Valérie Leonard
Valérie Léonard se dit photographe depuis cinq ans seulement. Avant elle était hôtesse de l'air. Son père s'appelait Herman Leonard, grand photographe de musiciens de jazz. Chez elle, les photographies de ce dernier côtoient les siennes. La filiation du regard est indéniable et pourtant Valérie Leonard a su s'en détacher et trouver sa propre voie. Lauréate de nombreux prix depuis 2011, elle consacre son talent à rapporter en images des trajectoires oubliées dans des contrées lointaines. Sillonnant les continents du Sud, elle en ramène des photographies pleines d'humanité et de force. Sa série intitulée « Travaux d'Hercule » retrace les parcours de ces hommes et de ces femmes dont le corps et l'esprit sont soumis aux tâches les plus rudes et qui vivent souvent ignorés de tous. Au gré de ses clichés, elle raconte sa vie comme une succession d'anecdotes dont toutes ont pour quête ultime la beauté.
Vous semblez avoir un réel attachement pour les gens que vous photographiez, une volonté de mettre en avant le travail de l’homme sous toutes ses formes aussi. Quelle est la motivation première dans vos photographies ?
Je n'avais pas encore choisi de thématique quand je suis partie au Mali en 2011. J'ai rencontré ces forgerons qui vivent dans les collines autour de Bamako. Ils sont une communauté de 800 environ travaillant dans leurs ateliers, qui sont en fait deux poteaux de bois et des petites tentes en tôle, plastique ou tissu. Ils font de la récupération de métal qu'ils font fondre pour créer de nouvelles pièces : des objets mécaniques ou des marmites, des haches, des couteaux... Ils sont extrêmement respectés là-bas car ils créent des instruments utiles à la vie.
J'ai eu un contact incroyable avec eux. J'ai commencé à les photographier. J'admirais énormément leur courage, leur manière de travailler dans la bonne humeur et la générosité, leur façons de survivre. J'ai compris que c'était ça le mon sujet. Le terme « Travaux d'Hercule » m'est venu très naturellement. Dans tous les pays, il y a des gens qui travaillent dur et il faut les montrer, les célébrer, mais sans être superficiel. C'est un lourd travail qui peut prendre toute une vie.
Mon père disait « Toujours dire la vérité, mais en termes de beauté ». J'y pense en permanence : ne pas changer ce que je vois, mais montrer la beauté, car elle est partout. L'art est un vecteur très important pour changer les mentalités. Les photographies que je prends peuvent faire réfléchir les gens qui les voient et les achètent.
The Look © Valérie Leonard
Fearless © Valérie Leonard
Vous voyez la beauté partout, et pourtant vous êtes à chaque fois partie loin pour réaliser vos séries. Le voyage est-il une source d'inspiration indispensable ?
Je ne suis ni touchée ni émue par les pays « aseptisés ». Ce qui me motive, c'est d'être complètement dépaysée, dans un environnement où l'on ne parle pas ma langue, où l'on ne mange pas les mêmes choses, où il n'y a pas les mêmes traditions et où les conditions de vie sont dures. Les gens là-bas n'ont pas d'eau et pas d'électricité. C'est la loi de la jungle là bas ! Je photographie ceux qui travaillent, je ne fais pas du voyeurisme de la misère...
Mais à partir du moment où l'on braque un appareil photo devant une personne, à l'autre bout du monde qui plus est, n'est-ce pas aussi du voyeurisme ?
Non, parce que je vis avec eux, il y a une réelle interaction, une réelle histoire : je les connais tous, je connais leur histoire, leur famille, ce qui les fait rire et pleurer. J'aime ces personnes.
La plupart des gens, quand ils vont dans ces pays, prennent une photo, parfois la montrent à la personne qu'ils ont photographiée, puis repartent avec. Quand je voyage, j'ai toujours une imprimante couleur dans mon sac à dos. Je fais des portraits de tout le monde que j'imprime sur place et que je distribue. Souvent, ils n'ont pas de photos chez eux, alors ils sont tellement heureux d'en recevoir une.
Une fois, je suis retournée dans un pays de l'est. J'y ai retrouvé des gitans que j'avais rencontré et photographié trois ans plus tôt. A l'époque, je leur avais donné les photos. Quand je suis entrée chez eux – une toute petite pièce dans laquelle ils vivaient à quatre ou cinq – j'ai vu une table basse sur laquelle étaient toutes mes photos !
