Dentelles © Maël Baussand
Ce qui frappe, quand on regarde vos photos pour la première fois, c'est qu'on ne reconnaît pas tout de suite de quoi il s'agit. Peut-être à cause du titre de la série (« Dentelles ») ou de l'utilisation de la macro, on pense d'abord à des vêtements. Est-ce que cela veut dire qu'un tampon usagé peut aussi être de l'art, au même titre que la mode par exemple ?
(Silence) Le problème de l'art contemporain, je dirais que c'est que tout peut être de l'art et que l'art peut être tout. C'est un art sans définition, donc. Je ne sais pas si en soi un tampon c'est de l'art, mais je pense que ce qu'on peut en faire, ça peut. Après, je n'ai pas la prétention de faire de l'art non plus (rires), mais j'en fais quelque chose c'est certain.
Dentelles © Maël Baussand
Finalement, avec vos gros plans, vous cachez ce que vous voulez montrer dans le même temps, car ce qu'on regarde de trop près n'est plus visible. Pourquoi ce choix ?
C'est vrai qu'il y a dans mon travail une esthétique du monde très caché, du voilé-dévoilé, qui me parle beaucoup. J'aime jouer de l'ambiguïté. Mais au départ, quand j'ai réalisé ces photographies, la macro est vraiment apparue comme une quête de proximité, c'est-à-dire qu'il s'agissait de montrer les choses de très près, de vraiment très près. D'aller au cœur des choses. Pour moi c'était aussi me faire violence pour aller au cœur de cette matière-là.
Justement, vous parlez d'aller au cœur des choses. Or, on ne peut pas aller plus au cœur des choses qu'en parlant de l'intériorité (physique) des femmes.
Effectivement, c'est de l'intérieur féminin au sens le plus cru du terme qu'il s'agit... C'est aller au cœur de l'intime, et maintenant que j'y réfléchis, c'est aussi ce qui peut vraiment déranger dans mes photos : c'est un fait, le sang menstruel reste un gros tabou. Le corps des femmes de manière générale est sujet à divers tabous, mais le sang menstruel suscite parfois une répugnance qui dépasse encore l'horreur que peuvent susciter des excréments. Ou même du sang organique, de manière générale.
À votre avis, pourquoi ?
Je pense que nous avons un problème avec la manière dont nous appréhendons le corps féminin dans notre société, encore aujourd'hui. Un corps féminin n'est jamais traité dans sa réalité matérielle. C'est un corps qui est sans cesse regardé, c'est un corps qui n'appartient jamais véritablement à la femme qui est en le dépositaire ; un corps féminin est sans cesse jugé, évalué, et il y a une exigence de perfection qui est réelle. La féminité, c'est aussi un poids. Pourtant, je pense que le sang menstruel fait partie d'une certaine définition de la féminité qu'on ne montre pas, qu'on cache. Il suffit de voir à la télévision les publicités pour les protections périodiques : c'est toujours un liquide bleu, un sang qui n'est jamais mentionné. C'est une réalité dont on ne parle pratiquement jamais et surtout pas de manière crue.
Peut-être aussi parce que le sang nie cette perfection qu'on essaie d'assigner aux femmes.
Absolument.
Dentelles © Maël Baussand
Personnellement, vous reconnaissez souffrir de cette condition féminine, notamment en raison des menstruations. Pourquoi alors avoir rendu hommage ou embelli ce phénomène qui est si pénible, si douloureux pour beaucoup d'entre nous ?
Je ne sais pas si j'ai cherché consciemment à l'embellir. Le fait est que j'ai été la première surprise en voyant mes photos d'en voir émerger une certaine beauté. Il y a une beauté qui est là et qui n'est pas due à moi, qui n'est pas due à mon appareil. C'est d'ailleurs pour ça que je me permets d'employer le mot beauté. Je pense qu'il y a une beauté de couleur, une beauté de forme, une beauté de lignes qui se dévoile et qui surgit, qui éclate là où on ne l'attend pas. Pour moi, c'est une série qui a d'abord été faite comme un exorcisme parce que saigner est une expérience qui a été difficile pour moi. Mais plus j'avance, moins je me rends compte que c'est le cas, et plus j'ai envie d'inscrire ces photos dans une démarche résolument féministe. Cet exorcisme, il a une dimension qui ne m'est pas seulement personnelle mais qui peut concerner d'autres femmes, et dans lequel d'autres femmes, je pense, peuvent se reconnaître. Je l'espère en tout cas.
