Bruno Barbey
Plusieurs des images de Bruno Barbey participent à la Première Biennale des photographes du Monde Arabe Contemporain. Aux cotés de Daoud Alouad Siad, Stéphane Couturier ou encore Leila Alaoui, Bruno Barbey présente sur les murs de la Maison Européenne de la photographie plus de cent images, dont certaines, rares et très anciennes, sont inédites. Accompagnée par le livre Passages, dense et merveilleux voyage, l’exposition offre aux regards une grande partie de la collection du photographe: un petit peu du monde à emporter avec soi.
Naples, Italie, 1963
© Bruno Barbey / Magnum Photos
C’est la deuxième fois que vous exposez à la MEP ( après Les Italiens, en 1999). Cette fois, il s’agit d’un regard porté sur un quart de siècle, est-ce une sorte de consécration pour vous ? Avez-vous la sensation d’avoir réussi à dire ce que vous vouliez dire avec la photographie ?
Cette retrospective, c’est 55 ans de travail ! Il a tout de même fallu six ou huit mois pour monter l’exposition, c'est un véritable travail d’équipe !
C’est vrai qu’il y a plus de photographies dans le livre Passages que sur les murs de la MEP. En revanche, certains tirages plus récents ne se trouvent pas dans le livre et sont visibles le long de l’exposition. On peut y trouver des tirages d’époques assez rares, souvent recherchés. Mais c'est surtout l’occasion de faire un état des lieux et, pour quelqu’un de ma génération, de poser un oeil sur les changements qui ont lieu. Par exemple, le passage du noir et blanc à la couleur, de la photo argentique à la photo numérique qui donne des nouvelles possibilités, un second souffle.
Dans Passages, Jean Luc Monterosso parle de votre « juste regard », tandis que Carole Naggar vous voit comme un « voyageur de l’espace-temps ». Comment recevez-vous ces appréciations ?
Je pense que ces termes sont en relation avec le titre du livre qui accompagne l’exposition : Passages. Il y a de nombreux thèmes sur lesquels je reviens, parfois même quarante ans plus tard. Un retour dans le temps et sur les lieux, le temps s‘écoule et les choses prennent un aspect nouveau. L’année dernière, tente-six après mon premier passage, je suis retournée en Chine. C’était sidérant de constater un tel changement !
© Bruno Barbey / Magnum Photos
La plupart de vos séries photographiques s’étendent donc sur plusieurs années (la série sur la Turquie inclut l’année 2015) : s’agit t-il d’une certaine idée de la photographie : ne pas seulement documenter ce qui a été, mais continuer de capturer l’évolution des choses et ce qui continue d’être ?
En effet oui, d’autant plus quand cette vision de la photographie va de pair avec les régions du monde que j’affectionne : les pays Méditerranéens. J’aime cette tension palpable entre un héritage culturelle très dense et puis cet inexorable cheminement vers la modernité. Ces traits-là sont particulièrement visibles dans des pays tel que le Maroc, la Turquie, mais aussi le Brésil et la Chine.
Pour autant, il m’arrive aussi, même si plus rarement, de travailler à court terme. A Shanghai par exemple, pendant l’exposition universelle. Après la révolution qu’elle a connue dans les années 70, la Chine contemporaine m’intéresse particulièrement.
© Bruno Barbey / Magnum Photos
En 1964 vous entrez chez Magnum, qu’est-ce que cela a changé dans votre façon de travailler ? Plus de commandes ?
Grâce à Magnum et au photojournalisme, j’ai pu côtoyer beaucoup de photographes qui travaillaient, contrairement à moi. Les bureaux de distributions de l’agence m’ont permis d’ouvrir mon travail à l’international ( New-York, Londres…). Quand je faisais un reportage éditorial, il était distribué dans le monde entier. A l’époque, ces reportages étaient diffusés de façon tout à fait différente, il duraient plusieurs semaines et surtout, il y avait plus de liberté en terme de choix éditoriaux. La plupart du temps je choisissais mes sujets, et je savais très bien qu’ils seraient publiés. Aujourd’hui, l’âge d’or du photojournalisme est terminé. Les grands magasines de l’époque ne sont plus là, il y a la télévision et de nouvelles choses se sont développées, comme les galeries !Comment se plier à une demande sans négliger sa propre écriture des choses ?
