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© Dario Bosio/Metrography
Votre projet est unique. Le fond ressemble à du reportage classique, mais la forme est novatrice et interactive...
Ce que nous avons réalisé avec la “carte des déplacements” est ce qui nous paraissait nécessaire pour pouvoir travailler sur un sujet aussi compliqué. L'histoire de la situation actuelle est si large qu'il était impossible de la raconter d'une manière linéaire. L'expérience interactive permet aux internautes de choisir le récit qui les intéresse. De la sorte, vous pouvez naviguer sur les histoires à travers une carte en fonction des informations que vous recherchez. Vous avez le choix de cliquer sur les histoires pour passer des unes aux autres, comme on le ferait avec un livre. En procédant de cette manière, on a pu rendre compte des différentes couches qui forment ce conflit, et éviter de trop simplifier les représentations. C'est une bonne façon d'impliquer les lecteurs et de montrer la complexité de la situation.
Que vous a apporté cette vision de l'intérieur ?
Le marché des médias – et particulièrement celui du photojournalisme – est en pleine transformation. Le fait de travailler avec des locaux pourrait être un moyen de remédier aux budgets de plus en plus serrés, et représente une nouvelle voie d'investigation dotée d'une perspective plus large. Je veux dire par là qu'un photographe local n'a besoin ni de traducteur ni de chauffeur car il connait la région et ce qu'il s'y passe. Il ou elle n'a pas besoin de faire des allers-retours en avion, qui coûtent cher aux rédactions, et peut rester sur place afin d'investiguer sur des périodes plus longues. De la sorte, le sujet peut être exploité pleinement, sous tous les angles, dans un contexte connu – ce qui a manqué ces derniers temps sur bon nombre de publications dont j'ai pris connaissance. En plus, la technologie a donné un meilleur accès à Internet, donc à l'image. Cela a permis aux locaux de relayer les histoires de leur propre pays, et leur a donné l'occasion de les partager avec le monde. Ceci ne devrait pas être sous-estimé.
© Bnar Sardar/Metrography
Comment est né ce projet de carte ?
L'idée est née en août 2014, après que le mont Sinjar ait été pris par l'Etat islamique. La région du Kurdistan irakien a été envahie du flux d'Irakiens déplacés, vivant dans les rues, les mosquées, les églises et les écoles. Cette situation de crise humanitaire était d'une envergure quasi-biblique, mais pourtant complètement sous-documentée. Tout le monde était centré sur les combats, mais aucun mot n'a été posé sur l'autre côté de l'histoire, qui est la conséquence de la guerre et le fait que les gens aient dû quitter leurs foyers pour s'enfuir. Voici l'histoire que l'on a voulu raconter.
Le fait d'être sur place était donc primordial.
Oui, être basé dans la région a permis de faire des reportages sur tous les aspects de la crise humanitaire au Kurdistan irakien. De la sorte, nous pouvions passer des semaines, des mois sur le même sujet, pour trouver celui qui serait à la fois le plus représentatif et singulier. En même temps, nous voulions que nos photographes puissent travailler avec des rédacteurs internationaux pour que chacun tire profit des expériences des autres. Parfois, un local connait plus de choses qu'un étranger, mais un reporter étranger, grâce à son point de vue externe, peut voir des choses qu'un local ne verrait pas.
Vous dites que l'avantage de travailler avec des locaux est une pleine compréhension de la culture. Pensez-vous que l'information puisse être biaisée par des témoignages de journalistes « de passage » ?
Je ne pense pas que le point de vue des journalistes mobiles soit biaisé. Au contraire, j'ai eu la chance de rencontrer des reporters étrangers pendant mon séjour au Kurdistan irakien qui ont été des exemples en terme d'intégrité journalistique et d'engagement personnel. Certains d'entres eux se sont mêmes installés dans ce pays depuis quelques années. Néanmoins, je crois que les journalistes locaux devraient jouer un rôle plus important quant au reportage concernant leur propre région ou pays.