Doit-on parler de démarche engagée concernant votre travail ?
Oui, même si elle ne l'était pas au départ, même si ce n'était pas mon but initial. Le fait est qu'elle l'est parce qu'elle parle d'un sujet tabou. À partir du moment où vous révélez quelque chose qui n'a pas l'habitude d'être mis sur la place publique, vous suscitez des débats, vous créez une polémique, ça c'est clair !
Pour en revenir à la question de la beauté, je vais citer Baudelaire qui a écrit : « Le beau est toujours bizarre ». Est-ce que cette définition s'applique à vos photos, selon vous ? Est-ce une chose vers laquelle vous tendez ?
J'aime beaucoup Baudelaire, alors si mes photos pouvaient être des fleurs du mal, ça m'irait très bien (rires) ! Mais plus qu'une beauté du bizarre, c'est peut-être une « inquiétante étrangeté » (Freud, ndlr) qui m'intéresse.
Quelle est la différence ?
Très bonne question ! Il n'y a pas de différence. Parce que les deux sont une histoire de trouble, et le trouble est une notion qui m'est chère. Je n'ai pas envie de poser trop de mots là-dessus. Beauté du bizarre, inquiétante étrangeté ou trouble : c'est quelque chose qui me va. Je reste dans l'ambiguïté, quelque part ça me protège aussi, c'est vrai !
Dentelles © Maël Baussand
Chose étrange qu'on peut lire à votre sujet, la vue du sang vous fait perdre connaissance ! Comment et surtout pourquoi avoir photographié vos propres menstruations ?
Oui, je fais partie de ces âmes fragiles qui ne supportent pas la vue du sang. C'est aussi pour ça que de devoir saigner chaque mois, qui est quelque chose de complètement naturel, a été si difficile à accepter pour moi. Ça me sortait assez brutalement de l'enfance. Très concrètement, c'est un écoulement qu'il s'agit de contrôler avec des protections, etc. C'est une responsabilité aussi. Et... je n'ai pas peur d'explorer ma part sombre, d'explorer ce qui me fait peur, d'explorer ce qui me trouble. Au contraire, j'en ai besoin. Je pense que je suis incapable de photographier ce qui me rend heureuse, c'est triste. Mes photographies se nourrissent de mes fantômes et les menstruations en sont un.
On voit bien ce rapport entre soi et l'oeuvre, l'artiste et sa création. Est-ce que le fait que vous ayez découvert la photographie en étant d'abord modèle a une importance dans votre pratique ? Est-ce que, pour aller plus loin, on peut considérer ces photos comme des autoportraits ?
Je revendique ces photos comme un autoportrait, c'est-à-dire que je revendique explicitement qu'il s'agit de mon sang, c'était mes protections, ça a fait partie de moi. Donc oui, c'est un autoportrait, absolument. Mais au-delà de ça, je pense que c'est important que le travail acquière sa propre autonomie et que celui qui produit s'efface derrière ce qu'il a fait, pour permettre à d'autres de voir des choses indépendamment de lui. Être modèle, ça a été une expérience qui m'a donné beaucoup d'humilité, parce qu'il faut avoir un lâcher-prise dont je suis assez dépourvue en général. J'ai beaucoup de respect pour mes propres modèles et je pense, j'espère, qu'elles le sentent. C'est pour cela qu'elles acceptent de participer à ce que je fais.
Vous portez également une deuxième casquette, celle de chercheuse : vous vous apprêtez à commencer un doctorat en littérature et esthétique sur les fluides corporels. Comment ces deux rôles, l'artiste et l'intellectuelle, se nourrissent l'un l'autre ?
Très bonne question. D'avoir confronté au regard des autres ces photos, qui étaient très personnelles et intimes, m'a beaucoup appris, en particulier des critiques que j'ai reçues. Je me suis rendu compte que si cela suscitait des réactions aussi partagées, en bien comme en mal, c'est qu'il y avait quelque chose à creuser de ce côté-là, un contenu théorique à explorer. En faisant des recherches, je me suis rapidement aperçu qu'il y avait un vide critique, un vide de la recherche autour de la question esthétique des fluides, quels qu'ils soient, ce qui m'a encore plus troublée et encore plus incitée à aller dans cette direction. Mais je pense que c'est véritablement ma pratique photographique qui a nourri la chercheuse.