Jusqu’à maintenant, j’ai eu beaucoup de chance. C’est vrai que beaucoup de photographes travaillent aussi pour ce qu’on appelle la « corporate » : la mode, le luxe… J’ai eu de la chance de pouvoir y échapper, et de continuer à faire un travail toujours assez personnel. Encore une fois, cette écriture des choses était plus évidente à l’époque.
Dans votre série sur les Italiens, on ressent un certain onirisme, un humour presque grave : comment pensez-vous que le cinéma de Pasolini ou d’Antonioni a travaillé votre imagination ?
Ah oui, la cinémathèque ! J’allais très souvent voir des films, j’étais un grand amateur des néoréalistes Italiens comme Pasolini ou Antonioni, et je le suis toujours d’ailleurs ! De 1945 à 1967, tout ces réalisateurs produisaient des films engagés, ils dénonçaient la corruption. C’est vrai que cette influence est évidente dans ma première série sur les Italiens, et puis, l’Italie a un héritage culturel fantastique, ce qui permet aussi cette dimension flottante, un peu rêvée.
Plusieurs auteurs ont préfacé vos ouvrages (Le Clézio, Tahar Ben Jelloun, Jean Genet). Quels liens entretenez-vous avec la littérature ?
Je me suis toujours efforcé de choisir des écrivains qui connaissent, enquêtent sur ce dont ils veulent parler. Il se trouve que la femme de Le Clézio est Marocaine… C'est un échange. J’ai eu aussi la chance de rencontrer Tahar Ben Jelloun à qui j'ai donné des photos pour L’Auberge des pauvres (1998) dont l'action se passe à Naples.
Pour Jean Genet, c’est encore autre chose : je l’ai connu à la fin des années 70, pendant le drame palestinien, une actualité plutôt mise de coté à l’époque. Je l’ai rencontré dans des camps en Jordanie. Il a préfacé les images que j’ai faites, et le texte à fait scandale. La plupart des gens étaient surtout pro-israéliens à l’époque… C'est vrai qu’il avait une façon d’écrire bien à lui. La plupart des lecteurs du journal où le texte à été publié se sont désabonnés !
Quel souvenir gardez-vous de Jean Genet ?
Oh, je l’ai assez peu connu ! Je me souviens de lui comme quelqu'un de discret. Il gardait, dans son étui à lunette, une chose à laquelle il tenait beaucoup : un laisser-passer pour les camps palestiniens signé de la main de Yasser Arafat !
Pouvez-vous nous raconter cette réunion que vous avez organisée pour la cause palestinienne en 1970 ?
Elle a eu lieu chez moi à Paris, boulevard Pasteur. A l’époque, j’étais en contact avec les premiers délégués de l’Organisation pour la Lutte Palestinienne. J’avais organisé ce rendez-vous avec quelques intellectuels, soucieux de défendre cette cause qui n’intéressait pas grand monde. Je crois que Jean-Luc Godard et Chris Marker ont réalisé par la suite des films sur les migrants palestiniens. Il y avait William Klein également, qui était très engagé politiquement. C’était un sujet sulfureux.
Mausolée de Moulay Ismaïl, Meknes, Maroc, 1985
© Bruno Barbey / Magnum Photos
Votre travail sur le Proche et le Moyen-Orient : chacune des photographies de la série est une surprise, une découverte, tout saute aux yeux. Pensez-vous avoir conservé la naïveté et la faculté d’émerveillement de votre regard d’enfant sur ces lieux ?
Je suis née au Maroc et donc tout imprégné de la culture, de la lumière qui en découle. J’aime les pays méditerranéens, la chaleur humaine qui s’en dégage. Tout cela m’a beaucoup influencé.Mais pour certains Marocains aujourd’hui, la photographie représente encore le mauvais oeil, et face au grand nombre de touristes, j’imagine aussi qu’ils se méfient. C’est difficile de photographier une femme là-bas, il faut gagner la confiance des gens pour qu’ils ne se sentent pas agressés par l’acte photographique.
Que pensez-vous de cette première Biennale des Photographes du Monde Arabe Contemporain ?
Ce qui est étonnant, c’est qu’au Maroc par exemple, la peinture contemporaine existe seulement depuis quarante ans. C’est la même chose pour la photographie. Pourtant, on trouve une richesse et des photographes très talentueux comme Daoud Alouad Siad qui expose aussi en ce moment à la Maison Européenne de la Photographie et que j’ai connu à ses débuts. La Biennale, c’est un désir de montrer que les pays du Maghreb sont aussi tournés vers la civilisation de l’image, qu'ils participent largement à la création artistique contemporaine.