© Aram Karim/Metrography
Votre travail est plutôt centré sur une recherche de fond à long terme, tandis qu'aujourd'hui le photojournalisme impose souvent le standard du « scoop ». Etes-vous lassé du reportage express ?
Je suis fatigué de la spectacularisation. Nous vivons une sorte de boulimie virtuelle, le monde d'aujourd'hui est submergé d'images. Nos yeux en sont pleins, nos cerveaux sont constamment occupés à les traiter – ce qui est un processus trop complexe. Comme par défense mécanique, on passe de moins en moins de temps à décoder les photos. On les voit défiler, mais on ne s'arrête plus devant, on ne se pose plus de questions. La conséquence la plus directe à cela est le fort intérêt porté aux “images choc”, celles qui vous feront vous arrêter, et qui pourront changer le monde. Je ne crois pas en cela.
Prenez l'exemple de l'image récente de petit garçon syrien sur la côte turque. Evidemment, cette photo a outré les gens et les a poussé à agir, mais est-ce si simple ? Est-ce vrai que cette seule image a changé le monde ? Ou est-ce simplement le symbole d'une reconnaissance de la tragédie humaine qui dure depuis des années ? Les gens ont commencé à fuir la Syrie en 2011, et les photographes sont sur le terrain depuis le début, pourtant je n'ai pas vu le même intérêt pour ces photos ces dernières années. De plus, cette crise humanitaire rejoint maintenant l'Europe, nous, les Occidentaux, et nous sommes forcés de regarder parce qu'on ne peut plus prétendre que cela ne nous concerne plus. Mais les photos ne changent pas le monde. Elles aident précieusement à le documenter et à le comprendre, mais le changement passe par un processus bien plus complexe que cela.
C'est la raison pour laquelle je pense que le photojournalisme devrait prendre ses distances avec ces images choc et au contraire, devrait donner au lecteur un contexte narratif propice à la compréhension des problèmes traités. On doit aller plus loin que le “choc”, on doit utiliser la photographie pour créer une appréhension plus profonde du monde, de ses habitants et de leur dynamique commune. Je crois en une photographie plus lente, plus calme, mais plus fouillée.
Comment s'est déroulé le recrutement des photographes irakiens ?
Tous les photographes ayant travaillé sur ce projet étaient déjà membres de l'agence Metrography. L'agence a été fondée en 2009 par le photojournaliste américain Sebastian Meyer et le photographe irakien Kamaran Najm, avec comme intention première de créer un endroit où les photographes locaux pourraient se rencontrer, partager leurs expériences, s'entraîner et apprendre.
Des douzaines de photographes se sont ajoutés les premières années. Puis, des améliorations de la structure de l'agence se sont imposées, et mon ancien collègue de chez NOOR, Stefano Carini, est entré dans l'équipe en tant que rédacteur en chef. La réduction des effectifs des photographes s'est faite naturellement : avec l'accentuation des conflits, nous avions besoins de professionnalisme pour ne pas perdre nos clients. Ceux qui ont travaillé sur la carte des déplacements sont le noyau dur de l'Agence Metrography, les meilleurs photojournalistes professionnels dans la région.
© Hawre Khalid/Metrography
© Rawsht Twana/Metrography
Vous imposez-vous une censure dans les photos ? Pouvez-vous tout photographier ?
Nos photographes couvrent tous les aspects du conflit, de la ligne de front jusqu'au quotidien de la guerre. Il est nécessaire de dire qu'en travaillant dans un pays tel que l'Irak – qui se trouve tout en bas de la http://metrography.photoshelter.com/" – certaines limitations sont obligatoires, particulièrement si on se trouve être la seule agence de presse indépendante du pays. Etre journaliste dans un tel pays est extrêmement dangereux, il faut être conscient des conséquences qu'accompagnent les récits que l'on raconte, encore plus quand les publications dérangent... On fait de notre mieux pour continuer le reportage dans le détail, sur des sujets les plus diversifiés, mais la sécurité de nos photographes passe en premier. Voilà pourquoi nous sommes vraiment très prudents quant aux sujets délicats, comme ceux concernant le champ politique.
