Bons Temps Roulés, Bernard Hermann
© Bernard Hermann
C’est une histoire que nous raconte ce livre. Celle des communautés noires et créoles de la Nouvelle-Orléans au début des années 1980. Bernard Hermann nous invite avec cet ouvrage à le suivre dans son voyage à la découverte des vies à la fois dures et délurées, pieuses et outrancières des personnages fantasques de la “Big Easy”, surnom attribué à la cité de tous les possibles pour ces descendants d’esclaves. Leur destin est intrinsèque à celui de la ville. Puisque la ville c’est eux. C’est le mythique jazz de Louis Armstrong et de Kid Ory qu’on joue dans les rues, ce sont les effluves de whisky et de marijuana qui envoûtent les bars et les salons de coiffure, ce sont les messes teintées des rites païens amérindiens, ce sont les ferveurs des Mardis Gras, les premières manifestations contre les discriminations raciales dont souffrent ceux qui demeurent sous le joug de la puissance blanche. Ce sont aussi les crimes, les guns, les clans, les enterrements et la prison, le trou dans lequel se termine souvent l’histoire des fous de liberté qui en écrivent de nouvelles derrière les barreaux.
Le photographe nous catapulte dans ce monde à part dès le premier cliché : un port désert sur les berges du Mississippi, des docks et des conteneurs, la fumée noire et épaisse d’un bateau à hélice se détache sur un ciel blanc et se reflète dans les flaques que la pluie a laissées sur les quais. Blanc sur noir, noir sur blanc, l’esthétique des contrastes marqués, propre à cet ouvrage, témoignera bien sûr des dissensions sociales.
Pour l’heure, le bateau avance lentement vers la droite et nous entraîne à tourner la première page.
© Bernard Hermann
On découvre alors les silhouettes discrètes des ouvriers qui s’affairent sur les chantiers navals. Le cadrage d’Hermann se resserre de photo en photo. Subtilement, il s’immisce dans des vies qui nous seront bientôt familières. Il montre en premier lieu la dureté du labeur. Les visages des ouvriers sont marqués, mais les regards francs expriment la fierté et l’abnégation. Les enfants jouent, espiègles parmi les dockers qui viennent d’entreposer un dernier sac de coton dans le conteneur. La journée est terminée, allons nous balader dans le « Downtown » !
La ville est le théâtre des « bons temps roulés ». L’expression franco-canadienne vient de l’anglais « let the good times roll », généralement associée aux célébrations du carnaval pour dire : « Apprécions le moment présent ». La vie pulse à un rythme chaloupé dans les rues. On se sape, on swing sur l’asphalte au milieu des brothers tous ivres. C’est dans la gaîté que l’on s’oublie pour s’extraire du labeur et des violences. Sylvain Tesson, dans la préface qu’il signe précise: « Les photographies de Hermann conservent le souvenir de cette époque où la misère savait de temps en temps se draper dans le faste » . Pour « Maaardis Gouuuas », on s’emplume de parures les plus époustouflantes, sans oublier de rendre hommage aux Big Indian Chiefs et à l’esprit squaw auquel les Noirs et les Créoles vouent un culte ardent. Les couleurs fusent, on les devine à chaque prise de vue, suggérées par le travail de la lumière et du grain.
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© Bernard Hermann
© Bernard Hermann
Les clichés se suivent entre fêtes et défaites. Un homme noir se meurt à l’hôpital de la charité, celui des pauvres. Un policier blanc, « a good o’ boy », garde la tombe d’un Noir. « Hey white boy, t’es perdu ? T’as rien à faire par ici, c’est dangereux pour toi ! Dégage de là, man ! » s’est entendu crier Hermann le jour où il s’aventura dans le territoire trop noir des dockers qu’il appelle « les fourmis humaines ». Le premier chapitre du livre, « Toulouse Street », nous rappelle alors les paroles de Nougaro « Armstrong je ne suis pas noir, je suis blanc de peau ».
Ici, les flics blancs tuent les criminels noirs. C’est comme ça. Et si deux Noirs se tirent une balle, ce n’est guère une perte. Le Noir est toujours esclave, et le Blanc toujours maître. Les red necks surnommés ainsi à cause des couleurs que le soleil imprime sur leur cou, ont toujours le pouvoir institutionnel, mais n’osent s’aventurer dans la Crescent City, lovée dans les méandres du Mississippi. Ces descendants de négriers n'apprécient donc guère la mise à bas progressive de la ségrégation, portée par de puissants mouvements civils et patriotes.
© Bernard Hermann
© Bernard Hermann
À New Orleans, les paroisses permettent la repentance. Les choeurs louent le Christ, possédés par les chants de Gospel. On célèbre les baptêmes en s’immergeant dans les eaux sombres du Mississippi, dans des rituels théâtralisés. Les cultes, sont à l’image des populations : métissés. Les autels sont autant de décors de scène où l’on célèbre les icônes chrétiennes et païennes, africaines vaudou ou spirituelles des Appalaches. La foi est perçante en chacun, comme une véritable ligne de vie, conduisant ceux qui la suivent à vibrer de tendresse et d’empathie. Les miséreux sont sages nous dit Hermann, ils sentent avec le coeur.
Le photographe fait parler ses photos, agencées de manière très juste, scénarisée, afin de nous raconter la vie de ceux qu’il aura connus pendant trois ans de travail photographique. Par des cadres et des décors presque mis en scène, il nous montre les ghetto men tel qu’il les a découverts, comme des personnages de théâtre, tantôt absurdes, tantôt graves, mais toujours empreints de l’aura des artistes.
Par cet ouvrage sublime, Bernard Hermann nous présente un monde oublié, dévasté des années plus tard par l’ouragan Katrina et une uniformisation culturelle grandissante.
BONS TEMPS ROULÉS Dans la Nouvelle-Orléans noire disparue, 1979-1982
Bernard Hermann
Préface de Sylvain Tesson
Editions: Albin Michel
Prix: 49€