Une façon d'expliquer rationnellement ce que vous ressentiez de manière intuitive, par le biais de la photo ?
Une façon aussi de me détacher de mon propre travail. De gagner en objectivité sur ce que je propose. D'être capable d'inscrire ce travail dans une démarche contemporaine. De rencontrer d'autres personnes qui travaillent à partir de ces matériaux qui sont si mal aimés.
D'après vous, d'où provient ce tabou sur les fluides corporels ?
C'est une négation d'une certaine dimension physique de l'homme, ça c'est clair. Aujourd'hui, j'ai l'impression qu'on est dans une société qui est très hygiéniste, qui se préoccupe beaucoup des apparences. On va de plus en plus vers le transhumanisme, vers un homme-robot, vers de nouvelles technologies... Tout ça est assez froid, ça manque de corps, ça manque de chair ! Je pense qu'on renie en quelque sorte ces fonctions très basses, très matérielles, très sales aussi parfois, c'est vrai, du corps. Les fluides sont une manifestation de la réalité du corps qui est tout à fait dérangeante dans cette perspective.
Pourtant, certaines parties du corps humains ne subissent pas ce tabou : les formes abondantes des seins féminins ou encore la musculature des hommes... Pourquoi les fluides en particulier ?
Je pense que c'est parce que la frontière entre les excréments et les fluides corporels est extrêmement poreuse, fluide de manière très appropriée (rires) ! Donc on est incapable d'appréhender ces matières du corps sans les relier aux excréments. Si vous regardez de la pornographie par exemple, le sperme il s'agit à la fois d'en recevoir le plus possible, de se noyer dedans, d'en avaler, etc. mais c'est aussi toute une iconographie qui personnellement me fait penser à un animal qui marque son territoire. Le sperme est employé parfois comme une matière qui sert à dégrader les corps sur lesquels il s'applique, en même temps que les acteurs et les actrices semblent se repaître de cette dégradation. Il y a un côté délicieux et dégoûtant, une dialectique qui est très intéressante.
Vous parliez de matières fluides. Peut-être aussi parce qu'elles sont fluides, pas préhensiles, matériellement et intellectuellement, ces matières font peur. Elles nous échappent, dans tous les sens du terme.
Oui, absolument. Elles sont fluides, donc elles échappent à la conceptualisation, à la fixation des choses. C'est dans leur nature !
Dentelles © Maël Baussand
Une autre photographe, Marianne Rosenstiehl, a parlé du même sujet que vous dans ses photos. L'une d'elle, « http://maelbaussand.blogspot.fr/" », montre des femmes qui irriguent un champ de leurs menstruations. Cela fait référence à un rite médiéval qui était censé assurer une bonne récolte. Encore une fois, on voit bien que la sorcellerie, ou du moins le surnaturel, est étroitement liée à la condition féminine. Vous parliez vous-même d'exorcisme un peu plus tôt. Qu'est-ce qui chez les femmes suscite tant d'imagination ?
En réalité, rien. Je pense que le souci vient du fait que, comme le dit Thomas Laqueur, on considère sans cesse que le mâle est l'étalon du genre humain. Dans cette perspective, le féminin ne peut être compris que comme une perpétuelle altérité, et on le sait, l'autre c'est le monstre.
C'est donc parce que la société est patriarcale que la femme est considérée comme une sorcière, c'est-à-dire comme une autre ?
J'en suis convaincue.
Pour l'anecdote, votre nom de famille est Baussand. On ne peut pas s'empêcher de se demander si c'est quelque chose qui vous a prédestiné à vous intéresser au sang, à ce sang qui est beau, qui est esthétisé, magnifié dans votre série « Dentelles ». Est-ce que vous croyez à cette idée de vocation ?
(Silence) Je pense que les noms ont un pouvoir, c'est pour ça que j'aime beaucoup l'onomastique. Quand on nomme quelque chose, on invoque cette chose. Effectivement, c'était peut-être latent en moi, je ne sais pas.
Dernière question à prendre au premier ou au second degré : êtes-vous une sorcière ?
Je suis une sorcière, oui (rires) !
Propos recueillis par http://maelbaussand.blogspot.fr/"