Parfois, je peux avoir un contact plus important. Par exemple, Rhani, la jeune prostituée que j'avais rencontré en Inde : je lui avais acheté des vêtements, un téléphone portable et j'avais essayé de trouver une association qui pouvait la prendre en charge. Mais je ne donne jamais d'argent pour pouvoir photographier, sinon la photographie n'est pas vraie.
Bien sûr je vends mes photos, mais ce n'est pas seulement pour gagner ma vie, c'est surtout pour faire quelque chose d'utile. Alors, non, je ne pense pas que ce soit du voyeurisme.
The Frog Hunter © Valérie Leonard
Rhani © Valérie Leonard
Pour « célébrer » ces personnes, comme vous dites, vous faites beaucoup de portraits. En regardant ceux d’Inde notamment, je n’ai pu m’empêcher de penser à ceux de Steve McCurry. Il disait « Lorsque je trouve la personne idéale je peux revenir une ou deux fois, voire plus encore, dans l’attente du moment propice. » Est-ce une façon de procéder à laquelle vous vous identifiez ?
Quand je trouve une personne qui m’intéresse, je ne reviens pas, je reste. Je peux attendre des jours et des jours la bonne lumière. J'ai toujours un appareil sur un pied, et un autre à la main. Il faut que la photographie se fasse très naturellement. Je ne les fais pas poser car ça leur ferait perdre leur naturel.
Wise Boy © Valérie Leonard
Mais des lors que nous avons conscience qu'un appareil est braqué sur nous, nous perdons ce naturel...
Non, car j'attends souvent plusieurs jours avant de commencer à prendre des photographies. Les habitants sont habitués à ma présence, à me voir photographier tout et n'importe quoi, à avoir été photographié, à avoir vu leurs portraits. Cela prend du temps, bien sûr, mais une fois que les gens me connaissent, ils se laissent aller, ne font plus attention à moi et, alors, ils ont un vrai regard.
Au Cameroun, je m'étais mise au défi de photographier les façades des maisons de la ville de Manjo. Elles étaient toutes disposées le long d'une route, visuellement c'était très beau. Mais pour cela, il fallait que je me fasse accepter par le village. Bien sûr, tout le monde a eu son portrait. Pour qu'ils s'habituent à l'appareil et qu'ils ne fassent pas attention à moi, je posais mon appareil sur le pied, je faisais tous mes réglages en amont, puis j'attendais le bon moment en faisant autre chose. Pour cette photo (ci-dessous, NDLR), j'étais assise sur un bidon en train de discuter. J'étais face à cette maison où il y avait une douzaine de personnes. Une partie de mon cerveau était occupé à discuter, mais l'autre était en train de réfléchir aux réglages, à la lumière, au cadrage, etc. Quand j'ai vu cette situation, avec cette belle lumière, et ces gens dans leur vie quotidienne, je me suis rapidement levée et j'ai appuyé sur le déclencheur. Puis je me suis rassise et j'ai recommencé à discuter.
Douala's Harlem © Valérie Leonard
Se faire accepter au sein d'un village ou d'une communauté n'est pas toujours chose aisée. Avez-vous été confrontée à des situations difficiles, voire même dangereuses ?
Physiquement, la série la plus difficile à réaliser a été celle du volcan de souffre à Java. Les mineurs travaillent à l’intérieur du cratère. Leur conditions de travail sont épouvantables. Le souffre coule sous forme liquide dans à l'intérieur du cratère, puis il se solidifie et les mineurs le casse avec des barres de fer, en font des gros morceaux qu'ils ramènent sur leurs dans des paniers pesant entre 70 et 100kg. Le haut du volcan est à 3000 mètres. Il faut monter, puis redescendre. Je passais quatre heures à l'intérieur du cratère avec eux tous les jours dans cette fumée toxique de dioxyde de souffre et d'acide sulfurique qui brûle les yeux, les muqueuses, les poumons. Les mineurs ont des masques, mais comme ils n'ont pas de filtres, ils mettent des serviettes hygiéniques ou des mouchoirs à la place. Sur mes photos, on voit des filaments de souffre accrochés aux vêtements, aux cils, à la peau. J'ai eu beaucoup de mal à faire cette série, c'était assez dangereux.
