photos : de ces archives émerge une histoire. Celle de Ken et d'Hazel Houston : ils se sont rencontrés en 1953 et se sont mariés en 1954. Jusque-là tout va bien, et nous-mêmes aurions pu ne jamais entendre parler de ce couple si le cas de Ken Houston – transgenre – n'avait pas autant intrigué et même obsédé la photographe Sara Davidmann qui en a fait un livre : Ken. To be destroyed, publié aux éditions Schilt Publishing.
Ken and Hazel, Undated vintage photograph.
Ken, transgenre et amoureux
Les photographies du couple, ensemble ou séparément, ne manquent pas. On découvre aussi, dans le livre de Sara Davidmann, les lettres qu'ont échangé Ken et Hazel, celles qu’Hazel et Audrey s’envoyaient et on se laisse entraîner par ce récit narratif et photographique. Sur les photos, le sourire d'Hazel nous charme. Et, comme Audrey - la confidente d'Hazel mais aussi la mère de Sara Davidmann - on admire sa « sagesse » et sa « bravoure » lorsque Ken lui avoue son transgénérisme. La révélation nous trouble cependant : pourquoi l'avoue-t-il si tard? Pourquoi Hazel n'est-elle pas partie ? Audrey lui avait pourtant soufflé l'idée. « Même si j'ai l'intention d'essayer de transformer ce problème en quelque chose de positif, l'épreuve est intolérable. A certains moments et une fois ou deux fois dans l'été, je pensais désespérément le quitter et essayer de me sortir de là, mais là encore, j'ai renoncé. Il m'était impossible de partir, car la plupart du temps, je n'ai pas plus que quelques shillings en ma possession », lui répond Hazel. Jamais elle ne dira qu'elle reste parce qu'elle aime son mari. Les lettres d'Hazel qui sont parvenues jusqu'à nous sont également dépourvues de toute formule tendre à l'égard de Ken alors que les lettres de Ken à Hazel sont celles d'un homme amoureux. Elles sont affectueuses, empressées : « Tu sais pourquoi j'aime embrasser le dos de ta main, n'est-ce pas chérie » (3 mai 1954).
The Dress II, 2014, Inkjet print with ink © Sara Davidmann
Retoucher des photos pour faire vivre la femme en l'homme qu'était Ken ?
En réponse à cet appel émouvant qu'ont adressé ces archives à son cœur d'artiste et de femme, Sara Davidmann procède à une véritable recherche graphique, chromatique et psychologique à partir des photographies qu'elle a en sa possession. Après en avoir fait des copies digitales, elle en altère certaines avec de la peinture, de l'eau de javel, du liquide correcteur, du marqueur noir et autres techniques de postproduction. Page 21, Hazel pose, détendue, sur un ponton en bois. Page 34, même photo, mais un gribouillage blanc vient dissimuler son visage et délimiter sa silhouette, formant comme un halo. Intitulée The Dress II par Sara Davidmann, cette photographie et celles qui suivent ne traduisent-elles pas la frustration d'Hazel, la dépossession de sa féminité par son mari, qui prend sa place à la maison pour les travaux qu'elle effectuait quotidiennement ? « Dans le rôle d'une femme, sa personnalité change quelque peu. Il aime faire le ménage, faire la lessive et repasser, il devient aussi pointilleux sur son habillement. » Elle ajoute : « J'ai remarqué que même en tant qu'homme, il était jaloux de moi en tant que femme ». Dans ses textes, Sara Davidmann raconte, cite et analyse, mais ne juge pas. Un peu comme une historienne, elle pose sur ces faits anciens un regard objectif. Via ses photographies par contre, sa vision personnelle apparaît davantage, sans être pour autant évidente : lorsqu’elle gribouille sur certaines photos, on a l’impression que ce geste rageur aurait pu être celui d’Hazel. La pauvre Hazel se trouve, après ces retouches, réduite à une simple robe. Son visage est effacé, son sourire a disparu. La perte d’identité est totale, violente.
The Dress V, 2014, Inkjet print with ink © Sara Davidmann
Et alors que le lecteur aurait pu imaginer Ken en femme, il le VOIT en femme, ou presque. Et c’est un peu perturbant. A la fin, quatre photographies, coloriées à la main, représentent Ken en robe rose, Ken avec un chapeau près d’un lac, Ken les yeux perdu dans le vague, Ken assis dans un champ de coquelicots, Ken en famille. Si Sara Davidmann lui a laissé son visage d’homme – le contraste est d’autant plus saisissant – elle n’a pas oublié le rouge à lèvres. Les photos recréent et mettent en scène un homme dont l’intériorité nous restera à jamais inaccessible.
Ken at the roadside between Inverness and Culloden Moor, 2015, Hand-couloured inkjet print © Sara Davidmann
Sara Davidmann travaille à ce livre depuis 2013, on mettra donc les quelques longueurs et répétitions présentes dans son ouvrage sur le compte de l'intérêt de la photographe pour cette histoire. Si les photos, les lettres, les réponses des médecins que Ken a consultés ont un réel intérêt, les preuves les moins utiles sont finalement les enveloppes. On lit une adresse, et puis ? On a beau chercher le détail intéressant qui ferait avancer l'enquête, on ne le trouve pas ! Plutôt que de leur consacrer des doubles pages, photographier une seule enveloppe aurait suffit.
© Sara Davidmann/Graham Goldwater
Audrey Davidmann avait gardé ces archives en dépit de sa tentation initiale de les jeter. C'est en effet elle qui avait écrit "Ken. To be destroyed" ("Ken. A détruire") sur la pile d'enveloppes. Sa fille, Sara a réouvert ces enveloppes et a créé ce livre que le lecteur referme avec le sentiment d’avoir découvert un sombre secret. Doit-on penser, comme Ken l’écrit, que « la seule chose à se rappeler est l’amour [que Ken et Hazel] se portaient ? » La fin du livre de Sara Davidmann est loin d'être celle d'un conte : la toute dernière image affiche le certificat de décès de Ken. Une fois encore habillé en femme, il nous regarde. En dessous, un simple « M » indique son sexe masculin. La contradiction d’un être, Ken, persiste et ni la photographie, ni l’écriture, ne peuvent la résoudre. Mais grâce à Sara, la nature féminine de Ken est enfin visible. S'il devait la cacher à l'époque, notre ère est-elle prête à accueillir ces délicates confidences ?
Side by side, 2013, Inkjet print © Sara Davidmann
Ken. To be destroyed
Sara Davidmann
Schilt Publishing
(anglais)
21.5 x 31 cm 120 pages
113 photographies
ISBN: 9789053308615
50 euros