© Mustafa Alali
D’origine iranienne, Maryam Ashrafi a étudié la photographie documentaire et sociale à l'Université du Pays de Galles-Newport avant de venir s’installer à Paris. Passionnée par les questions sociales, elle y organise ses expéditions pour l’Irak ou la Syrie. Depuis 2012, cette photographe de 33 ans s’est attachée à dépeindre le quotidien hors du commun des femmes combattantes kurdes. Pour réaliser son désir d’exposer ses photographies et d’offrir ainsi un nouveau regard sur ces luttes complexes, elle a lancé http://www.kisskissbankbank.com/raising-among-ruins-dancing-amid-bullets" qui se termine le 25 janvier 2016. Rencontre avec une photographe intègre et courageuse.
Vous avez monté un projet de crowdfunding sur Kisskissbankbank pour financer un photoreportage sur le Kurdistan, pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
En 2012, j’ai commencé mon projet au Kurdistan sur les femmes combattantes kurdes. J’y suis allée cinq fois : les quatre premières fois au Kurdistan irakien pendant deux à trois semaines et la dernière fois à Kobané (NDLR, en Syrie) pendant 35 jours. C'était une expérience incroyable ! Mon travail se concentre sur les femmes combattantes kurdes et plus largement sur les sociétés et les communautés qui pèsent sur elles. A Kobané, je me suis plutôt intéressée à la vie des gens après la destruction de la ville, à la manière dont les gens reviennent dans leurs maisons alors que leur environnement est en ruines.
Récemment, j'ai décidé qu'il était temps d’exposer ces photos, surtout au vu de ce qu'il se passe au Kurdistan en ce moment. Mon exposition aura donc lieu à la Mairie du XVe du 1er au 8 février, grâce à la générosité des participants de ma campagne sur KissKissBankBank . C'est pour cela que j'ai besoin d'argent.
© Maryam Ashrafi. Une combattante du YPJ observe les ruines laissées par les combats dans une rue de Kobané, Syrie, 31 mars 2015.
Pour ce projet vous avez choisi un titre très poétique mais assez inhabituel : « Raising among ruins, dancing amid bullets » (i. e. "s'élever parmi les ruines, dancer entre les balles"), pourquoi ? Que signifie-t-il ?
C'est ce que je ressentais de la vie des gens : ils essayaient de se relever mais avaient toujours une guerre en cours ; ils vivent dans des ruines mais se tiennent encore debout. Je voulais montrer leur puissance, mais en évitant un titre trop sec comme les gros titres des journaux.
© Maryam Ashrafi. Kurdistan- Sulaymaniyah-2012: A l'intérieur du camp du parti Communiste iranien de Komala,
dans la province de Sulaymaniyah, un groupe d'hommes et de femmes Peshmergas qui viennent de finir leur entraînement militaire essaient leurs armes.
© Maryam Ashrafi. Qandil, Kurdistan, 2013: ombre d'une combattante du PJAK
Pourquoi avoir décidé de se concentrer sur les femmes kurdes ?
Je me suis d'abord intéressée à ce sujet pour une raison personnelle. Mon père était enseignant en Iran et là-bas être un enseignant voulait dire être un activiste politique. Il n’y avait aucune liberté dans l’enseignement, il n’y a aucune liberté dans l’enseignement, il faut travailler dans les limites imposées par le gouvernement, et mon père essayait de repousser ces limites. En 1997, il ne pouvait plus rester en Iran et a dû fuir. C’est un ami kurde qui l’a aidé. Puis, il est resté avec le parti kurde Komaleh (NDLR, aussi appelé « Comité des révolutionnaires du Kurdistan iranien », il est une organisation marxiste-léniniste formée en 1969 au Kurdistan iranien pour lutter contre le régime du Shah. Il est par la suite devenu une guérilla luttant contre le régime islamique en Iran). Je l’ai rejoint à Londres plus tard, lorsque j’avais 17 ans. Là-bas, j’ai rencontré ses amis kurdes. C’était intéressant pour moi d’apprendre à les connaître et je me suis demandée pourquoi je n’avais jamais entendu parler d’eux en Iran. Je me suis dit que cette désinformation était ma faute mais aussi celle de la société iranienne. J’ai alors réalisé que devais faire un reportage à leur sujet, non seulement pour mieux les connaître, mais aussi pour les faire connaître à toutes les personnes qui, comme moi, ignoraient leur existence.
Et il n'y avait pas beaucoup d'articles sur les Kurdes à l'époque...