Stairway to Heaven © Valérie Leonard
The Messiah © Valérie Leonard
Alors que vous photographiez en priorité les personnes, vous avez immortalisé un autre type de sujet à Andaman : un éléphant ! Comment se passe une telle séance photo ?
Cet éléphant s'appelle Rahjan, il a 61 ans. Il a été dressé pour pousser des rondins de bois dans l'eau, d'île en île. J'ai appris son existence à Paris sur internet et j'étais sidérée d'apprendre qu'il nageait en pleine mer. Cet éléphant était aussi un Hercule. J'ai donc décidé d'y aller. J'ai mis plusieurs jours pour arriver dans l'île où vit Rahjan. Je l'ai trouvé dans la forêt. Pendant que je parlais avec son mahout, Rahjan se couche dans cette position très particulière. J'ai trouvé cela extraordinaire ! Son mahout m'a expliqué qu'il se mettait ainsi pour qu'il puisse monter sur son dos. Je lui ai demandais si Rahjan pourrait le refaire dans un lieu que j'avais repéré et il a accepté. J'ai peu dormi cette nuit-là, je n'arrêtais pas d'imaginer la photo. J'avais une idée très précise de ce que je voulais : une lumière blanche, pure, quelque chose de très esthétique, presque irréel. Le lendemain, Rahjan est venu mais il n'était pas d'humeur à aller dans l'eau et c'est difficile de forcer un tel animal à faire quelque chose dont il n'a pas envie. Le deuxième jour, il est revenu mais il s'est mis de travers. Le troisième jour, il y a eu l'alerte au Tsunami. Je suis donc restée quelques jours dans un village dans la montagne où j'ai réalisé une autre série. Quand je suis revenue là où était Rahjan, il me restait deux jours. L'avant dernier jour, il est arrivé en retard, la lumière n'était plus bonne. Et puis, finalement, le dernier jour, une heure avant que je ne quitte définitivement l'île, il a bien voulu se coucher. Nous lui avons jeté des seaux d'eau pour enlever le sable et le faire briller, nous avons attendu que la mer recouvre le sable pour effacer les traces. Et j'ai pris la photo. J'en avais les larmes aux yeux : il fallait que cette photo existe, it was meant to be.
Praying Ganesh © Valérie Leonard
Lightly Suspended © Valérie Leonard
On vous a découvert en 2011 quand vous avez remporté le 1er prix du concours National Geographic. Pourquoi avoir révélé vos photographies si tard ? Vous n'en faisiez pas avant ?
Mon père était un très grand photographe et ma mère était peintre. L'école était à la maison. J'absorbais ce que mon père faisait et ma mère m'a appris à composer une image. Mais je n'ai jamais osé dire que j'étais photographe parce que j'avais peur que mon père n'aime pas mes photos. Et pour moi, il était le seul juge, je n'avais foi qu'en lui. Je suis devenue hôtesse de l'air, puis chef de cabine. J'ai beaucoup voyagé, ce qui m'a sûrement permis de travailler mon contact avec les gens. En 2010, nous avons découvert que mon père avait une leucémie et qu'il ne lui restait plus que six mois à vivre. C'était un choc et je me suis enfin décidée à lui parler. Je suis donc allée à Los Angeles où il vivait et je lui ai montré des photographies que j'avais prises. Il m'a dit : « Valérie, tu as l'oeil du photographe, c'est dans tes gènes ». Quand je suis rentrée chez moi, j'ai acheté mon matériel et je suis partie en Birmanie faire des photos. Pendant que j'étais là-bas, mon père est mort. Il n'a donc jamais vu mon travail.
The Shadow © Valérie Leonard
Et depuis, vous êtes devenue une photographe professionnelle et reconnue...
Il y a deux ans, quand mes photos ont commencé à se vendre, j'ai arrêté mon travail chez Air France et je me suis consacrée entièrement à la photographie. Maintenant, c'est impensable pour moi de ne pas être photographe ! J'ai l'impression que mon père est en permanence là. J'ai beau ne pas être mystique, j'ai l'impression qu'il me protège dans cette voie. A chaque voyage, je rencontre les bonnes personnes.
The Princess © Valérie Leonard
Actors Studio © Valérie Leonard
Site de Valérie Leonard : http://www.valerieleonard.fr/"