Dans vos sujets, notamment celui sur les Shabak, où vous avez préféré photographier les objets des réfugiés plutôt que leur vie sur le camp, on se rend compte que votre travail est a mi-chemin entre un récit journalistique et une recherche ethnologique. Expliquez-nous cette démarche.
Nous voulions que chaque histoire se distingue des autres. Cela aurait été plus simple d'aller dans une douzaine de camps de réfugiés, puis de faire une histoire sur chacun. Mais cela n'aurait représenté qu'une partie insuffisante de ce qu'il se passe. Il y a évidemment des gens qui vivent dans les camps, mais aussi dans les écoles, les fermes, les complexes touristiques, les maisons. On voulait représenter cette diversité tout en traitant chaque histoire différemment. Certaines devaient être traitées par le reportage photo, d'autres avec la vidéo, et ou par des séries de portraits – les choix se sont fait naturellement en fonction des personnes et des histoires que l'on avait en face de nous.
Dans le sujet sur les http://metrography.photoshelter.com/", nous avions décidé de ne pas montrer la vie dans un camp de déplacés au quotidien, mais plutôt de nous intéresser aux individus, aux familles, afin d'investiguer sur le concept même de déplacement. C'est pourquoi nous leur avons demandé de nous montrer ce qu'ils ont amené avec eux en fuyant. Je pense que cette manière de procéder dans le récit d'histoires peut nous aider à élargir la compréhension du problème, plutôt que de montrer un ènième reportage sur les camps.
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Comment êtes-vous perçus par les civils ? Acceptent-ils de se livrer facilement ?
Cela dépend, certaines histoires ont été difficiles d'accès, d'autres plus simples. Dans le sujet http://metrography.photoshelter.com/", Seivan Salim a mis du temps à gagner la confiance des jeunes filles car elles ont toutes traversées les pires épreuves pour un être humain : la captivité et la violence. Parler à un journaliste peut être difficile car cela vous fait revivre le moment, mais aussi parce que la société est encore très stigmatisante envers les femmes qui se sont fait violer. Ceci, ajouté au fait que les filles voulaient protéger leurs familles restées sur les territoires occupés par Daech, a poussé Seivan a trouver un nouveau mode de narration. Mais cela prend du temps. Il est important de garder en mémoire que la plupart des personnes présentes dans les reportages ont tout perdu du jour au lendemain, et cela peut être difficile de les faire parler de ces traumatismes.
Dans certains cas, le fait que les photographes aient été locaux a beaucoup aidé. Chaque photographe qui a travaillé sur ces histoires à lui ou elle-même été déplacé(e) au moins deux fois par le passé – en 1988 lors de la campagne génocidaire contre les Kurdes lancée par Saddam Hussein, puis en 1991 pendant la guerre entre l'Iran et l'Irak. Le fait de comprendre ce que vit un déplacé est très utile, même crucial pour les populations qui doivent se livrer à nous. Une relation se crée sans que l'un aie besoin de tout expliquer à l'autre, car il l'a également vécu. Tout repose sur la dimension humaine de la démarche.
Pensez-vous étendre ce projet à d'autres parties du monde en conflit ?
Le projet a été conçu après avoir pensé à toutes les situations spécifiques auxquelles nous avons été confrontées dans cette région pendant ce moment particulier de l'histoire. En ce moment, le concept de frontière est un problème délicat dans la région, et dans le monde. Au-delà de ces fameuses frontières, des gens se battent et meurent, et nous voulions que ce concept de carte soit présent pour en rendre compte. Oui, nous pensons étendre ce projet en incluant beaucoup de nouvelles histoires présentes dans la région, mais également en suivant celles que l'on a déjà produites. C'est fort probable que nous continuions à travailler de cette manière dans d'autres parties du monde – et pas nécessairement dans les zones en conflit. Désormais, nous aimerions continuer à produire plus pour faire connaître de nouvelles problématiques, et nous sommes activement à la recherche de fonds.
© Stefano Carini/Metrography
Pour plus d'information : http://metrography.photoshelter.com/" / http://metrography.photoshelter.com/"