Non, les gens ont commencé à en parler avec la libération de Kobané, et la façon dont l'information était traitée donnait l’impression que les femmes Kurdes venaient de s’impliquer dans le combat. Avec ce projet, je voulais montrer que les Kurdes, et plus spécifiquement les femmes, avaient un historique de combats derrière eux. Elles ont choisi de combattre parce qu’elles n’ont pas d’autres choix. La plupart d'entre elles ont quitté leur maison, leur pays pour rejoindre ces partis, pour être capable de prouver qu’il n’y avait pas de différence entre les hommes et les femmes. Si tu veux quelque chose, tu as une voix. Je ne veux pas réduire cela aux armes qu’elles tiennent qui ne sont qu’un outil qu’elles doivent utiliser à cette époque de l’Histoire. Aujourd'hui, elles ont des armes, mais plus tard elles devront aussi continuer à se battre pour leurs droits. Ces combattantes ne vont pas retourner chez elles et devenir des femmes au foyer. Elles savent qu’elles peuvent être les égales des hommes et qu’ils doivent tous coopérer pour faire avancer la société.
© Maryam Ashrafi. 27 mars 2015: un groupe de combattants du YPG et du YPJ dansent dans le village de Baghdak,
situé dans la province d'al-Raqqa entre Alep et al-Raqqa. Après la libération de Kobané, les combattants du YPG et du YPJ ont progressé et ont repris 160 villages. .
Dans vos photographies, vous semblez très proche de ces femmes. A quel point vous êtes-vous impliquée dans leurs vies et dans leurs combats ?
Dès que je suis arrivée là-bas, je leur ai dit à quel point elles m’intéressaient. Je posais beaucoup de questions. Je crois qu’à un moment elles ont réalisé que nous participions au même combat. Elles sont des femmes, je suis une femme. Elles se battent pour leurs droits et moi, avec mon appareil, j’essaie de dépeindre ce qu'elles font. Elles l’ont vue comme une chance aussi et ont commencé à s’ouvrir à moi. Comme j’essayais de vivre autant que possible avec elles, j’ai commencé à faire partie de leur vie. Le rapprochement s'est fait facilement. Et ce sont des personnes très chaleureuses !
Comment avez-vous été reçue en Iraq et en Syrie ? Que pensent les combattants au sujet des journalistes qui viennent photographier la guerre dans leurs pays ?
C'étaient deux expériences différentes. En Iraq, je vivais avec les Kurdes, dans leurs grottes, et je n’allais pas trop en ville. C’était compliqué d’y aller, c’est une société dominée par les hommes. Je ne photographiais presque jamais la ville. C’est là que j’ai compris pourquoi les femmes devaient se battre, non seulement parce qu’elles sont kurdes, mais aussi pour prouver leur égalité envers les hommes.
A Kobané, c’était différent, plus intéressant. La ville entière était accueillante. Les gens avaient souffert, et ils étaient moins nombreux, c'est une petite ville. Là-bas, j’ai photographié aussi bien des hommes que des femmes.
© Maryam Ashrafi. Kurdistan-Sulaymaniyah-2012: des peshmergas kurdes apprennent
à utiliser des armes à l'intérieur du camp d'entrainement militaire du parti Komala au Kurdistan iranien.
(Peshmerga est le terme utilisé par les Kurdes d'Iran pour désigner les combattants kurdes armés)
Est-ce inhabituel de voir des femmes photographes dans ces pays ?
Par rapport aux hommes, il y a peu de femmes photographes. A Kobané, quand j'y étais, sur trente ou quarante photographes qui allaient et venaient, il y avait seulement cinq ou six femmes : une Autrichienne, une Espagnole, une Allemande et deux Iraniennes. En tant que photographes et femmes, on était toutes dans le même bateau ! Nous pensions que c'était important pour une femme d'avoir une voix et nous ne pouvions être que fières du combat qu'elles mènent pour leurs droits, dans cette partie du monde où la culture est dominée par les hommes.
Vous prenez surtout des photos en marge des combats (entraînement, moments d'intimité, etc.), bien plus que les scènes de guerre. Pourquoi ?
J'ai eu l'opportunité d'aller sur la ligne de front à un moment mais j'ai réalisé que les gens avaient vu assez de photographies de combats et s'habituaient à en voir tout le temps. C'est important de voir ce qu'il se passe dans leurs vies aussi. Peut-être que si on voit des photos de femmes dans leur vie quotidienne, on peut plus facilement s'identifier à elles et communiquer. J'ai essayé de combler le fossé entre elles et nous pour montrer qu'il n'y a pas de différences. Je comprends que certains journalistes se concentrent sur les combats et les morts mais je pense que d'autres devraient traiter cet aspect plus quotidien aussi, pour qu'ensemble on puisse raconter l'histoire de leurs vies.
© Maryam Ashrafi. 26 mars 2015: Roonahit, une combattante du YPJ prépare le dîner dans le village de Baghdak,
situé dans la province d'al-Raqqa entre Alep et al-Raqqa. Après la libération de Kobané, les combattants du YPG et du YPJ ont progressé et ont repris 160 villages.
© Maryam Ashrafi. 27 mars 2015: Nouvelle venue, cette combattante du YPJ écrit son journal la nuit dans le village de Baghdak,
situé dans la province d'al-Raqqa entre Alep et al-Raqqa. Après la libération de Kobané, les combattants du YPG et du YPJ ont progressé et ont repris 160 villages.
Vous avez aussi fait des photoreportages sur Calais, le Mouvement des Indignés et les réfugiés maliens. Existe-t-il un lien entre tous ces sujets ?
Je pense que le lien, c'est moi. Je suis moi-même une réfugiée. Je peux comprendre et m'identifier avec toutes ces vies, qu'importe qu'elles viennent du Mali ou d'Afghanistan... On laisse tous quelque chose derrière soi et on doit commencer une nouvelle histoire. J'ai eu de la chance, je n'ai pas eu à quitter le pays avec mon père, je n'ai pas eu à affronter tous ces problèmes que les réfugiés ont quand ils arrivent. D'une certaine manière, je pensais que si je comprenais leurs histoires et leurs combats, je complèterais ma propre histoire. Si j'avais dû quitter l'Iran avec mon père, j'aurais pu finir à Calais et vivre et comme cela. Quant au mouvement des Indignés, il était important pour moi de montrer que même dans les pays occidentaux, les gens se battent encore. Il faut montrer la voix de ce 1%.
Seule une de vos séries est en noir et blanc (celle sur les réfugiés maliens). Pourquoi celle-ci et non les autres ? Etait-ce un choix esthétique ou vouliez-vous transmettre un message ?
Si je devais choisir, je ferais tout en noir et blanc. Pour les femmes kurdes, j'avais commencé en noir et blanc, mais sous la pression de la presse, je suppose, je suis passée à la couleur. Mais si je pouvais je les changerais toutes en noir et blanc que je trouve plus puissant. La couleur distrait trop du sujet principal, là où le noir et blanc permet au contraire de se recentrer.
Pourquoi avoir choisi la photographie comme moyen d’expression ?
Au début je voulais faire de la sociologie. Puis, j’ai réalisé que je ne pouvais communiquer que dans une ou deux langues alors qu’avec la photographie je pouvais me concentrer sur des sujets sociaux et dépasser la barrière de la langue. Il existe un language universel en photographie. Si ma photo est vraiment puissante je n’ai même pas besoin de légendes. Je pense que photographier est le meilleur moyen de communiquer.
© Maryam Ashrafi. Dans un cimetière à Kobané, Syrie, le 2 avril 2015, des Kurdes sont assis près d'une tombe, faisant le deuil
d'un être aimé, un combattant du YPG (l'Unité de Protection du Peuple Kurde), tué durant les affrontements contre l'Etat Ismalique sur un des fronts de Kobané, Syrie.
Vous avez signé la déclaration d’intellectuels issus du monde arabe et musulman « Nous ne cèderons pas à la peur » après les attentats de Charlie Hebdo. En tant que photographe vous sentez-vous investie d’un rôle politique ? Cela influence-t-il votre travail ?
Quand tu es journaliste, tu n'es pas un politicien mais tu deviens politiquement actif. Je ne pense pas qu’il soit indispensable d'avoir un agenda spécifique et je ne suis pas une activiste politique. Tout dépend de la situation et de ce qu'il se passe dans la société : ici, au Kurdistan ou ailleurs, si je sens que ma signature ou mon nom peut apporter quelque chose, je n'hésite pas. Avant d'être politique, j'espère que je suis socialement et humainement engagée envers les personnes avec qui je vis et que je photographie. Ce sont les médias qui rendent mes photographies politiques. Ce n'est pas mon choix, c'est celui de la société dans laquelle on vit.
© Maryam Ashrafi. Qandil, Kurdistan, 2012. Zilan, une combattante du PJAK, attache ses cheveux avant de commencer sa routine quotidienne dans le camp.
A présent que comptez-vous faire ? Avez-vous d’autres projets ?
Mon travail (NDLR, sur les femmes combattantes kurdes) est encore en cours. Je vais sûrement y retourner en mars. Et je continuerai jusqu’à ce que je sois prête à écrire un livre je pense. A Kobané, j'ai aussi fait un petit documentaire vidéo pour la première fois. J'ai expérimenté une vie que je ne peux pas retranscrire toute entière en photos. Pour certains aspects une photo suffit, mais pour d'autres ce n'est pas assez. Les gens ont besoin d'en voir plus de façon à mieux comprendre et communiquer. Pour le moment je vais continuer à me concentrer sur les femmes kurdes, mais pourquoi pas en dehors du Kurdistan ? Par exemple, après l'assassinat des trois femmes kurdes (NDLR, le 9 janvier 2013, trois militantes kurdes avaient été assassinées à Paris dans un appartement de la rue de Lafayette. Le tueur était un nationaliste turc.), j'avais couvert les manifestations et les funérailles. Je pense que c’est important de relier toutes ces femmes entre elles.
Pour la soutenir : http://www.kisskissbankbank.com/raising-among-ruins-dancing-amid-bullets" (la recette servira à l'organisation de son exposition ainsi qu'à ses prochains reportages)
Site personnel : http://www.kisskissbankbank.com/raising-among-ruins-dancing-amid-bullets"